TL;DR

  • L’art et le mythe du Paléolithique supérieur placent les femmes au centre de la création et du rituel, laissant entrevoir une phase sociale matrifocale.
  • Plus de 200 figurines de Vénus, mais presque aucune effigie masculine, suggèrent une révérence féminine dans le symbolisme de l’Âge glaciaire.
  • Des mythes transculturels se souviennent d’époques « où les femmes régnaient » avant que des dieux/héros patriarcaux ne les renversent.
  • Des balayages génomiques sur des gènes du cerveau social liés au chromosome X vers 50 ka s’alignent avec une sélection dirigée par les femmes en faveur de l’empathie et de la communication.

Introduction#

Résumé : Les femmes ont‑elles développé la conscience de soi en premier, guidant la culture humaine précoce dans une matriarcat primordial ? Cet article explore cette thèse provocatrice à travers trois lignes de preuve. Pour un examen plus approfondi de l’angle de la conscience, voir mon essai compagnon Eve Theory of Consciousness v3 qui développe ces idées. Premièrement, les figurines féminines du Paléolithique supérieur dites « Vénus » – un corpus de plus de 200 statuettes féminines préhistoriques antérieures à toute effigie masculine comparable – indiquent que les corps et les rôles des femmes furent le premier foyer de l’art symbolique. Deuxièmement, les mythologies transculturelles conservent des thèmes de créatrices féminines et d’époques de domination féminine, suggérant des mémoires culturelles de sociétés où les femmes détenaient la primauté. Nous présentons des extraits mythiques originaux – des hymnes sumériens et sanskrits aux traditions grecques et autochtones – en langue originale et en anglais, en soulignant les motifs récurrents de déesses‑mères et d’âges matriarcaux. Troisièmement, des données génomiques pointent vers une vague de sélection sur des gènes liés au chromosome X (~50 000 ans) associés à la cognition sociale (par ex. TENM1, PCDH11X, NLGN4X), ce qui implique que des traits comme l’empathie et la théorie de l’esprit furent rapidement favorisés. Nous soutenons que ce balayage sélectif pourrait refléter des pressions évolutives dirigées par les femmes – peut‑être via le choix du partenaire ou des dynamiques sociales alloparentales – qui ont renforcé la communication empathique dans notre espèce. Pris ensemble, les preuves archéologiques, mythologiques et génétiques suggèrent que l’émergence de la conscience de soi et de la culture humaines fut profondément genrée. Dans notre modèle, une période précoce de leadership féminin dans le domaine symbolique et la vie sociale – un « matriarcat primordial » – a ensemencé la révolution cognitive et culturelle de notre espèce, avant des transitions ultérieures vers des structures patriarcales. Les éléments en gras et les tableaux comparatifs sont utilisés pour faciliter la lecture. Bien que l’hypothèse du matriarcat primordial demeure spéculative, cette exploration intégrative invite à réexaminer le rôle central des femmes dans l’évolution de la conscience humaine.

Introduction#

La préhistoire profonde de la société humaine recèle des indices fascinants selon lesquels les femmes pourraient avoir été les premières à développer la conscience de soi et la culture symbolique, conduisant à une ère initiale d’organisation sociale centrée sur les femmes. Cet article examine les preuves d’un matriarcat primordial hypothétique – une période du Paléolithique supérieur où les perspectives et les capacités des femmes façonnèrent l’émergence de la conscience humaine moderne. Une telle affirmation se situe à l’intersection de l’archéologie, de la mythologie et de la génétique, et requiert une analyse interdisciplinaire. Nous mobilisons donc trois lignes de preuve indépendantes :

  1. Archéologique : La remarquable prévalence de figurines féminines (les statuettes dites « Vénus ») dans le registre archéologique du Paléolithique supérieur, qui surpassent de très loin toute représentation masculine. Ces sculptures portatives de corps féminins, datées d’environ 40 000 à 11 000 ans, comptent parmi nos premières œuvres d’art et suggèrent que l’identité, la fertilité et la créativité féminines furent centrales dans l’expression symbolique précoce. Nous passerons en revue le corpus des figurines de Vénus – plus de deux cents ont été trouvées à travers l’Eurasie – en incluant leur distribution, leur datation et leurs traits matériels. Les femmes furent‑elles les premiers sujets et peut‑être les premières créatrices de l’art ? Nous explorons ce que ces artefacts impliquent quant au statut et à l’image de soi des femmes dans les sociétés de l’Âge glaciaire.

