TL;DR

  • Dans de nombreuses cultures anciennes, la création commence par la séparation du Ciel et de la Terre – une rupture primordiale qui transforme le chaos en un monde ordonné. Cet épisode est conservé de manière saisissante dans une épopée hurro-hittite où les dieux récupèrent la hache qui jadis trancha le Ciel et la Terre pour vaincre un géant.
  • Dans le Chant d’Ullikummi (v. XIIIᵉ siècle av. n. è.), les anciens dieux transmettent une « antique hache adamantine » qui, à l’origine, sépara le ciel de la terre, et s’en servent pour détacher le monstre de sa base titanesque. Ce mythe (conservé sur des tablettes d’argile hittites) offre un rare aperçu du mythe de création hittito‑hourrite, dans lequel la Terre et le Ciel étaient d’abord unis avant d’être violemment fendus.
  • Le motif du ciel et de la terre comme anciens amants séparés s’étend aux traditions sumérienne, babylonienne, grecque, égyptienne, chinoise et polynésienne. Par exemple, les textes sumériens louent Enlil qui « se hâta de séparer le ciel de la terre » avec sa houe, le babylonien Marduk tranche la déesse primordiale Tiamat en deux pour former le ciel et la terre, et le Grec Cronos châtre Ouranos – « rugissant de douleur, Ouranos rompit son étreinte, séparant la terre des cieux ».
  • Le contexte culturel est essentiel : l’épopée hourrite d’Ullikummi provient de tablettes trouvées à Hattusa (Turquie), reflétant une mythologie hourrite préservée par les Hittites. Elle s’inscrit dans un plus vaste Cycle de Kumarbi sur la succession divine, parallèle à la Théogonie d’Hésiode (Ouranos–Cronos–Zeus). L’épisode de la « section » est probablement antérieur et a influencé des mythes ultérieurs comme le combat de Zeus contre Typhon dans la tradition grecque.
  • Des chercheurs suggèrent que de tels mythes codent un archétype universel de la création et peut‑être même le souvenir de faits ou de bouleversements réels. Les mythologues comparatistes font remonter le motif de la séparation du Ciel et de la Terre aux strates les plus profondes du récit humain, possiblement d’origine paléolithique. Certains théoriciens (par ex. Julian Jaynes) vont jusqu’à supposer qu’il symbolise une percée psychologique – la « naissance » d’une conscience réflexive séparant l’esprit (les cieux) de la nature brute (la terre).

Ciel et Terre : unis, puis déchirés#

Les mythes du monde entier commencent souvent avec le Ciel et la Terre comme un couple fusionné – une union initiale du ciel et du sol qui doit être déchirée pour que la vie puisse prospérer. Dans de nombreuses cosmologies anciennes, le cosmos commence dans le chaos ou la promiscuité, le ciel et la terre étant soudés l’un à l’autre. L’acte de les séparer est le premier acte de création, établissant l’espace où les dieux, les humains et tout le reste peuvent exister. Les anthropologues et historiens des religions notent que cette idée apparaît « de l’Égypte à la Nouvelle‑Zélande » comme un événement cosmogonique fondamental. C’est une condition préalable nécessaire à toute création ultérieure : tant que le Ciel et la Terre ne sont pas tirés l’un de l’autre, rien ne peut émerger.

Dans l’imagerie mythique, le Ciel (souvent personnifié comme un dieu céleste masculin) et la Terre (comme une mère‑terre féminine) commencent intimement liés. Leur séparation est parfois violente et tragique, mettant fin à une étreinte primordiale. Comme l’a formulé un chercheur, les anciens voyaient le Ciel et la Terre « ensemble dans une union totale » à l’aube des temps – souvent imaginés comme un couple conjugal ensuite violemment divorcé. Les textes égyptiens décrivent la déesse du ciel Nout se voûtant au‑dessus du dieu de la terre Geb dans une étreinte érotique jusqu’à ce qu’ils soient séparés par leur père Shou. Dans la tradition maorie, Ranginui (le Ciel) et Papatuānuku (la Terre) « adhéraient l’un à l’autre » dans l’obscurité, jusqu’à ce que leurs enfants les repoussent, au milieu des cris déchirants des parents.

Ce motif est si central que même le mot « cosmos » dans certaines langues suggère la séparation. En sumérien, le terme pour l’univers, an‑ki, signifie littéralement « Ciel‑Terre » – apparaissant souvent dans des contextes qui impliquent qu’ils furent jadis unis puis séparés. Les dieux Anunnaki de Mésopotamie étaient interprétés comme la « progéniture de An (Ciel) et Ki (Terre) » – une notion qui inscrit l’union du ciel et de la terre, et peut‑être leur séparation, dans la lignée divine.

Le motif de la séparation dans les textes du Proche‑Orient ancien#

Aucune région ne parle davantage de la séparation du Ciel et de la Terre que la littérature du Proche‑Orient ancien. Des tablettes sumériennes de la fin du IIIᵉ millénaire av. n. è. y font déjà référence. L’un des plus anciens récits de création, Le Chant de la Houe, attribue la séparation à Enlil, dieu de l’air et de l’orage. Enlil « se hâta de séparer le ciel de la terre, et se hâta de séparer la terre du ciel » afin que la vie humaine puisse commencer. Ce n’est qu’après avoir soulevé le ciel et l’avoir détaché de la terre que « la semence humaine put sortir du sol », établissant la forme correcte du monde. Fait notable, Enlil accomplit cela avec un outil – une humble houe – qu’il loue abondamment. Le texte décrit même la houe d’Enlil comme ornée d’or et incrustée de lapis‑lazuli, élevant cet instrument agricole au rang d’outil cosmique. En dressant « l’axe du monde à Dur‑an‑ki » (le « lien du Ciel et de la Terre »), Enlil soutient pour ainsi dire le ciel et fixe en place les piliers cosmiques.

