TL;DR

  • À travers les Amériques, on retrouve une figure étonnamment constante : un civilisateur itinérant ou un dieu venu de loin, qui arrive de l’horizon, enseigne tout, puis repart sur l’eau ou dans le ciel.
  • Les sources nahuas sur Topiltzin Quetzalcoatl parlent bien d’un prêtre-roi ascétique qui quitte Tollan et part vers l’est, parfois « au‑delà de la mer », et devient l’étoile du matin.
  • Les premiers récits coloniaux en nahuatl de la rencontre entre Moctezuma et Cortés montrent une hospitalité élaborée et des métaphores cosmiques, mais ils sont plus maigres que l’histoire de manuel « les Aztèques pensaient que c’était Quetzalcoatl revenu ».
  • Dans les Andes, Viracocha est un créateur qui surgit du Titicaca, erre comme maître humain, puis disparaît sur le Pacifique ; chez les Muisca, Bochica ; chez les Mayas, des figures comme Itzamna ou Kukulkan ; chacun répète le schéma du « civilisateur visiteur ».
  • À partir du XVIᵉ siècle, les auteurs européens puis diffusionnistes transforment progressivement ces héros culturels en « dieux blancs » et, finalement, en pseudo‑preuves de missionnaires transocéaniques.
  • Les données n’imposent aucune conclusion unique sur des contacts anciens, mais le motif est réel, persistant, et franchement trop étrange pour être balayé d’un revers de main comme « simplement du racisme » ou « simple coïncidence ».

C’est une chose grave que de vivre dans une société de possibles dieux et déesses.
— C. S. Lewis, The Weight of Glory (1941)


L’étrange visiteur familier#

Supposons que vous soyez un frère post‑conquête au Mexique, ou un anthropologue moderne gavé de caféine, feuilletant des annales nahuatl et des chroniques andines.

Vous tombez sans cesse sur le même type.

Il apparaît au‑delà de l’horizon ou hors de l’eau. Il est grand, ou du moins « de bonne stature ». Il est parfois barbu. Il porte un long vêtement blanc. Il va de ville en ville enseigner aux gens comment planter le maïs ou les pommes de terre, tisser des étoffes, fondre les métaux, accomplir les sacrifices corrects (ou cesser de sacrifier des humains), compter les jours, interpréter les étoiles. Quand il a fini, il s’en va à pied sur la mer, ou disparaît dans le ciel, ou promet de revenir quand les choses iront de nouveau mal.

Pour les Européens ultérieurs, cette figure était irrésistible. Bien sûr, c’était saint Thomas, ou un Israélite perdu, ou au moins un émissaire d’un Vieux Monde civilisé. Pour les sceptiques ultérieurs, cela devint tout aussi irrésistible comme histoire toute faite sur la projection coloniale et le racisme. Pour nous, confortablement installés au XXIᵉ siècle, on peut le prendre pour ce qu’il est : un gabarit mythique récurrent qui ne cesse de réapparaître dans des cultures qui n’ont jamais lu les livres les unes des autres.

Ce qui suit est une sorte de guide de terrain de ce gabarit. Nous camperons d’abord dans les sources nahuas — ce que les textes nahuatl disent réellement de Quetzalcoatl, de Tollan et de la longue marche vers l’est. Puis nous élargirons le champ : Viracocha dans les Andes, Bochica en Colombie, Itzamna et Kukulkan chez les Mayas. Ce n’est qu’ensuite que nous laisserons entrer les Européens dans la pièce pour voir ce qu’ils font de tout cela.

Voyez cela moins comme un déboulonnage que comme une visite de musée : voici ce qu’il y a dans les vitrines, voici l’étiquette de provenance, voici où les conservateurs ne sont pas d’accord, et voici les questions qui restent obstinément ouvertes.


Quetzalcoatl quitte la scène

Le dossier nahua#

Le Quetzalcoatl que vous rencontrez dans la culture populaire est un dieu serpent à plumes ; le Quetzalcoatl dont nous devons parler est aussi une personne.

Les textes nahuas post‑conquête parlent de Ce Acatl Topiltzin Quetzalcoatl (« Un Roseau, Notre Prince Quetzalcoatl »), un prêtre‑roi des Toltèques dont la vie se lit comme une hagiographie composée par un thérapeute sévère mais affectueux.