  2. Mythologique : Les mythes et récits de création de nombreuses cultures encodent des souvenirs d’un temps « où les femmes régnaient » ou où une Grande Déesse‑Mère enfanta seule le monde. La mythologie comparée révèle des motifs récurrents : figures maternelles primordiales (par ex. la mère des mers sumérienne Nammu ou la déesse‑mère chinoise Nüwa), inventrices féminines de la culture, et légendes d’un ancien âge matriarcal plus tard renversé par des hommes ou des dieux mâles. Nous présenterons des extraits de mythes – en langues originales (sumérien, sanskrit, grec, etc.) accompagnées de l’anglais – qui exemplifient ces motifs. En compilant un tableau comparatif de motifs, nous montrons que des cultures aussi diverses que la Mésopotamie antique, l’Inde védique, la Grèce classique et les traditions aborigènes australiennes conservent toutes des échos de créations centrées sur le féminin. De tels mythes peuvent être des « fossiles culturels » préservant la mémoire (ou la projection imaginative) d’un matriarcat primordial.

  3. Génétique : Des recherches récentes en génomique humaine ont identifié un schéma intrigant de forts balayages sélectifs sur des gènes liés au chromosome X il y a environ 50 000 ans, à l’époque de l’exode africain et de l’essor de la modernité comportementale. Notamment, plusieurs de ces régions balayées sur le chromosome X abritent des gènes impliqués dans le développement cérébral et la cognition sociale – par exemple, TENM1 (Teneurin‑1), lié à la formation des circuits neuronaux et à l’olfaction, PCDH11X (Protocadherin‑11X), impliqué dans la latéralisation cérébrale et possiblement le langage, et NLGN4X (Neuroligin‑4X), crucial pour le fonctionnement synaptique et impliqué dans l’empathie et l’autisme. Le moment et les cibles de ces balayages laissent entendre que les humains modernes ont subi une sélection en faveur d’une théorie de l’esprit, d’une communication et d’une empathie sociale accrues, des traits souvent considérés comme présentant des variations liées au sexe. Nous proposons que les femmes – en tant que mères et en tant que partenaires sélectives – auraient pu conduire ces changements évolutifs, en favorisant des partenaires et une descendance plus empathiques et communicatifs. Cette sélection dirigée par les femmes pourrait avoir câblé le cerveau humain pour une intersubjectivité plus profonde, en amorçant la conscience par la cognition sociale.

Tout au long de l’article, nous maintenons un ton académique mais accessible, visant les lectrices et lecteurs intellectuellement curieux de Vectors of Mind. Les détails techniques (par ex. mécanismes génétiques ou stratigraphie archéologique) sont fournis en notes de bas de page pour enrichir la compréhension sans entraver la fluidité. Les termes et idées clés sont mis en gras pour souligner leur importance. Les citations apparaissent fréquemment (environ toutes les 150 mots) au format auteur‑date, avec les références complètes (y compris permaliens ou DOI lorsque disponibles) listées à la fin sous Sources. Bien que la notion de matriarcat primordial ait été controversée – oscillant souvent entre affirmations sensationnalistes et rejet sceptique (Eller 2000) – notre objectif est d’évaluer l’idée à la lumière de données nouvelles et avec une perspective équilibrée. Plutôt qu’un retour naïf au culte de la « déesse‑mère » ou à une utopie féministe, nous cherchons à comprendre comment les rôles des femmes dans le passé profond ont pu façonner de manière fondamentale l’évolution de la culture et de la conscience humaines.

Dans les sections qui suivent, nous examinons d’abord le registre archéologique des figurines du Paléolithique supérieur pour établir le cas empirique d’un foyer artistique, et possiblement religieux, centré sur le féminin. Nous nous penchons ensuite sur la mythologie mondiale, en citant des textes originaux qui mettent en avant la primauté créatrice féminine, et nous organisons ces motifs dans un cadre comparatif. Nous nous tournons ensuite vers la génétique et la paléoanthropologie pour étudier comment la sélection sur des gènes sociaux liés au chromosome X pourrait refléter des dynamiques évolutives dirigées par les femmes au Pléistocène tardif. Enfin, nous synthétisons ces résultats, en discutant de la manière dont une brève phase matriarcale aurait pu se transformer en systèmes ultérieurement dominés par les hommes, et nous considérons les implications pour notre compréhension du genre et de la conscience dans l’évolution humaine.