Une autre source mésopotamienne fait allusion à une séparation spontanée : une tablette de l’antique Nippur commence ainsi : « Après que le ciel fut rendu lointain et séparé de la terre, (sa) fidèle compagne… », suggérant un événement déjà accompli aux temps primordiaux. Plusieurs mythes sumériens mentionnent en passant ce divorce cosmologique – par exemple, un récit du héros Lugalbanda évoque le moment où « les cieux s’éloignèrent de la terre, et la terre se sépara du ciel ». Ces références répétées et désinvoltes impliquent qu’au milieu du IIᵉ millénaire av. n. è., les Mésopotamiens tenaient la séparation Ciel–Terre pour acquise comme toile de fond de l’univers.

La tradition babylonienne reformule plus tard la séparation sous la forme d’un combat dramatique. Dans l’Enûma Elish (v. XVIIIᵉ–XIIᵉ siècle av. n. è.), l’épopée de création babylonienne, le Ciel et la Terre émergent de la carcasse de Tiamat, la déesse océan primordiale mise à mort. Après que Marduk a vaincu Tiamat, « Il la fendit en deux comme une coquille de moule : avec une moitié, il la plaça et forma le ciel… comme un toit. [Avec] l’autre moitié, il créa la terre ». Ainsi, le cosmos naît littéralement en découpant un corps unifié en une moitié supérieure et une moitié inférieure. Cet acte atroce est une section littérale : un seul corps devient deux domaines – le dessus et le dessous. Le texte insiste sur le fait qu’à l’origine « les cieux d’en haut n’existaient pas, et la terre d’en bas n’était pas venue à l’existence » jusqu’à ce que cette division crée les deux. La bifurcation de Tiamat par Marduk est souvent comparée à la notion biblique ultérieure d’un Dieu qui sépare les « eaux d’en haut » des « eaux d’en bas » par un firmament (le ciel) entre les deux – une séparation conceptuellement plus douce qui fait écho au prototype antique.

La mythologie égyptienne imagine de même un temps « avant le relèvement de Shou », lorsque le ciel et la terre ne faisaient qu’un. Dans la cosmologie héliopolitaine, le dieu de l’air Shou (représenté comme un homme soutenant le ciel) naît précisément pour écarter ses enfants : Nout (le ciel) et Geb (la terre). Un Texte des Pyramides implore le ciel : « Ô Nout, sépare‑toi de dessus Osiris » (le roi défunt), reflétant la croyance qu’à la création, Shou poussa physiquement Nout vers le haut et loin de Geb. Les Textes des Sarcophages contiennent une plainte de Shou lui‑même, las de soutenir éternellement sa fille le ciel : « Je suis las du Relèvement de Shou, depuis que j’ai soulevé ma fille Nout au‑dessus de moi… J’ai mis Geb sous mes pieds ». L’image est souvent illustrée dans l’art égyptien : le corps étoilé de Nout se cambre au‑dessus de Geb, étendu en dessous, tandis que Shou se tient entre eux, les bras levés pour maintenir le Ciel et la Terre séparés.

Illustration égyptienne (Papyrus Greenfield, v. 950 av. n. è.) du dieu de l’air Shou (au centre, en forme humaine) soutenant la déesse du ciel Nout (étirée au‑dessus), la séparant du dieu de la terre Geb (allongé en dessous). Shou est assisté par des divinités Heh à tête de bélier à ses côtés. La séparation de Nout et Geb était considérée comme l’acte primordial qui rendit la création possible.

Fait intéressant, les sources égyptiennes suggèrent pourquoi le ciel et la terre durent se séparer. Un texte laisse entendre que ce fut pour permettre la création des êtres vivants : « quand le ciel et la terre n’étaient qu’un, ils n’engendraient rien ; une fois séparés, ils engendrent toutes choses… arbres, oiseaux, bêtes… et la race des mortels ». Ce fragment du dramaturge grec Euripide (rapportant une cosmogonie égyptienne) résume élégamment la logique cosmologique : ce n’est qu’après la séparation que la vie et la lumière émergent. Ainsi, la scission cosmique est présentée comme créatrice, non destructrice – une « différenciation » nécessaire de l’unité originelle pour que la riche diversité de la création puisse se déployer.

À travers le monde : variations sur un thème#

La séparation Ciel–Terre réapparaît de manière surprenante au‑delà du Proche‑Orient. En Chine, les premiers mythes ne personnifient pas le ciel et la terre comme un couple marié, mais décrivent tout de même un chaos initial où le ciel et la terre étaient fusionnés. La séparation est parfois attribuée à un géant nommé Pangu, qui s’éveilla à l’intérieur d’un œuf cosmique de chaos et poussa les cieux vers le haut tout en écrasant la terre vers le bas. Selon un récit plus tardif, Pangu grandit chaque jour, forçant le Ciel et la Terre à s’écarter davantage pendant 18 000 ans jusqu’à ce qu’ils atteignent leurs positions adéquates. Dans d’autres versions, Pangu utilise une hache pour briser la coquille chaotique, divisant le yin (terre) et le yang (ciel). Finalement, à la mort de Pangu, son corps forme les éléments du monde – à l’instar du corps de Tiamat en Mésopotamie. Un texte du IIᵉ siècle av. n. è., le Huainanzi, conserve une tradition plus ancienne : « Au commencement, le ciel et la terre n’étaient qu’un ; lorsqu’ils se séparèrent, le pur devint Ciel et le grossier devint Terre. » Ce n’est que dans des récits ultérieurs que Pangu est explicitement présenté comme l’agent de cette division, reflétant la manière dont une dérive cosmique spontanée fut mythologisée en acte délibéré d’une divinité.