Les textes clés sont :

  • Les Annales de Cuauhtitlan, chronique en nahuatl compilée au XVIᵉ siècle, qui donne le récit le plus complet de la vie de Topiltzin à Tollan et de son départ.
  • La Leyenda de los Soles, étroitement apparentée, qui insère son histoire dans un cycle plus vaste d’âges du monde (« soleils »).
  • Des sections du Codex de Florence de Sahagún, en particulier les Livres 6 et 7, théologiques, et le récit de la conquête au Livre 12.
  • Une dispersion de matériaux chez Durán, Motolinía et des chroniqueurs nahua‑espagnols plus tardifs.

Comme le droit d’auteur n’est pas une loi morale de l’univers, je vais paraphraser plutôt que citer longuement.

Dans les Annales de Cuauhtitlan, Topiltzin Quetzalcoatl :

  • Naît en l’année calendaire 1 Roseau, sous des signes fastes, dans la capitale toltèque de Tollan.
  • Grandit comme prêtre et devient finalement souverain. Son règne est marqué par la pénitence et l’austérité : il construit des maisons pour l’auto‑mortification rituelle, jeûne et pratique chaque nuit l’autosacrifice sanglant avec des épines de maguey.
  • Est associé au vent et à Tlahuizcalpantecuhtli, le seigneur de l’étoile du matin (Vénus). Quand il souffle dans sa conque, elle sonne davantage comme la pluie et le vent que comme un simple cor de coquillage.
  • Surtout, on dit qu’il interdit le sacrifice humain, exigeant à la place des offrandes d’oiseaux, de papillons, de serpents et de son propre sang. Ce détail sera plus tard mis en avant par les auteurs chrétiens parce qu’il le fait paraître agréablement proche du Christ.

Puis le monde bascule. Entre en scène Tezcatlipoca, le dieu au miroir fumant, dans le rôle de trickster antagoniste. Par une série de farces impliquant un miroir magique qui montre à Quetzalcoatl son visage vieilli et, dans certaines versions, une nuit d’ivresse et de honte sexuelle, Tezcatlipoca le convainc que son temps à Tollan est révolu. La ville est condamnée ; le roi doit partir.

Ainsi, en l’année 1 Roseau de nouveau — bouclant son propre cycle de 52 ans — Topiltzin Quetzalcoatl s’en va. Il se met en route vers l’est, avec des partisans, en direction d’un lieu nommé Tlapallan. Le texte est assez explicite : Tlapallan se trouve au‑delà d’un plan d’eau ; dans certains manuscrits, il atteint un rivage, construit un radeau de serpents et s’embarque ; dans d’autres, il s’immole et s’élève comme étoile du matin.

Les informateurs nahuas de Sahagún dans le Codex de Florence ajoutent de la profondeur théologique sans changer la trajectoire de base. Quetzalcoatl y apparaît comme :

  • Un dieu du vent et du souffle.
  • Un patron des prêtres et de la pénitence.
  • Une figure étroitement associée à Vénus comme étoile du matin, apparaissant avant l’aube et « annonçant » le soleil.

Autrement dit, le départ vers l’est et la transformation céleste ne sont pas des détails aléatoires. Ils s’emboîtent dans l’obsession mésoaméricaine pour les cycles de Vénus et les âges du monde.

Sur le plan strictement factuel, l’histoire étaye :

  • Le souvenir ou la mythologisation d’un prêtre‑roi de Tollan nommé Quetzalcoatl, dont le règne fut idéalisé comme ascétique et relativement peu sanglant.
  • Un voyage vers une terre orientale — Tlapallan — qui peut ou non se trouver au‑delà de la mer.
  • Une fusion de ce voyage avec Vénus comme étoile du matin, l’astre qui apparaît à l’est après avoir disparu un temps, et qui est donc taillé sur mesure pour les mythes de mort et de résurrection.

Tout ce qui va au‑delà — couleur, taille, teint, retour à une date précise — est de l’accumulation ultérieure.

Le discours de Moctezuma, sans le scénario Netflix#

Faisons maintenant un saut jusqu’en 1519 et la fameuse première rencontre entre Moctezuma et Cortés. Au Livre 12 du Codex de Florence, Sahagún conserve un long discours en nahuatl que Moctezuma est censé avoir prononcé pour accueillir Cortés à Tenochtitlan.