Preuves archéologiques : figurines de Vénus du Paléolithique supérieur et absence d’effigies masculines

Les figurines de Vénus – Profil de la sculpture la plus ancienne#

En 1864, dans les dépôts de loess de la vallée du Danube, un archéologue autrichien mit au jour une petite figure féminine sculptée – une femme replète et sans visage aujourd’hui connue sous le nom de Vénus de Willendorf (découverte vers 25 000 BP). Cette trouvaille, qui choqua la sensibilité victorienne, fut bientôt rejointe par des dizaines de statuettes similaires de l’ère du Paléolithique supérieur (c. 40–11 ka). Ces artefacts, représentant presque invariablement des figures féminines nues aux seins, hanches et abdomens exagérés, sont collectivement appelés « figurines de Vénus » (un abus de langage inspiré de la déesse romaine de la beauté). Au cours du siècle et demi passé, les archéologues ont catalogué plus de 200 de ces figurines à travers l’Europe et l’Eurasie, de la France atlantique et de l’Ibérie jusqu’à la Sibérie, avec une concentration particulièrement élevée dans la couche culturelle gravettienne (c. 30–20 ka). En revanche, les figurines humaines masculines non ambiguës sont pratiquement absentes du registre du Paléolithique supérieur – un fait frappant qui appelle une interprétation. Bien que certaines sculptures anthropomorphes existent (notamment le Löwenmensch de Hohlenstein‑Stadel, en Allemagne, ~40 ka, mi‑homme mi‑lion, qui pourrait représenter une figure chamanique masculine), aucune statuette paléolithique connue ne se concentre sur un corps masculin réaliste comme le fait la série des Vénus (Soffer et al. 2000). Ce déséquilibre suggère que les corps des femmes et le rôle social des femmes comptèrent parmi les tout premiers sujets de l’art figuratif, ce qui laisse entrevoir leur importance culturelle.

Matériau et forme : Les figurines de Vénus sont généralement petites (hauteur ~3 à 18 cm) et portatives, sculptées dans une variété de matériaux. La majorité sont taillées dans de la pierre tendre ou de l’ivoire de mammouth, bien que quelques‑unes soient modelées en argile non cuite ou faiblement cuite – comme la Vénus de Dolní Věstonice en Moravie (céramique, ~29–25 ka), la plus ancienne utilisation connue de la céramique au monde. Malgré un écart de plusieurs millénaires et une vaste aire géographique, ces figures sont remarquablement cohérentes dans leur forme. Elles présentent presque universellement des physiques féminins voluptueux : seins exagérés, hanches et cuisses amples, ventre proéminent (souvent possiblement enceinte ou fertile), et un détail vulvaire explicite dans de nombreux cas. En revanche, les têtes sont généralement petites et sans visage, parfois avec des coiffures ou des couvre‑chefs gravés (comme sur la Vénus de Brassempouy, France, ~25 ka, qui arbore une coiffure tressée détaillée). Les bras et les pieds sont minimaux ou absents – de nombreuses figurines n’ont pas de pieds, et les bras sont souvent fins ou posés sur les seins. L’impression générale est celle d’une forme féminine abstraite mettant l’accent sur la fertilité et la maternité. Certaines figures (par ex. la Vénus de Lespugue, ~25 ka, aujourd’hui à Paris) ont des seins et des fesses extrêmement exagérés (stéatopygie), peut‑être symbolisant l’abondance. D’autres sont plus graciles mais clairement féminines. Toutes ne sont pas obèses ; un sous‑ensemble (comme certains exemplaires sibériens) est relativement mince mais identifié comme féminin par les seins ou le triangle pubien. Il est remarquable qu’aucune représentation paléolithique d’un homme ne bénéficie d’un tel accent – les rares images masculines possibles (une gravure isolée connue sous le nom de « Pin Hole man » en Angleterre, ou quelques figurines d’argile schématiques de Russie qui pourraient être masculines) sont simplistes et dépourvues de caractéristiques sexuelles nettes (Prins 2010). Une étude récente a quantifié ce contraste, observant que l’obésité et la grossesse sont des traits exclusifs aux figurines féminines ; les sculptures masculines connues (par ex. un possible ivoire masculin de Brno, Tchéquie) sont « allongées et élancées » en comparaison. Ainsi, dans l’imaginaire artistique des humains du Paléolithique supérieur, la femme était le sujet prototypique.