Dans les îles polynésiennes, les généalogies de la création commencent souvent avec le Père Ciel et la Mère Terre étroitement enlacés dans une étreinte amoureuse, leurs nombreux enfants étant prisonniers de l’obscurité entre eux. Les Maoris racontent comment la progéniture de Rangi (le Ciel) et Papa (la Terre) se lasse de cette obscurité étouffante et complote pour forcer ses parents à se séparer. Après de nombreuses tentatives, le dieu Tāne Mahuta (des forêts) s’allonge sur le dos et pousse avec ses jambes, écartant Rangi et Papa au milieu de grands gémissements. La lumière inonde alors le monde et celui‑ci commence tel que nous le connaissons, bien que les parents séparés se lamentent éternellement l’un sur l’autre. Des variantes à travers le Pacifique reprennent ce schéma : dans certaines, la séparation est obtenue en coupant avec des lames ou scies surnaturelles – par exemple, un mythe des îles Gilbert décrit le dieu Na Arean appelant une anguille à « glisser de côté et couper ; le ciel s’accroche à la terre… Ils coupent, ils coupent » jusqu’à ce que le ciel soit soulevé. L’usage d’un instrument tranchant fait ici écho de manière frappante aux faucilles et haches métalliques des mythes de l’Ancien Monde.

Même le Coran (VIIᵉ siècle de n. è.) contient une possible allusion à cette scission primordiale : « Les mécréants ne voient‑ils pas que les cieux et la terre formaient une masse compacte ? Alors Nous les avons séparés (fa‑fataqnā‑humā) » (21 :30). Le tournure arabe compare les cieux et la terre unifiés à un vêtement cousu que Dieu découd, une image tout à fait comparable à la chirurgie cosmique opérée par Marduk ou Cronos.

La récurrence de ce thème à travers le globe – dans des contextes aussi divers que la philosophie grecque (par ex. les hymnes orphiques), la cosmologie hindoue (où le ciel est élevé par le dieu Indra ou par la montagne cosmique), ou les traditions amérindiennes – suggère à certains chercheurs qu’il reflète un mythe ancestral commun ou du moins un jalon psychologique partagé dans la manière dont les premiers peuples conceptualisèrent le monde. Michael Witzel, mythologue comparatiste, soutient que la séparation du Ciel et de la Terre fait partie de ce qu’il appelle le scénario « laurasien », un récit‑noyau partagé par les mythologies d’Eurasie, d’Océanie et des Amériques. Selon Witzel, ce scénario s’est établi au Paléolithique supérieur, il y a des dizaines de milliers d’années, porté et réinterprété par les groupes humains en migration. Il inclut typiquement la création du monde à partir d’une unité primordiale, une succession de dieux, un déluge et un combat contre un dragon – autant d’éléments présents dans les mythes que nous avons évoqués (par ex. Nüwa réparant le ciel après un déluge dans la légende chinoise, ou Marduk contre Tiamat). La section du Ciel et de la Terre est ainsi potentiellement l’un des plus anciens « souvenirs » partagés de l’humanité, réinterprété avec des couleurs locales dans chaque culture.


Le Chant d’Ullikummi : un récit hourrite de la Terre tranchée#

Au milieu de cette tapisserie de mythes, l’épopée hourrite d’Ullikummi se distingue par le fait qu’elle fait explicitement référence à la séparation Ciel–Terre et l’insère dans un récit dramatique. Le Chant d’Ullikummi fait partie du Cycle de Kumarbi, un ensemble de mythes hourrites conservés en tablettes cunéiformes hittites provenant de Boğazköy (l’ancienne Hattusa) en Anatolie. Découvertes au début du XXᵉ siècle dans les archives royales hittites, ces tablettes datent approximativement des XIVᵉ–XIIIᵉ siècles av. n. è., bien que les mythes eux‑mêmes aient probablement des origines hourrites plus anciennes. La langue de l’épopée est le hittite (la langue des scribes), mais de nombreux noms de personnages sont hourrites, révélant une riche trame d’échanges culturels entre les Hittites indo‑européens et leurs voisins hourrites.

Contexte : la quête de pouvoir de Kumarbi#

Pour comprendre l’épisode d’Ullikummi, il faut planter le décor. Le Cycle de Kumarbi est un mythe de succession qui décrit comment le dieu de l’Orage Teššub accéda à la royauté et les tentatives de son père détrôné, Kumarbi, pour se venger. Il présente un parallèle étroit avec le mythe grec ultérieur de la succession (Ouranos–Cronos–Zeus) et fut d’ailleurs reconnu comme tel par les chercheurs dès son déchiffrement. Dans le poème antérieur La Royauté au Ciel, Kumarbi (analogue de Cronos) châtre le dieu du ciel Anu (analogue d’Ouranos) et avale ses organes génitaux, se fécondant involontairement lui‑même avec le dieu de l’orage Teššub (analogue de Zeus). Teššub naît plus tard et renverse Kumarbi, s’établissant comme roi des dieux – tout comme Zeus renverse Cronos. Au début du Chant d’Ullikummi, Kumarbi rumine en exil, complotant sa revanche sur son fils Teššub qui règne désormais dans la cité céleste de Kummiya.

Le stratagème de Kumarbi est d’une originalité frappante : il décide d’engendrer un monstre qui détruira Teššub. Se rendant auprès de la fille du dieu de la mer (une déesse mineure ou peut‑être une falaise marine personnifiée), Kumarbi la féconde avec sa semence – qui est en réalité un morceau de roche diorite. Le rejeton est Ullikummi, un géant de pierre. Le texte est fragmentaire par endroits, mais il décrit Kumarbi nommant le nouveau‑né avec jubilation et proclamant son destin :

« Il ira ! Ullikummi sera son nom !
Jusqu’au Ciel, vers la royauté, il ira,
et il pèsera sur Kummiya…
Le Dieu de l’Orage, il le frappera,
et il le broiera comme du sel,
et il l’écrasera comme une fourmi sous le pied ! »

Armé de ce dessein redoutable, le bébé Ullikummi doit être caché et nourri à l’abri du regard des dieux. Kumarbi fait appel aux Irširra, esprits chthoniens, pour porter le nourrisson aux Enfers et le placer sur l’épaule d’une antique figure de pierre nommée Upelluri. Upelluri (également orthographié Ubelluri) est un géant de type Atlas « qui porte à la fois la Terre et les Cieux sur ses épaules ». Plongé dans une transe méditative profonde, Upelluri ne remarquera même pas le fardeau supplémentaire d’un enfant grandissant sur son épaule – du moins l’espère Kumarbi. Le choix est habile : en plantant Ullikummi littéralement sur la fondation du monde, Kumarbi le protège d’une attaque immédiate pendant sa croissance.