Dans ce discours (toujours en paraphrasant) :

  • Moctezuma appelle Cortés « notre seigneur » et « notre souverain ».
  • Il dit que les souverains antérieurs parlaient de ceux qui viendraient de l’endroit où le soleil se lève pour réclamer le « siège » et le « tapis » du pouvoir.
  • Il offre la ville, les palais, le rôle de tlatoani, comme s’il remettait un trône pré‑réservé.

Autrement dit, il cadre l’arrivée de Cortés en termes cosmiques et traditionnels. Il ne dit pas, dans la version nahuatl :

« Enfin, mon Quetzalcoatl perdu depuis si longtemps, tu es revenu pour reprendre ta place légitime, et c’est pourquoi je ne t’opposerai aucune résistance militaire. »

Cette réplique précise vit dans des récits espagnols et métis plus tardifs, et dans l’imaginaire colonial plus large. Le texte nahuatl est clairement déférent ; ce n’est pas une simple transcription de délire.

Cette distinction importe parce qu’une grande partie de la mythologie des « dieux blancs » repose sur l’idée que les Aztèques eux‑mêmes auraient confondu Cortés avec Quetzalcoatl et se seraient donc comportés de manière irrationnelle. Des ethnohistoriens modernes comme Camilla Townsend et Matthew Restall ont bâti leur carrière en soutenant que c’est, au mieux, une sur‑interprétation et, au pire, un mythe colonial à part entière qui déplace commodément l’agence et la faute.

Vous n’avez pas besoin de choisir un camp pour voir la structure :

  • D’un côté, vous avez une tradition documentée de Quetzalcoatl‑qui‑part‑vers‑l’est.
  • De l’autre, vous avez un ensemble bien réel d’étrangers bizarres arrivant de l’est par la mer.
  • Entre les deux, vous avez des élites multilingues, traumatisées par la conquête, qui essaient de recoller les morceaux en une histoire expliquant comment tout cela a bien pu se produire.

La formule « Cortés était Quetzalcoatl » n’est pas sortie du néant ; mais elle n’est pas non plus aussi ancienne, univoque ou universelle que la propagande de l’époque de la conquête le laisse entendre.


Viracocha, Bochica, Kukulkan : les civilisateurs itinérants#

Quetzalcoatl n’est pas seul. Si ce n’était qu’un mythe dans une seule ville, on pourrait hausser les épaules et passer à autre chose. La raison pour laquelle on revient sans cesse à ce matériau, c’est que des figures analogues apparaissent partout dans les Amériques.

Voici un tableau récapitulatif pour garder les personnages en tête :

Tableau 1 – « Dieux blancs » et héros culturels en un coup d’œil#

Région / CultureNom(s)Motifs centrauxMotif de départPremières sources écrites
Mexique central (Nahua)Ce Acatl Topiltzin QuetzalcoatlPrêtre‑roi de Tollan ; pénitence, opposé au sacrifice humain ; lié au vent & à Vénus ; part vers l’est à Tlapallan.Radeau de serpents ; se brûle & devient étoile du matin ; au‑delà de la mer.Annales en nahuatl du XVIᵉ s. ; Sahagún.
Andes (Inca / pré‑Inca)ViracochaCréateur surgissant du Titicaca ; fait le soleil, la lune, les étoiles ; marche en homme enseignant arts et lois.Marche vers l’ouest dans le Pacifique, disparaît sur la mer.Betanzos, Cieza de León, Sarmiento.
Muisca (Colombie)BochicaVieil homme, parfois barbu ; enseigne agriculture, tissage, métallurgie ; réforme les mœurs ; met fin à un déluge en ouvrant une gorge.Se retire vers l’est ou en ermite.Chroniques espagnoles des XVIᵉ–XVIIᵉ s.
Maya (Yucatán / hauts plateaux)Itzamna / Zamná ; KukulkanPrêtre ou divinité venue de l’est ; introduit écriture, calendrier, médecine ; lien avec le serpent à plumes.Retourne vers l’est ou dans le ciel ; parfois s’embarque.Récits coloniaux yucatèques, compilations ultérieures.
Divers« Hommes blancs », étrangersPetites histoires éparses de visiteurs par mer qui enseignent, puis repartent.Généralement retour par‑delà l’eau.Littérature antiquaire des XVIᵉ–XXᵉ s.