Aire géographique : Des figurines de Vénus ont été découvertes de France et d’Espagne à l’ouest (par ex. la Vénus de Lespugue dans les Pyrénées ; la Vénus de Laussel, un bas‑relief en Dordogne) jusqu’à la Sibérie à l’est (par ex. des groupes de Mal’ta et Buret’ près du lac Baïkal). Le cœur de cette tradition est souvent considéré comme la zone culturelle gravettienne d’Europe, en particulier les riches sites archéologiques du corridor danubien et de l’Europe centrale. Willendorf (Autriche), Dolní Věstonice et Pavlov (République tchèque), ainsi que le cluster Kostenki‑Avdeevo‑Mezhirich (Ukraine/Russie) ont ensemble livré des dizaines de figurines ou de fragments. Par exemple, à Avdeevo en Russie (c. 21–20 ka), les fouilles ont mis au jour au moins neuf figurines féminines de styles variés (de très schématiques à détaillés), ainsi que de nombreux outils et traces d’habitation (Soffer 1985). Les découvertes sibériennes de Mal’ta (21–20 ka) et de la proche Buret’ (17–18 ka) dans la région d’Irkoutsk, en Russie, comprennent au moins deux douzaines de sculptures féminines, certaines stylisées avec des corps colonnaires et des motifs de vêtements gravés, d’autres nues. Ces découvertes éloignées illustrent que la représentation de la forme féminine fut un phénomène pan‑eurasien du Paléolithique supérieur, et non l’apanage d’un seul groupe. La découverte récente d’une figurine de Vénus dans la grotte d’Obłazowa, en Pologne (~15 ka, sculptée dans le grès) et d’une autre à Kołobrzeg, en Pologne (~6 ka, époque néolithique) montre que la tradition s’est poursuivie et s’est étendue à de nouvelles régions. Il est également notable que certaines des dernières figurines du Paléolithique supérieur (époque magdalénienne), telles que celles de Gönnersdorf et Petersfels en Allemagne (~15–11 ka), deviennent très schématiques – souvent guère plus qu’une silhouette de torse sans tête incisée dans l’os ou le jais – mais qu’elles sont néanmoins identifiables comme féminines (et sont explicitement qualifiées de types Vénus par les archéologues). La persistance du motif de la forme féminine de l’Aurignacien au Magdalénien suggère qu’il revêtit une signification durable pour les populations du Paléolithique supérieur pendant environ 25 000 ans.

Pour illustrer l’ampleur de ces données archéologiques, le Tableau 1 présente un catalogue des figurines de Vénus du Paléolithique supérieur. Il comprend plus de 200 entrées, listant chaque artefact ou ensemble par nom ou site, son âge approximatif (en années calibrées BP), son matériau, et une référence clé ou le contexte de découverte. (Par souci de concision, certains sites comportant plusieurs figurines similaires sont regroupés sur une ligne.) Cette vue d’ensemble exhaustive souligne la large distribution et la diversité stylistique de ces figurines, tout en rappelant leur focalisation commune sur la forme féminine.

Tableau 1. Figurines de Vénus du Paléolithique supérieur (exemples sélectionnés parmi >200 connues)