Et il grandit – à un rythme surnaturel. « En un jour, d’un furlong il grandira ! En un mois, d’une lieue il grandira ! » prophétise Kumarbi. Ullikummi est fait de pierre kunkunuzzi, une roche mystérieuse et dure, et il est à la fois aveugle et sourd – un pilier de pierre insensible, immunisé contre la persuasion ou la douleur. Lorsqu’il émerge de la mer, l’apparition d’Ullikummi est décrite avec stupeur :

« La Pierre avait grandi en hauteur.
Et dans la mer, sur ses genoux, tel une lame, il se tenait.
Hors de l’eau il se dressa, la Pierre, de grande taille…
Là‑haut, au Ciel, il atteignit les temples et la chambre… »

La comparaison « tel une lame » (hourrite siyattal) revient à plusieurs reprises – Ullikummi est une aiguille gigantesque qui transperce le ciel. Il atteint rapidement la demeure des dieux, semant le chaos. Teššub, averti par le dieu‑Soleil, contemple le monstre du sommet du mont Ḫazzi (l’actuel Jebel Aqra en Syrie) et est si saisi de terreur qu’il s’effondre en larmes. Le premier réflexe du dieu de l’orage est d’affronter l’intrus – il déchaîne tonnerre, pluie, tempêtes – mais rien ne blesse Ullikummi. Le géant demeure impassible, « intouché par les tempêtes violentes et la foudre » et renverse les temples des dieux par sa seule présence. Dans ce premier affrontement, Teššub est totalement vaincu : lui et son frère Tasmisu sont contraints de se cacher, et l’on dit de Teššub qu’il a été relégué « dans un petit lieu » (peut‑être une tombe ou un exil lointain).

La détresse des dieux dans Ullikummi est remarquable par son ton désespéré. Même Ishtar (Šauška), déesse de l’amour et de la guerre, tente de charmer Ullikummi par sa musique et sa danse séductrice – un motif mythique courant de domptage des monstres. Mais ici, l’effort échoue totalement : la déesse de la mer se moque d’Ishtar, soulignant la futilité de sa tentative puisque Ullikummi « est sourd et n’entend pas ! Il est aveugle et ne voit pas ! Et de pitié il n’a point ! ». Les bardes de ce récit insistent sur le fait qu’Ullikummi est au‑delà de toute raison ou supplication – un instrument froid de la colère de Kumarbi.

La section primordiale : « Quand le Ciel et la Terre furent tranchés… »#

Vaincus et désespérés, Teššub et ses alliés se tournent vers la sagesse. Ils descendent dans l’abîme le plus profond, l’Apsû, pour demander conseil à Ea – dieu de la sagesse et des eaux souterraines (hérité de la tradition mésopotamienne, où Ea/Enki résout souvent les problèmes que les dieux célestes ne peuvent résoudre). Ea prend la direction de la crise. Sa première étape est une enquête : il rend visite à Upelluri dans le monde souterrain pour l’interroger au sujet de ce géant sur son épaule.

La réponse d’Upelluri est légendaire et nous livre la clé cosmique que nous cherchions. Le porteur du ciel, très ancien, déclare :

« Quand ils bâtirent le Ciel et la Terre sur moi, je n’en sus rien.
Quand ils vinrent trancher le Ciel et la Terre avec une hache, je n’en sus rien.
Maintenant, quelque chose me fait mal à l’épaule, mais je ne sais qui il est, ce dieu ! »

Ce passage remarquable est un témoignage direct de l’événement primordial de la création. Upelluri se souvient avec désinvolture qu’il était présent (en tant que titan silencieux et porteur) lorsque le Ciel et la Terre furent d’abord construits sur ses épaules, et même lorsqu’ils furent plus tard découpés avec un couperet, mais il était si absorbé dans ses pensées qu’il ne remarqua ni l’un ni l’autre. Ce n’est que maintenant qu’il ressent un élancement à l’épaule sous le poids d’Ullikummi – un subtil indice que le géant a atteint des proportions véritablement cosmiques, suffisantes pour incommoder même la fondation du monde.

De la mémoire immémoriale d’Upelluri, nous apprenons que, dans la cosmologie hourrite, le Ciel et la Terre formaient à l’origine un seul édifice qui dut, à un certain moment, être « tranché » avec une lame. L’outil en question était une hache (ou couperet), et ceux qui la maniaient étaient un « ils » non spécifié – vraisemblablement des dieux primordiaux ou peut‑être les « Anciens Dieux » mentionnés plus loin. Cela concorde avec d’autres allusions hourrito‑hittites : comme l’a noté le savant grec Diodore de Sicile, des légendes orientales parlaient d’un ciel et d’une terre jadis « d’une seule forme » jusqu’à ce qu’ils soient déchirés par une divinité. Le Chant d’Ullikummi confirme désormais que le mythe hourrite contenait explicitement ce concept, et de plus, que l’instrument de la séparation était encore connu et existant.

Ea s’empare de cette information. Si une hache spéciale a séparé le ciel et la terre au commencement, peut‑être ce même instrument peut‑il détacher Ullikummi de sa source de pouvoir. Il convoque les « Anciens Dieux » (les vieilles divinités déchues, parfois assimilées aux Titans ou aux alliés de Kumarbi) et leur ordonne d’ouvrir le « magasin grand‑paternel » des reliques primordiales. Ils doivent en extraire « la hache ardala avec laquelle ils tranchèrent le Ciel et la Terre ». C’est l’un des moments les plus saisissants du texte : l’appel à faire surgir l’arme antique qui façonna le monde. Le terme « ardala » désigne probablement une scie ou faucille de bronze ou de cuivre (les traductions varient : certains y voient une scie, d’autres une hache ; il pourrait s’agir de tout outil tranchant dentelé). Ea proclame qu’avec cet outil, « quant à Ullikummi… sous ses pieds nous couperons », le détachant de l’épaule d’Upelluri.