Le tableau fait violence à la complexité locale ; mais c’est le même type de violence à chaque ligne, ce qui est précisément ce qui intrigue.

Zoomons sur quelques‑uns.

Viracocha : créateur avec bâton de marche#

Dans la tradition andine, Viracocha est à la fois le grand dieu créateur et un maître errant. Dans la version composite la plus souvent citée (assemblée à partir de chroniqueurs du XVIᵉ siècle) :

  • Le monde commence dans les ténèbres. Viracocha émerge du lac Titicaca, crée le soleil, la lune et les étoiles.
  • Il façonne une race de géants en pierre ; lorsqu’ils se conduisent mal, il les noie dans un déluge et les retransforme en pierre. Puis il crée les humains ordinaires.
  • Déguisé en homme, portant une longue tunique et un bâton (et parfois un livre), il parcourt les villages enseignant l’agriculture, les arts et la religion.
  • Enfin, il atteint la côte pacifique et marche vers l’ouest sur la mer, disparaissant sans mourir. Certaines versions disent explicitement qu’il reviendra en temps de détresse.

Les auteurs espagnols ne résistent pas à la tentation de décrire Viracocha en termes qui le font ressembler de façon suspecte à un saint chrétien : barbu, vêtu d’une robe, doux, pleurant sur la souffrance humaine. On discute encore pour savoir si cela reflète une imagerie indigène pré‑conquête ou si c’est un habillage chrétien.

Même si l’on rase la barbe et blanchit moins la peau, le schéma demeure : un dieu suprême qui s’incarne en maître humain, traverse le pays en l’organisant, puis repart sur l’océan. Si Quetzalcoatl est Vénus en habit nahua, Viracocha est une sorte de démiurge andin avec sac à dos.

Bochica : ingénieur hydraulique barbu#

Chez les Muisca des hauts plateaux colombiens, nous rencontrons Bochica, héros culturel et législateur.

Le récit, en gros :

  • Le peuple est tombé dans le désordre moral. Une divinité rivale (souvent une figure féminine associée aux inondations) submerge le plateau de Bogotá.
  • Entre Bochica, un vieil homme souvent explicitement barbu qui arrive de l’est. Il enseigne aux gens à cultiver, tisser et travailler l’or, et les sermonne sur leur éthique.
  • Pour mettre fin au déluge, il frappe le rocher de Tequendama, créant les chutes de Tequendama et drainant le plateau.
  • Après avoir organisé religion et gouvernement, il se retire — parfois en ermite, parfois de nouveau vers l’est — laissant des prêtres entretenir son culte.

Là encore : arrivée d’ailleurs, enseignement d’arts pratiques et moraux, grand chantier de réparation du monde, puis départ.

Quoi que l’on pense des barbes dans la Colombie précolombienne, l’histoire n’est pas subtile sur le thème « nous étions moins bons à cela avant que quelqu’un vienne nous montrer comment faire ».

Itzamna, Zamná, Kukulkan : prêtres venus de l’est#

Le matériau maya est plus fragmentaire, en partie parce que les Espagnols ont davantage détruit et moins consigné, et en partie parce que les cités mayas n’ont jamais été aussi centralisées que Tenochtitlan ou Cuzco.

Malgré tout, quelques motifs apparaissent :

  • Itzamna / Zamná figure dans les sources coloniales yucatèques comme un personnage sacerdotal venu de l’est qui fonde des villes, enseigne l’écriture et le calendrier, et institue des pratiques de guérison. La tradition yucatèque tardive se souvient de Zamná comme d’un sage qui mena des colons à Chichén Itzá.
  • Kukulkan, le serpent à plumes du Yucatán, est à la fois une divinité et, dans certains contextes postclassiques, un humain ou un titre lié à des lignages particuliers. À Chichén Itzá, Kukulkan est une figure cultuelle centrale ; des traditions plus tardives le présentent parfois comme un héros d’origine étrangère ou orientale arrivant par mer.

Parce que Kukulkan et Quetzalcoatl sont tous deux des serpents à plumes et tous deux liés au commerce à longue distance et aux alliances politiques, ils sont fusionnés dans beaucoup d’imaginaires des XIXᵉ et XXᵉ siècles en un seul archétype de « dieu blanc » avec plusieurs costumes régionaux.