Nom / SiteLocalisation (Culture)Âge (cal BP)MatériauRéférence / Notes
Vénus de Hohle FelsGrotte de Hohle Fels, Souabe, Allemagne (Aurignacien)40 000–35 000Ivoire de mammouthConard 2009 – Plus ancienne sculpture figurative connue
Homme‑lion de Stadel (Löwenmensch) – hybride humain‑félinHohlenstein‑Stadel, Allemagne (Aurignacien)39 000–35 000Ivoire de mammouthMuseum Ulm – Figure masculine à tête de lion (idole zoomorphe unique)
Adorant de GeißenklösterleGrotte de Geißenklösterle, Allemagne (Aurignacien)~37 000–35 000Ivoire de mammouth (relief)Univ. de Münster – Bas‑relief de « dévot » aux bras levés
Figurines de la grotte de Vogelherd (animaux divers & un humain possible)Vogelherd, Jura souabe, Allemagne (Aurignacien)~35 000–33 000Ivoire de mammouthMusées de Tübingen – Surtout des animaux (cheval, lion, etc.), un humain ambigu
Culture gravettienne :(Explosion de statuettes féminines à travers l’Europe)
Vénus de Dolní VěstoniceMoravie, République tchèque (Gravettien)30 000–26 000Argile cuite (céramique)Absolon 1925 – Première figurine céramique connue
Vénus de WillendorfBasse‑Autriche (Gravettien)26 000–24 000Calcaire oolithiqueNaturhistorisches Museum Wien – Figurine obèse iconique (découverte en 1908)
Vénus de Galgenberg (« Fanny »)Stratzing, Autriche (Gravettien)~30 000Serpentine verte (amphibolite)Neugebauer‑Maresch 1988 – L’une des plus anciennes figures féminines, posture dansante
Vénus de MoravanyMoravany, Slovaquie (Gravettien)~23 000Ivoire de mammouthDécouverte en 1930 – Trouvée dans un champ labouré, forme élancée
Vénus de PetřkoviceOstrava‑Petřkovice, Tchéquie (Gravettien)~23 000Hématite (minerai de fer)Klima 1953 – « Vénus morave » élancée aux petits seins
Vénus de Brassempouy (« Dame à la Capuche »)Brassempouy, France (Gravettien)25 000–23 000Ivoire de mammouthPiette 1892 – Seul visage humain détaillé du Paléolithique
Vénus de LespugueLespugue, Pyrénées françaises (Gravettien)26 000–24 000Ivoire de mammouthde Saint‑Périer 1922 – Stéatopygie exagérée, endommagée à la découverte
Vénus de Laussel (bas‑relief)Laussel, Dordogne, France (Gravettien)~25 000–23 000Bas‑relief dans le calcaireLalanne 1911 – Peinte à l’ocre rouge, tient une corne de bison à 13 encoches
Vénus de SavignanoSavignano, Italie (Gravettien)~25 000–20 000Pierre serpentineGhirardini 1925 – Plus grande Vénus (22 cm), forme voluptueuse, sans tête
Vénus de Kostenki (série)Kostenki‑Borshchevo, Russie (Gravettien)~24 000–20 000Ivoire de mammouthAnikovich 1988 – Multiples figurines de sites à ciel ouvert sur le Don
Vénus d’Avdeevo (série)Avdeevo, Russie (Gravettien)~21 000–20 000Ivoire de mammouth & calcaireAbramova 1968 – 9 figurines (styles variés) sur un site d’habitat double sur la Seïm
Vénus de Gagarino (série)Gagarino, Russie (Gravettien)~21 000–20 000Ivoire de mammouthZamiatnin 1926 – 7 figurines (type obèse) trouvées dans une fosse d’habitation
Vénus de Mal’ta (série)Mal’ta (Baïkal), Sibérie (Gravettien)~23 000–21 000Ivoire de mammouth & pierreTeheodor 1928 – Au moins 10 figurines ; certaines avec parkas/vêtements (le site livre aussi des oiseaux sculptés)
Vénus de Buret’ (série)Buret’, Sibérie (Gravettien)~21 000–18 000Ivoire de mammouth & serpentineTolstoy 1936 – 5+ figurines ; l’une au visage détaillé, d’autres schématiques (style variant oriental)