Dans les lignes fragmentaires qui suivent, le plan est exécuté. La hache cosmique est sortie et appliquée à la base d’Ullikummi, tranchant le géant de l’épaule du Porteur de la Terre. Une tablette énonce succinctement : « Ea, qui vit dans l’Apsû, obtient l’outil tranchant dentelé avec lequel le ciel et la terre furent séparés peu après la création ; cet outil neutralisera Ullikummi. » Un autre détail nous informe que les « pieds » d’Ullikummi sont coupés – on coupe en substance le cordon ombilical métaphorique qui le reliait à la terre et aux puissances primordiales d’en bas. Détaché de la base solide d’Upelluri, Ullikummi n’est plus invulnérable. Il perd la stabilité et la croissance continue qui faisaient de lui une menace pour l’ordre cosmique. Le texte conservé laisse entendre que Teššub affronte alors de nouveau le géant affaibli et le vainc, bien que la fin soit lacunaire (les chercheurs supposent la victoire de Teššub, puisque le cycle mythique se poursuit avec Teššub toujours au pouvoir).

Fresque de Giorgio Vasari (années 1560) représentant Cronos (Saturne) brandissant une faucille pour châtrer Ouranos (dieu du ciel), séparant ainsi le Ciel et la Terre dans la mythologie grecque. Cette scène graphique de la Théogonie d’Hésiode reflète le motif hourrite : une « coupure » divine qui scinde le ciel de la terre. Dans les deux cas, un ancien outil tranchant (faucille ou hache) est central à la cosmogonie.

Le Chant d’Ullikummi utilise donc la section du Ciel et de la Terre non comme intrigue principale, mais comme un mythe dans le mythe – un ancien exploit remémoré qui fournit la solution à la crise présente. Cela suggère que les Hourrites considéraient la séparation Ciel–Terre comme un acte définitif, unique, accompli par des dieux progéniteurs. Le fait que l’outil existe encore implique une certaine continuité : les dieux ont conservé leur équipement primordial, peut‑être comme des reliques vénérées. Cela souligne aussi que la menace d’Ullikummi était si grave qu’elle exigeait d’invoquer la plus ancienne magie et la plus haute autorité de la création elle‑même pour être résolue. En termes mythologiques, c’est comme « réinitialiser » le cosmos en ré‑enactant sa création – en utilisant la même hache pour abattre les forces du chaos qui, jadis, avaient ouvert l’espace du monde.

Parallèles et héritage#

Les mythologues comparatistes sont depuis longtemps fascinés par les correspondances évidentes entre le cycle hourrite de Kumarbi et la Théogonie grecque d’Hésiode. La succession de castrations de dieux célestes (Anu par Kumarbi, Ouranos par Cronos) et l’ascension d’un champion dieu de l’orage (Teššub, Zeus) sont trop similaires pour être fortuites. Il existe en effet des indices que les mythes hourrito‑hittites ont directement influencé Hésiode et d’autres auteurs grecs archaïques à l’âge du Bronze récent et à l’âge du Fer, probablement via des contacts culturels en Anatolie et au Proche‑Orient. Vers 700 av. n. è., lorsque Hésiode compose la Théogonie, ces motifs orientaux ont déjà infusé la tradition orale grecque.

Dans la version grecque, la faucille de Cronos (souvent décrite comme une « faucille adamantine » en métal incassable) joue le même rôle que la hache ardala hourrite. L’acte de Cronos, qui tranche les organes génitaux d’Ouranos, ne détrône pas seulement son père, mais sépare enfin Ouranos (le Ciel) de Gaia (la Terre), qui étaient restés en union continue jusque‑là. Gaia souffrait parce qu’Ouranos gardait leurs enfants enfermés en elle (puisque l’étreinte du Ciel ne se détachait jamais de la Terre) ; la castration mit fin à cette étreinte étouffante et retira physiquement le contact constant du Ciel avec la Terre. Comme le raconte de manière imagée un article de NatGeo, « Rugissant d’une douleur inimaginable, Ouranos rompit violemment son étreinte incestueuse, séparant la terre des cieux ». Le sang tombé sur la Terre donna naissance à de nouveaux êtres (Géants, Érinyes) et l’organe tranché, écumant dans la mer, engendra Aphrodite – détails colorés ajoutés par l’imagination grecque. Mais le scénario central – ciel et terre séparés par une coupure – est le même. En fait, l’article « Cronus » de l’Oxford Classical Dictionary note que le Chant d’Ullikummi confirme que le mythe de la « castration » concernait à l’origine la création d’un espace entre le Ciel et la Terre – la faucille de Cronos ouvrit une brèche qui inaugura le temps (Chronos, souvent confondu avec Cronos) et l’histoire humaine. Les Grecs, cependant, racontèrent l’histoire de biais, en mettant l’accent sur le conflit générationnel et la naissance d’Aphrodite plutôt que sur sa nécessité cosmologique explicite (Hésiode ne dit jamais ouvertement « et ainsi le Ciel fut séparé de la Terre », mais l’implication est claire dans le contexte).

La « faucille ancienne » fait même une apparition dans un mythe grec plus tardif : dans la Gigantomachie, on dit que Zeus utilisa une « faucille d’adamant » donnée par Gaïa pour abattre le monstre Typhon (ou, dans certaines versions, c’est Hermès qui l’emploie). Il s’agit vraisemblablement d’un clin d’œil hellénisé à la même idée : l’arme primordiale qui avait autrefois fendu le ciel et la terre pouvait être réutilisée pour abattre le chaos monstrueux. De tels échos intertextuels renvoient à un mythème indo-européen à l’œuvre. Des chercheurs comme Martin L. West ont émis l’hypothèse d’un concept proto-indo-européen de dieu du ciel mis en pièces ou de séparation cosmique, étant donné que les Hittites (indo-européens) et les Grecs (indo-européens) partagent ce motif, et qu’il pourrait également apparaître dans le mythe indien védique (par exemple, la séparation du dieu Dyaus et de la déesse Prithivi par les actes d’Indra).