Aucun de ces récits, pris isolément, ne prouve quoi que ce soit au‑delà de la capacité humaine à produire des mythes. Ensemble, ils forment un ensemble de récits qui riment de façon suspecte sur le thème « la civilisation arrive sous la forme d’une personne, venue d’ailleurs, puis repart ».


Comment l’Occident a découvert les dieux blancs#

Jusqu’ici, nous avons tenu les Européens en coulisse. Maintenant, laissons‑les entrer et observons ce qu’ils font de ce matériau.

Étape 1 : les missionnaires et le scénario providentialiste#

La première vague d’interprètes, ce sont les missionnaires et chroniqueurs du XVIᵉ siècle. Leur vision du monde est saturée de typologie : l’idée que les récits de l’Ancien Testament préfigurent le Christ, et que les mythes païens peuvent en être des préfigurations obscurcies.

Face à :

  • Des récits nahuas sur un Quetzalcoatl moralement strict qui détestait le sacrifice humain et partit vers l’est,
  • Des récits andins sur un créateur doux qui parcourait la terre en forme humaine,
  • Des récits muisca sur un législateur barbu qui sermonnait les gens sur leurs vices et mit fin à un déluge,

ils en concluent naturellement qu’il s’agit de souvenirs partiels et corrompus du vrai Dieu.

Sahagún, Motolinía, Durán, Acosta, Garcilaso de la Vega et leurs pairs font systématiquement deux choses :

  1. Ils élèvent ces figures de héros locaux au rang de quasi‑divinités universelles, les faisant davantage ressembler au Dieu chrétien ou au Christ.
  2. Ils moralisent leurs histoires : Quetzalcoatl est rappelé comme particulièrement offensé par le sang versé ; Viracocha est ému aux larmes par le péché humain.

Ils n’ont pas encore besoin de peau blanche ni d’identifications explicites avec les Espagnols. Cet élément découle plutôt de la logique de la conquête.

Étape 2 : Cortés comme Quetzalcoatl, ou le mythe des victimes coopératives#

À la fin du XVIᵉ et au XVIIᵉ siècle, la Nouvelle‑Espagne et le Pérou sont des sociétés coloniales stabilisées avec une intelligentsia créole émergente — Espagnols nés en Amérique et élites indigènes christianisées qui doivent se raconter la conquête.

Une explication commode est : c’était écrit et annoncé.

Dans ce contexte, le gabarit « retour du dieu civilisateur venu de l’est » est directement plaqué sur les Espagnols :

  • Au Mexique, les Espagnols viennent de l’est, par mer, en une année à signification calendaire particulière. Ils doivent donc être le seigneur revenant dont parlaient les anciens poèmes et annales.
  • L’histoire selon laquelle Moctezuma aurait pris Cortés pour Quetzalcoatl devient un moyen d’expliquer pourquoi les Mexica n’ont pas anéanti le petit contingent espagnol sur la plage pour en rester là.

Du point de vue de l’ingénierie narrative, cela accomplit plusieurs choses utiles :

  • Cela absout les Espagnols d’une agression pure et simple : ils sont des instruments de la providence, pas seulement des types avec des armes à feu et la variole.
  • Cela rend responsables les élites indigènes de leur propre chute : elles ont mal lu les signes, se sont cramponnées à des mythes fatalistes, ont invité le loup dans le palais.
  • Cela aplatit des manœuvres politiques complexes (alliances avec Tlaxcala, factionnalisme interne aztèque, etc.) en une simple pièce morale.

Les historiens modernes qui travaillent de près sur les textes nahuatl et espagnols précoces soutiennent que le mythe pleinement formé « Moctezuma pensait que Cortés était Quetzalcoatl » est postérieur à la conquête elle‑même et plus mince dans les sources les plus anciennes. Mais au XVIIIᵉ siècle, il est canonique.

Une fois cela en place, vous avez en substance le premier « dieu blanc » : une figure interprétée par les indigènes eux‑mêmes comme une divinité revenue, plutôt que par les Européens comme une analogie flatteuse.

Étape 3 : diffusionnisme, Atlantes et anciens astronautes sans vaisseaux spatiaux#

Sautons encore, vers les XIXᵉ et début XXᵉ siècles, où une archéologie réelle coexiste avec des spéculations sous amphétamines.