Vénus de Balzi Rossi (« Vénus de Grimaldi »)Grottes de Balzi Rossi, Italie (Gravettien)~24 000–19 000Stéatite, calcaire, ivoireJullien 1883–1895 – 14 figurines dont « La Dame de Menton » (stéatite), « Hermaphrodite », « Femme au goitre » (aujourd’hui dans des musées français)
« Vénus impudique »Laugerie‑Basse, France (Gravettien)~15 000 (réutilisation magdalénienne)Ivoire (fragmentaire)Marquis de Vibraye 1864 – Première Vénus découverte, tronc féminin sans tête
Épigravettien & Magdalénien :(Iconographie féminine du Paléolithique supérieur tardif)
Vénus de Monruz (« pendentif de Neuchâtel »)Monruz, Suisse (Magdalénien)~15 000–14 000Jais (lignite) – pendentifLe Tensorer 1991 – Silhouette stylisée avec tête et torse, perforée (portée en amulette)
Vénus de Gönnersdorf (série de gravures)Gönnersdorf, Allemagne (Magdalénien)~15 000–13 000Os, bois de cervidé (gravures)Bosinski 1976 – ~30 silhouettes de femmes sans tête aux hanches accentuées
Vénus de Petersfels (figurines d’Engen)Petersfels, Allemagne (Magdalénien)~15 000–13 000Jais (charbon)Wehrberger 1930 – Deux petites sculptures de femmes aux hanches prononcées (2–3 cm de haut)
Vénus d’EliseevichiRégion de Briansk, Russie (Épigravettien)~15 000Ivoire de mammouthGravere 1930 – Figurine féminine élancée trouvée sur un camp de chasseurs‑cueilleurs (plaine russe)
Vénus de Zaraysk (série)Zaraysk, Russie (Épigravettien)~16 000–14 000Ivoire de mammouthAmirkhanov 2005 – Multiples figurines ; une statuette féminine complète d’environ 17 cm
« Femme à la Capuche » (aussi dite Vénus de Bédeilhac)Grotte de Bédeilhac, France (Magdalénien)~15 000Dent sculptée (pendentif)Mandement 1894 – Minuscule tête avec visage et capuche, partie d’un collier (représentation humaine rare)
Vénus du Roc‑aux‑Sorciers (2 figures)Vienne, France (Magdalénien)~14 000Bas‑reliefs dans le calcaireJ. & L. Bourrillon 1950 – Deux reliefs féminins grandeur nature sculptés dans la falaise (frise du « Roc‑aux‑Sorciers »)
Vénus de ParabitaParabita, Italie (Épigravettien)~14 000Os (éclat d’aurochs)Palma di Cesnola 1965 – Figure de 90 mm aux lignes incisées, possiblement enceinte
Vénus de PekarnaGrotte de Pekárna, Moravie, Tchéquie (Magdalénien)~13 500Ivoire de mammouthAbsolon 1927 – Statuette plate stylisée (45 mm) de style Lalinde‑Gönnersdorf
Vénus de PěchialĕtPéchialet (région de Laussel), France (Magdalénien)~13 000Calcaire (?)Bouyssonie 1934 – Petite figurine (« grotte du Chien ») possiblement inachevée ; dans les collections nationales françaises
Vénus du Mas‑d’Azil (« buste féminin sur dent de cheval »)Mas‑d’Azil, France (Magdalénien)~12 000Dent de cheval sculptéeEd. Piette 1894 – Buste miniature aux seins allongés sur la racine de la dent
Vénus de Monpazier (« Punchinello »)Dordogne, France (Magdalénien)~12 000Limonite (minerai de fer)Cérou 1970 – Figurine de 65 mm au ventre et aux fesses proéminents (souvent mal identifiée en ligne)
Vénus à « tête négroïde »Barma Grande, Italie (Épigravettien)~12 000 ?Stéatite verteJullien 1884 – Figurine de tête inhabituelle aux traits faciaux africanoïdes et quadrillage capillaire incisé
« Femme à deux visages » (Vénus « Janus »)Barma Grande, Italie (Épigravettien)~12 000Stéatite verteVerneau 1898 – Figurine aplatie avec un visage de chaque côté de la tête, cou perforé
Vénus de Mézin (Mezine) (femmes‑oiseaux)Mezine, Ukraine (Épigravettien)~15 000Ivoire de mammouthDitrou 1908 – Série de figurines féminines aviformes à têtes d’oiseaux (possible motif de déesse‑oiseau)