Au-delà du monde grec, le mythe hourro-hittite a probablement influencé d’autres cultures anatoliennes ou reflète un fonds commun avec elles. Les Hittites eux-mêmes possédaient un mythe indigène du dragon Illuyanka et du dieu de l’orage héroïque, qui n’implique pas la séparation du ciel et de la terre mais partage le thème d’un combat cosmique visant à assurer la souveraineté divine. La figure d’Upelluri portant le monde sur ses épaules est essentiellement la même que celle du Titan grec Atlas – en effet, l’Atlas grec pourrait avoir été inspiré par des récits d’Upelluri apportés vers l’ouest. Chez Hésiode, Atlas est un Titan condamné à soutenir le ciel pour l’éternité, ce qui suggère que, dans l’imaginaire grec également, quelqu’un devait littéralement maintenir le ciel et la terre séparés après leur disjonction.

Le Chant d’Ullikummi faisait lui-même partie du fonds légendaire hourrite, probablement importé de la plus ancienne civilisation de Mitanni ou de la Syrie du Nord. Ses récits peuvent incorporer des éléments mésopotamiens (Ea dans l’Apsu, par exemple) et hourrites. À l’époque hittite, ces mythes remplissaient des fonctions politico-religieuses – peut-être en renforçant la légitimité du Dieu de l’Orage face aux dieux plus anciens. Après tout, Teššub (comme Zeus) triomphe en fin de compte, et les « Dieux Anciens » demeurent subordonnés. Il est poétique que les Dieux Anciens – qui pourraient nourrir du ressentiment envers le nouvel ordre – soient convoqués pour fournir la solution (leur antique hache) afin de sauver précisément le régime qui les a supplantés. On peut imaginer cela comme un subtil commentaire sur l’équilibre cosmique : même les anciens êtres primordiaux ont une place et une utilité dans le maintien du monde, prêtant leur héritage pour soutenir l’ordre actuel.

Réflexions comparatives et interprétations#

L’histoire récurrente de la séparation de la Terre et du Ciel soulève de grandes questions : pourquoi les anciens étaient-ils si fascinés par cette notion ? Que signifiait-elle pour eux, et pourquoi l’ont-ils encodée dans des récits de dieux en guerre et de naissances monstrueuses ?

Une interprétation simple est cosmologique : ces mythes décrivent, sous forme de récit, la manière dont le monde structuré est advenu. Ils répondent à la question « pourquoi le ciel est-il là-haut et la terre ici-bas ? » par une narration de séparation active. L’usage d’images sexuelles ou obstétricales (le Ciel comme père, la Terre comme mère, leur séparation assimilée à un sevrage forcé ou à un accouchement) transmet symboliquement l’idée que le cosmos a « grandi » à partir d’une union parentale initiale vers une configuration mûre et spacieuse. Cela implique aussi souvent un ordre moral : la séparation s’accompagne fréquemment de la défaite d’un méchant (un dieu du ciel tyrannique comme Ouranos ou un dragon du chaos comme Tiamat) et de l’établissement d’un souverain juste (Zeus, Marduk, Teššub) dans le nouveau monde ouvert. En d’autres termes, la scission fait partie du renversement d’un état primordial oppressif et de l’instauration d’un cosmos plus habitable pour les dieux et les humains.

Certains chercheurs y voient une allégorie des phénomènes naturels. L’accolement du Ciel et de la Terre pourrait refléter les observations anciennes d’un ciel bas et sombre (comme s’il touchait la terre) avant l’apparition de la lumière – peut-être un souvenir de la nuit ou d’une éclipse, voire d’un brouillard dense. La rupture dramatique pourrait être inspirée par des événements tels que de gigantesques tremblements de terre ou des éruptions volcaniques qui semblaient « secouer le ciel et la terre ». Par exemple, une thèse spéculative (non dominante mais intrigante) interprète l’histoire d’Ullikummi comme une allégorie oculaire de l’éruption volcanique de Théra dans l’Égée de l’Âge du Bronze. L’image d’un pilier de pierre s’élevant de la mer et atteignant le ciel, ébranlant les cieux, pourrait évoquer une colonne éruptive colossale ; les larmes désespérées de Teššub pourraient refléter le désarroi des populations face à ce cataclysme. Bien que de telles lectures littéralistes soient débattues, elles soulignent la manière dont des événements violents, obscurcissant le ciel ont pu être mythologisés comme des batailles où le ciel lui-même est presque arraché à la terre.

Un autre niveau est psychologique ou intellectuel. La célèbre (quoique controversée) théorie de Julian Jaynes proposait que la conscience humaine (pensée introspective, réflexive) ne se soit pleinement développée qu’au milieu du IIᵉ millénaire av. n. è., remplaçant un ancien « esprit bicaméral » où les individus éprouvaient leurs propres injonctions internes comme des voix divines. Certains ont, avec fantaisie, relié cela au thème mythique du ciel (esprit, souffle) se séparant de la terre (corps, matière). L’idée est que le mythe de la division du ciel et de la terre pourrait encoder l’émergence de l’humanité hors d’un état de conscience indifférenciée vers une conscience dualiste – en somme, la naissance d’une pensée réflexive qui sépare le « ciel » subjectif de l’esprit de la « terre » objective de la réalité. C’est spéculatif, mais il est frappant que l’époque de la large diffusion des mythes de séparation ciel-terre (IIᵉ–Iᵉʳ millénaire av. n. è.) coïncide avec la période que Jaynes identifiait comme celle de la transformation mentale. Dans le contexte chinois, Andrew Cutler note que des mythes comme celui de Nüwa réparant le ciel brisé et rétablissant l’ordre pourraient symboliser l’accession des humains à une mentalité plus intégrée et consciente après une période de chaos et d’hallucination à la fin de l’Âge glaciaire. Le « ciel » dans ces mythes pourrait être lu métaphoriquement comme l’esprit supérieur ou l’âme, qui devait être soutenu (comme Nüwa soutenant le ciel avec des pattes de tortue) ou rendu entier pour que la civilisation progresse.