Trois courants intellectuels se télescopent :

  1. Le diffusionnisme biblique : l’idée que toute véritable civilisation dérive en fin de compte du Proche‑Orient (Éden, Babel, Égypte, etc.) et se diffuse vers l’extérieur.
  2. La science raciale : la tendance à lire « peau claire et barbe » comme indice biologique significatif plutôt que comme simple trope esthétique.
  3. La fascination romantique pour les ruines : pyramides dans la jungle, pierres cyclopéennes dans les Andes, toutes réclamant une histoire d’origine héroïque.

Des auteurs comme Daniel G. Brinton, puis des figures marginales comme Thor Heyerdahl, fouillent les chroniques missionnaires, en extraient chaque mention de barbe et de vêtement blanc, et construisent un grand récit :

  • Il était une fois un groupe de navigateurs caucasoïdes (Phéniciens, Celtes, Égyptiens, Israélites, Vikings, Atlantes, etc.) qui traversèrent l’Atlantique ou le Pacifique.
  • Ils apprirent aux Américains arriérés à faire des pyramides correctement, à établir des calendriers et à cesser d’être si embarrassamment à l’âge de pierre.
  • Après avoir accompli leur œuvre, ils repartirent ou furent massacrés, mais leur mémoire persista sous les noms de Viracocha, Quetzalcoatl, Bochica, etc.

À l’extrême de ce spectre se trouvent les tenants des anciens astronautes, qui conservent le schéma « civilisateur visiteur venu du ciel/de la mer, enseigne tout, repart » mais remplacent les visiteurs par des extraterrestres. L’épistémologie est la même, avec simplement plus de papier aluminium.

Au milieu du siècle, les « dieux blancs des Indiens » deviennent un poncif de l’archéologie populaire : un motif que l’on peut brancher sur presque n’importe quelle ruine, n’importe quelle légende et n’importe quel sentiment d’infériorité civilisationnelle que l’on souhaite projeter.


Ce que les données peuvent réellement soutenir#

À ce stade, il vaut la peine de poser les mythologies — indigènes comme européennes — et de poser une question ennuyeuse mais adulte :

Qu’est‑ce que tout cela prouve réellement, et qu’est‑ce que cela ne fait que suggérer ?

Points forts du complexe du « civilisateur visiteur »#

Il existe bel et bien un motif partagé à travers des traditions américaines indépendantes :

  • Un étranger ou un grand dieu en forme humaine apparaît d’une direction particulière, généralement l’est ou un grand plan d’eau.
  • Il enseigne des techniques concrètes : agriculture, tissage, métallurgie, calendrier, écriture, normes rituelles.
  • Il agit souvent comme force de modération sur le sacrifice et l’effusion de sang.
  • Il s’en va ensuite, généralement en retraversant l’eau ou en montant au ciel, et on attend parfois son retour.

Ce n’est pas trivial. Ce n’est pas « n’importe quelle histoire de dieu ». Ces motifs restent proches de la technologie et de l’ordre social, pas seulement des éclairs et de la fertilité. Ils donnent l’impression de mémoires culturelles mythifiées plutôt que de pure cosmologie.

On peut aussi affirmer avec une certaine assurance que ces traditions ne sont pas inventées de toutes pièces par les Espagnols. Elles sont attestées indépendamment dans plusieurs langues indigènes, avec une logique interne adaptée à la cosmologie locale (cycles de Vénus, rivières et cascades spécifiques, chaînes de montagnes particulières).

Donc, si vos a priori admettent la possibilité de contacts transocéaniques occasionnels, ces récits sont exactement le genre de choses que vous seriez tenté d’épingler sur le tableau d’enquête. Ils seraient compatibles avec :

  • Quelques marins du Vieux Monde échoués, intégrés ensuite au mythe.
  • Des héros culturels internes dont les histoires attirent plus tard des analogies avec le Vieux Monde.
  • Un mélange confus où un mythe existant est mis à jour par un événement réel.

Points faibles, ou pourquoi ce n’est pas un épisode de CSI : Tiahuanaco#

D’un autre côté, les preuves dures d’un contact soutenu Vieux Monde–Nouveau Monde avant les Norse à Terre‑Neuve sont maigres à inexistantes.