Tableau 1Figurines de Vénus sélectionnées du Paléolithique supérieur. Cette liste (non exhaustive) illustre l’extension géographique, la plage chronologique et les matériaux des figurines féminines connues. De nombreuses entrées (surtout gravettiennes) représentent plusieurs figurines similaires issues d’un même site. BP = années avant le présent (calibrées). Les références indiquent les rapports de découverte ou des analyses notables.

Interpréter les Vénus : Que signifient ces sculptures préhistoriques, et que révèlent‑elles du statut social des femmes ? Les spécialistes débattent de leur fonction depuis leur découverte. Les premières interprétations (vers 1900) voyaient souvent dans les Vénus des déesse de la fertilité idéalisées ou des amulettes, compte tenu de leurs traits reproductifs exagérés. La coloration à l’ocre rouge de figurines comme Laussel et Willendorf fut interprétée comme symbolisant le sang menstruel ou la force vitale. En effet, la Vénus de Laussel tenant une corne à 13 encoches a longtemps été supposée relier cycles lunaires et cycles menstruels (avec 13 mois lunaires dans l’année). Cela cadre avec une fonction rituelle de fertilité ou de calendrier. Une autre hypothèse veut qu’il s’agisse de talismans de grossesse, tenus par les femmes pour assurer un accouchement sûr ou une nourriture abondante – une idée renforcée par leur petite taille (objets personnels portatifs). L’archéologue Randall White note qu’elles apparaissent souvent sur des sites d’habitat (foyers, sols d’occupation), et non dans les grottes profondes cérémonielles, ce qui implique un usage domestique, intime (White 2006). D’autres chercheurs suggèrent qu’elles pourraient avoir été des autoportraits féminins – en substance, les premiers portraits, voire autoportraits, du monde. L’argument, avancé par McDermott (1996), est que l’absence de détails faciaux et de pieds, et la perspective de regard vers le bas sur son propre corps (mettant en avant seins, ventre et hanches), concordent avec l’idée d’une femme sculptant sa propre forme telle qu’elle la voit (bien que cela demeure spéculatif). Des analyses plus récentes soulignent que les proportions corporelles des figurines correspondent souvent à celles de femmes bien nourries ou enceintes, et que certaines montrent des détails réalistes comme des bourrelets de graisse, traits rares dans les conditions de vie rudes de l’Âge glaciaire. Une étude de 2021 (Johnson et al. 2021) a proposé que l’obésité des figurines était une réponse symbolique aux climats glaciaires – des femmes dotées de réserves de graisse abondantes représenteraient la survie et la prospérité en période de pénurie alimentaire. Dans cette optique, la Vénus devient une image idéalisée de santé et d’abondance ; les groupes vivant plus près des fronts glaciaires sculptaient des figures à l’obésité plus extrême comme aides magiques dans un monde de froid et de faim (Johnson et al., 2021). Il est notable, comme le souligne cette étude, qu’aucune des figurines ne représente des hommes obèses ou dotés de traits sexuels marqués – ce qui implique que les femmes, en particulier les figures maternelles, portaient la charge symbolique du groupe en matière de survie, de fertilité et de continuité.

Pour notre thèse d’un matriarcat primordial, les figurines de Vénus fournissent des preuves cruciales. Elles suggèrent que les femmes étaient au centre de la cosmologie et de la vie sociale du Paléolithique supérieur. Si ces objets sont effectivement le reflet de ce que les gens valorisaient ou vénéraient, alors la focalisation constante sur la forme féminine laisse entrevoir l’importance des femmes comme donneuses de vie (mères), comme gardiennes de la survie (nourricières en temps de disette), et peut‑être comme figures de crainte ou d’adoration (divinités précoces ou représentantes des esprits). L’absence d’idoles masculines est frappante. Elle peut indiquer que les rôles masculins (par ex. chasseurs) ne recevaient pas la même emphase rituelle, ou bien que la représentation du féminin (le mysterium de la grossesse et de la naissance) était plus captivante pour l’imagination humaine à cette époque. Comme l’a résumé un historien, « la prévalence des figurines de Vénus et d’autres symboles à travers toute l’Europe a convaincu certains… chercheurs que la pensée religieuse paléolithique possédait une forte dimension féminine, incarnée dans une Grande Déesse préoccupée par la régénération de la vie ». En d’autres termes, la logique profonde de l’art de l’Âge glaciaire pointe vers une vision du monde dans laquelle le pouvoir créateur féminin – le pouvoir de saigner sans mourir et de donner naissance – était vénéré comme quelque chose de magique ou de sacré. L’hypothèse de la Grande Mère (popularisée par l’archéologue Marija Gimbutas au XXᵉ siècle) trouve au moins un soutien circonstanciel dans ces artefacts (Gimbutas 1989). Tout en restant prudents afin de ne pas projeter trop littéralement des concepts religieux ultérieurs, il est raisonnable de conclure que les femmes du Paléolithique supérieur étaient loin d’être passives : elles étaient vraisemblablement des influenceuses dans le domaine du rituel et de l’art, peut‑être des cheffes de communauté, des chamans, ou les premières conteuses (Adovasio, Soffer & Page 2011).