À tout le moins, la prégnance du motif suggère qu’il répondait à quelque chose de profondément ressenti – peut-être une expérience universelle de séparation inhérente à l’existence. On pourrait philosopher qu’en tant qu’êtres humains, nous vivons tous un moment, dans l’enfance, où nous réalisons que le monde (la terre) est distinct de nous-mêmes (le ciel de notre esprit), une sorte de réactualisation personnelle de la séparation cosmique. Les mythes peuvent dramatiser cette angoisse existentielle de la séparation et sa résolution par l’intervention divine, nous rassurant sur le fait que la scission fut intentionnelle et finalement bénéfique.

D’un point de vue historique, il est fascinant de suivre la manière dont le thème de la séparation du ciel et de la terre a voyagé et s’est transformé. Les Hourrites l’ont peut-être reçu de Mésopotamiens plus anciens ou d’ancêtres communs ; les Hittites l’ont consigné sur des tablettes d’argile ; le récit fut probablement raconté et répété par des chanteurs ; les Grecs en ont repris les fils par des contacts en Anatolie (peut-être via les Louvites ou les Phéniciens). Les Romains ont ensuite absorbé la version grecque (leur Saturne = Cronos, avec de faibles échos de l’exploit de la faucille). Pendant ce temps, bien plus à l’est, les brahmanes indiens récitaient la séparation de Dyaus et Prithivi, et les sages chinois écrivaient sur la hache de Pangu. C’est un cas rare où l’on peut presque voir une lignée continue d’une idée s’étendant sur des continents.

L’attrait durable de ces récits tient peut-être simplement au fait qu’ils répondent à une question évidente – « pourquoi le ciel est-il si loin au-dessus de nous ? » – de manière palpitante. Mais, sur le plan symbolique, ils dramatisent la transition du chaos au cosmos. Avant la séparation, il y a l’obscurité, l’immobilité ou l’oppression ; après, il y a la lumière, l’espace, le temps et la vie. En un sens, la déchirure du ciel et de la terre constitue le premier acte de la création, rendant possible toute autre création. Chaque culture a coloré cet acte de ses propres valeurs : les Mésopotamiens l’ont vu dans un dieu vainquant le Chaos (héroïsme), les Hourrites comme un exploit ancestral pouvant être réutilisé comme arme (ingéniosité), les Grecs comme un coup familial (changement générationnel), et les Polynésiens comme un acte de rébellion filiale menant à une liberté nécessaire (inévitabilité du changement).

Enfin, ces mythes soulignent une idée poignante : le monde que nous habitons est né d’une déchirure. La création exige la séparation – qu’il s’agisse d’un enfant quittant le sein maternel, de la différenciation des éléments, ou de la forge d’une identité distincte de son environnement. La « découpe de la terre » est donc à la fois un traumatisme cosmique et une libération cosmique. Elle fut douloureuse (comme le montrent le cri d’Ouranos ou la lamentation de Rangi et Papa), mais elle a ouvert la voie à tout ce que nous connaissons. Le Ciel et la Terre, jadis unis, désormais éternellement séparés, définissent l’espace dans lequel la vie se déploie, avec le ciel au-dessus et le sol au-dessous comme scène de l’existence.

La prochaine fois que vous lèverez les yeux vers le ciel, songez que, dans l’esprit de ceux d’autrefois, vous contemplez un mariage depuis longtemps rompu – un intervalle chèrement conquis par des dieux et des héros, afin que nous, mortels, puissions vivre dans la lumière.


FAQ#

Q 1 : Qu’est-ce que le Chant d’Ullikummi et quel est son lien avec la séparation du Ciel et de la Terre ?
R : C’est une épopée hourro-hittite de l’Âge du Bronze dans laquelle les dieux utilisent une « ancienne lame de cuivre » qui avait originellement séparé le Ciel et la Terre pour abattre un monstre géant. Le mythe conserve la mémoire d’une séparation cosmique primordiale et l’entrelace à un récit de combat divin, montrant les dieux réutilisant littéralement l’outil de la création pour restaurer l’ordre.

Q 2 : Pourquoi les anciens mythes affirment-ils que le Ciel et la Terre furent autrefois unis ?
R : Décrire le ciel et la terre comme initialement unis aidait à expliquer pourquoi le monde manquait au départ de vie ou d’espace, et comment la création exigea une scission dramatique. Cela met en scène une transition d’un cosmos indifférencié et contraint (Ciel et Terre étroitement enlacés) vers un monde ouvert et baigné de lumière, où la vie peut émerger après que les deux ont été séparés.

Q 3 : Différentes cultures ont-elles inventé indépendamment l’histoire de la séparation Ciel-Terre ?
R : Beaucoup l’ont fait, mais il y eut aussi une pollinisation croisée. Au Proche-Orient ancien, l’idée s’est diffusée entre Mésopotamiens, Hourrites, Hittites, etc., et a vraisemblablement influencé la Théogonie d’Hésiode. Ailleurs (Chine, Polynésie, Amériques), des motifs similaires apparaissent, peut-être en raison de racines anciennes communes ou de raisonnements analogues – certains chercheurs défendent une origine très ancienne (Paléolithique supérieur) partagée par des groupes humains migrants.