  • Nous avons des vestiges nordiques sans ambiguïté à L’Anse aux Meadows et maintenant sur quelques autres sites du nord‑est de l’Amérique du Nord.
  • Nous n’avons pas de temples phéniciens à Veracruz, ni de hiéroglyphes égyptiens à Teotihuacan, ni d’amphores romaines dans le lac Titicaca.
  • Les pyramides, les mythes de déluge, les dieux barbus et les vêtements blancs sont faciles à réinventer. Les humains sont des primates poilus qui aiment la symétrie et ont peur de se noyer.

Le « blanc » dans « dieux blancs » fait ici un travail suspectement lourd. Les auteurs coloniaux n’étaient pas des anthropologues neutres ; ils baignaient dans un langage iconographique où la sainteté est pâle et barbue. Si vous donnez à un Espagnol du XVIᵉ siècle une histoire de maître errant sage, vêtu d’une robe, il imaginera le Christ, pas un marin hâlé de Cadix.

Le mot « dieu » dans « dieux blancs » est tout aussi problématique. Beaucoup de ces figures ne sont pas des divinités au sens strict ; ce sont plutôt des héros culturels ou des ancêtres divinisés — les cousins américains de Prométhée, Osiris ou Oannès. Les traduire par « dieux » est déjà un geste européen.

Enfin, les textes qui nous transmettent tout cela sont des produits post‑contact. Même lorsque le matériau est authentiquement d’origine pré‑conquête, il a été filtré par quelques décennies de choc culturel avant d’être consigné. C’est largement suffisant pour permettre des contaminations mythiques dans les deux sens.

Trois positions intellectuellement respectables#

Si l’on essaie de ne pas être volontairement obtus, il y a au moins trois positions que l’on peut tenir sans honte :

  1. Structuraliste sceptique
    Le motif récurrent est réel, mais il est surdéterminé : partout, les humains racontent des histoires d’étrangers apportant la culture. Le faisceau américain est intéressant mais n’est pas, en soi, une preuve de visiteurs phéniciens ou polariens. Le langage des « dieux blancs » est surtout une projection coloniale.

  2. Diffusionniste prudent
    L’invention indépendante existe, mais les bateaux et les courants aussi. Il serait surprenant qu’il n’y ait eu aucune traversée accidentelle ou exploratoire, même si la plupart ont laissé peu de traces archéologiques. Les mythes de civilisateurs visiteurs pourraient conserver des souvenirs déformés de quelques‑uns de ces contacts, aujourd’hui fortement mythifiés.

  3. Agnostique pluraliste
    Différentes traditions du faisceau peuvent avoir des origines différentes. Quetzalcoatl est peut‑être surtout une théologie vénusienne endogène ; Viracocha encode peut‑être une mémoire réelle d’interactions anciennes entre hauts plateaux et côte ; Bochica intègre un aménagement hydraulique local dans un drame moral. La bonne unité d’analyse est chaque mythe dans son écosystème complet, pas l’ensemble du paquet.

Les positions bon marché — « tout cela n’est que non‑sens raciste » contre « c’est toute une histoire cachée de missionnaires blancs » — sont également disponibles, mais elles deviennent vite ennuyeuses.


FAQ #

Q 1. Les Aztèques pensaient‑ils littéralement que Cortés était Quetzalcoatl ?
R. Certaines sources post‑conquête l’affirment, mais nos meilleurs récits précoces en nahuatl ne montrent que Moctezuma utilisant un langage cosmique et traditionnel pour cadrer l’arrivée de Cortés ; l’identification nette « cet homme est Quetzalcoatl revenu » ressemble davantage à une synthèse coloniale tardive qu’à une croyance pré‑conquête unanime.

Q 2. Viracocha et Bochica étaient‑ils réellement décrits comme blancs et barbus avant les Espagnols ?

A. Les barbes et la peau claire apparaissent principalement dans des chroniques en langue espagnole rédigées par des auteurs chrétiens ; il est difficile de déterminer ce qui relève réellement de la description indigène et ce qui relève de la christianisation. Le noyau du motif « maître itinérant qui s’en va par-delà la mer » est plus solide que n’importe quel adjectif racial particulier.

Q 3. Existe-t-il des preuves archéologiques solides de civilisateurs de l’Ancien Monde en Mésoamérique ou dans les Andes ?
A. Pas vraiment. Mis à part les Norrois dans l’extrême nord, les affirmations concernant des Égyptiens, Phéniciens, Romains ou Israélites dans le Nouveau Monde reposent sur des artefacts ambigus et des lectures controversées, et non sur des fouilles ou des inscriptions largement reconnues.

Q 4. Pourquoi tant de ces mythes pointent-ils vers l’est ?
A. L’est est l’endroit où le soleil — et, dans la pensée mésoaméricaine, Vénus en tant qu’étoile du matin — se lève, ce qui en fait un point d’origine naturel pour l’ordre et le temps. Dans des régions comme les Andes et la Colombie, les étendues d’eau et les routes commerciales pertinentes se trouvent également à l’est ou à l’ouest, de sorte que cosmologie et géographie se renforcent mutuellement.


Notes#


Sources#

Ce sont des points de départ plutôt qu’une bibliographie exhaustive ; l’accent est mis sur les sources primaires ou quasi primaires et sur des synthèses secondaires sobres.

  1. Bernardino de Sahagún et al., Historia general de las cosas de Nueva España (le Codex florentin), en particulier le Livre 6 (rhétorique et théologie) et le Livre 12 (le récit de la conquête). Bilingue nahuatl–espagnol, diverses éditions modernes et fac-similés.
  2. Anales de Cuauhtitlan et Leyenda de los Soles, dans le Códice Chimalpopoca. Éditions critiques et traductions espagnoles via l’UNAM. Récit central de la vie de Ce Acatl Topiltzin Quetzalcoatl et de son départ pour Tlapallan.
  3. H. B. Nicholson, Topiltzin Quetzalcoatl: The Once and Future Lord of the Toltecs. University Press of Colorado. Reste la monographie savante de référence sur la tradition de Quetzalcoatl en tant que souverain.
  4. Diego Durán, Historia de las Indias de Nueva España e Islas de Tierra Firme. Chronique dominicaine du XVIᵉ siècle contenant un vaste matériau sur la religion du Mexique central et sur Quetzalcoatl, rédigée à travers de fortes lunettes interprétatives chrétiennes.
  5. Toribio de Benavente (Motolinía), Historia de los indios de la Nueva España. Récit franciscain précoce mettant l’accent sur des interprétations providentialistes de la conquête et de la religion indigène.
  6. Juan de Betanzos, Suma y narración de los Incas ; Pedro Cieza de León, Crónica del Perú ; Pedro Sarmiento de Gamboa, Historia índica. Ensemble, ils fournissent les principaux récits anciens de Viracocha et de la cosmogonie andine.
  7. Daniel G. Brinton, American Hero-Myths: A Study in the Native Religions of the Western Continent (1882). Étude comparative précoce rassemblant Quetzalcoatl, Bochica, Itzamna et d’autres ; datée mais encore utile pour voir comment le motif a été repéré.
  8. Garcilaso de la Vega, Comentarios reales de los Incas. Chroniqueur métis dont l’élégant espagnol latinisant offre une perspective créole sur Viracocha et la religion inca.
  9. Camilla Townsend, « Burying the White Gods: New Perspectives on the Conquest of Mexico. » American Historical Review 108 (2003) : 659–687. S’oppose au récit classique de Cortés-en-Quetzalcoatl et en analyse les usages coloniaux.
  10. Matthew Restall, Seven Myths of the Spanish Conquest. Oxford University Press, 2003. En particulier le chapitre « Myth of Miscommunication » pour une critique de l’idée selon laquelle les Indiens auraient pris les Espagnols pour des dieux.
  11. Thor Heyerdahl, essais rassemblés dans Caucasian Elements in Pre-Inca Peru et The Kon-Tiki Expedition. Interprétations diffusionnistes hautement spéculatives présentant Viracocha comme un souvenir de marins de l’Ancien Monde ; plus précieuses comme histoire intellectuelle que comme faits établis.
  12. Articles spécialisés sur Bochica et la religion muisca dans l’ethnohistoire colombienne (par ex. les travaux de Javier Ocampo López), et sur Itzamna/Zamná et Kukulkan dans les études mayas, pour les lecteurs qui souhaitent approfondir des cas particuliers.