Q 4 : Que symbolise l’acte de « découper la terre » dans ces mythes ?
R : Il symbolise l’établissement de l’ordre cosmique – la découpe du monde hors du chaos. En séparant le Ciel et la Terre, les dieux créent les conditions du temps, de la croissance et de la civilisation. Certaines interprétations y voient aussi une métaphore de l’éveil de la conscience ou de la mise en place de distinctions (par ex. lumière/obscurité, haut/bas) nécessaires à la compréhension de la réalité. Essentiellement, la « découpe » est la première étape vers un cosmos structuré et habitable.

Q 5 : Y a-t-il une part de vérité derrière le mythe de la séparation du Ciel et de la Terre ?
R : Pas au sens littéral – le ciel n’a jamais été physiquement attaché au sol. Mais les mythes peuvent encoder de réelles expériences ou observations anciennes. Par exemple, ils pourraient évoquer poétiquement des catastrophes naturelles, ou la manière dont le jour surgit soudain après la nuit (comme si le ciel et la terre étaient tirés l’un de l’autre), ou même des souvenirs sociaux d’un « paradis perdu » lorsque le monde changea. Toute « vérité » est symbolique : ces récits transmettent que les commencements exigent souvent une rupture ou une séparation d’avec un état antérieur, thème qui résonne dans la nature comme dans la vie humaine.


Notes#


Sources#

  1. Hoffner, Harry A. (trad.) Hittite Myths, 2nd ed. Society of Biblical Literature, 1998. – (Contient des traductions anglaises de Kingship in Heaven, Song of Ullikummi, Illuyanka, etc., avec commentaire.)
  2. Güterbock, Hans G. « The Song of Ullikummi: Revised Text of the Hittite Version of a Hurrian Myth. » Journal of Cuneiform Studies 5 (1951) : 135–161 ; suite dans JCS 6 (1952) : 8–42. – (Éditio princeps des tablettes d’Ullikummi avec translittération et traduction).
  3. Pritchard, James B. (éd.) Ancient Near Eastern Texts Relating to the Old Testament (3ᵉ éd.). Princeton University Press, 1969. – (Inclut « The Song of the Hoe », l’Enuma Elish et des mythes hourrites, fournissant des traductions de référence de ces récits de création.)
  4. Burkert, Walter. Structure and History in Greek Mythology and Ritual. University of California Press, 1979. – (Voir le chapitre « Oriental and Greek Mythology », p. 19–24, qui compare le cycle de Kumarbi avec Hésiode, et « From Ullikummi to the Caucasus », p. 253–261, sur le motif du monstre né du rocher.)
  5. Seidenberg, A. « The Separation of Sky and Earth. » Journal of the American Oriental Society 79.3 (1959) : 193–208. – (Traite du motif mondial de la séparation ciel-terre, citant des exemples sumériens, égyptiens, grecs, etc., et de sa possible diffusion.)
  6. Witzel, Michael. The Origins of the World’s Mythologies. Oxford University Press, 2012. – (Propose que de nombreux mythes de création, y compris la séparation ciel-terre et le déluge, dérivent d’un mythe commun « laurasien » remontant à ~40 000 ans.)
  7. Hésiode. Théogonie. Traduit par Hugh G. Evelyn-White. Harvard University Press (Loeb Classics), 1914. – (Poème épique grec décrivant la castration d’Ouranos par Cronos et la séparation qui en résulte du Ciel et de la Terre, vers 154–210.)
  8. Harris, Joseph (éd.). The Origins of Consciousness Revisited. Princeton University Press, 2019. – (Contient un chapitre réexaminant les idées de Julian Jaynes à la lumière de l’anthropologie et du mythe, y compris des spéculations sur des métaphores cosmogoniques de l’évolution cognitive.)
  9. National Geographic – History Magazine. « What the cult of Aphrodite reveals about ancient attitudes towards love—and desire. » (par Bettany Hughes, 9 janv. 2025) – (Récit vulgarisé de la naissance d’Aphrodite et de la castration d’Ouranos, illustrant les vues grecques sur la séparation Ciel-Terre.)
  10. Cutler, Andrew. « Nüwa Theory of Consciousness: Mending the Heavens in the Ice Age. » Snake Cult of Consciousness (blog), 28 juill. 2025. – (Explore le mythe chinois de Nüwa dans un contexte comparatif, suggérant que la réparation/la séparation du Ciel et de la Terre pourrait symboliser les transitions culturelles et psychologiques post-glaciaires.)
  11. Lambert, Wilfred G. Babylonian Creation Myths. Eisenbrauns, 2013. – (Ouvrage de référence sur la cosmogonie mésopotamienne ; détaille le fendage de Tiamat par Marduk et les premières références sumériennes au ciel et à la terre.)
  12. Diodorus Siculus. Bibliotheca Historica I.7.1 (Iᵉʳ siècle av. n. è.). – (Relate des cosmogonies égyptiennes et autres : « le ciel et la terre furent jadis un et ensuite séparés », utilisé par des chercheurs ultérieurs pour étayer l’ancienneté du motif de la séparation.)
  13. Electronic Text Corpus of Sumerian Literature (ETCSL). « The Song of the Hoe » (v. 1800 av. n. è.). – (Translittération et traduction en ligne du mythe sumérien où Enlil sépare le ciel et la terre avec sa houe, montrant l’une des premières références à cette déchirure cosmique.)
  14. Encyclopedia of Polynesian Mythology. (Divers articles sur Rangi et Papa, Tāne, etc.) – (Résume les récits de création polynésiens, y compris la séparation forcée du Ciel et de la Terre par leurs enfants divins, et l’avènement de la lumière et de la vie qui s’ensuit.)
  15. Graf, Fritz. Greek Mythology: An Introduction. Traduit par Thomas Marier, Johns Hopkins Univ. Press, 1993. – (Voir p. 88 sur l’emprunt de motifs proche-orientaux : note que, dans le Chant d’Ullikummi, l’usage par Teššub de « la faucille avec laquelle le ciel et la terre avaient été séparés » confirme la fonction cosmogonique de la faucille de Cronos chez Hésiode.)