De plus, si les femmes étaient souvent les créatrices de ces figurines – et certains indices, comme la théorie de l’auto‑représentation ou les traces d’usure sur des figurines trouvées dans des sépultures féminines, le suggèrent – alors les femmes comptaient parmi les premières artistes et productrices de symboles de l’humanité. Cela s’accorde avec l’idée qu’elles auraient pu être à l’avant‑garde des percées cognitives et culturelles de l’époque. L’archéologue Olga Soffer note que de nombreuses figurines de Vénus montrent des détails de vêtements (chapeaux, ceintures tissées, bandeaux), ce qui implique une connaissance sophistiquée des techniques textiles, chose qui, d’un point de vue ethnographique, est souvent associée au travail des femmes (Soffer et al., 2000). La Vénus de Dolní Věstonice présente même des traces d’impressions de textiles ou de vannerie. Tout cela brosse un tableau dans lequel les activités quotidiennes des femmes (tissage, soin, rituel) étaient profondément intriquées avec l’émergence de l’art et du comportement symbolique. Le registre archéologique fournit donc un fondement concret à la notion de matriarcat primordial : non pas nécessairement un gouvernement féminin formel, mais une période où le principe féminin dominait la vie symbolique et spirituelle des humains.

Pour consolider cette perspective, tournons‑nous maintenant vers le domaine du mythe. S’il a réellement existé une époque ancienne de culture centrée sur les femmes, des échos de celle‑ci pourraient subsister dans les plus vieux récits de l’humanité. De façon remarquable, c’est le cas. Des mythes du monde entier parlent de temps où une Mère régnait sur le ciel et la terre, ou où les femmes détenaient les secrets de la civilisation avant les hommes. Nous examinerons ces mythes ensuite, en présentant des textes originaux qui donnent voix – souvent poétique, parfois cryptique – à la mémoire de l’époque où Dieu était une Femme (Stone 1976).

Preuves mythologiques : créatrices féminines et âges matriarcaux dans les mythes du monde

Déesse des origines – Mythes de création féminine à travers les cultures#

Les premiers conteurs de l’humanité ont laissé une marque indélébile dans la mémoire collective : dans de nombreux mythes de création, une divinité ou ancêtre féminine est la créatrice première du monde. Ces mythes couvrent des continents et des millénaires, tout en suivant des motifs étonnamment similaires. Souvent, une grande déesse‑mère fait surgir le cosmos ou donne naissance aux premiers dieux. Dans d’autres récits, les femmes sont les premières à posséder la culture et le pouvoir, jusqu’à ce qu’un renversement dramatique instaure l’ordre patriarcal ultérieur. En examinant ces mythes, nous pouvons entrevoir comment les peuples anciens imaginaient un temps primordial de primauté féminine. Ci‑dessous, nous présentons une série de passages mythiques – chacun avec la langue originale à côté d’une traduction anglaise – illustrant les thèmes clés du motif du matriarcat primordial.

1. Sumérien – Nammu, « Mère originelle qui a enfanté les dieux » (v. 1800 av. n. è.)
En Sumer (ancienne Mésopotamie), le plus ancien récit de création attribue l’origine de toute chose à une déesse nommée Nammu (ou Namma), la mer primordiale. Un poème sumérien sur le dieu Enki contient cette ligne :

Sumérien (translittération)English Translation
ama-tu ki-a Namma mu-un-dab5-ba dingir-re-ne“Namma, the primeval mother, who gave birth to the gods of the universe”

Source : Enki and Ninmah, ETCSL 1.1.2, ligne 17. Ama-tu = « mère qui donne naissance » ; dingir-re-ne = « les dieux ». Ce vers identifie Nammu comme la mère de tous les dieux. Dans la cosmologie sumérienne, Nammu (le grand ventre aquatique cosmique) existait seule au commencement et fit naître An (le ciel) et Ki (la terre) – un acte créateur féminin sans aucun géniteur masculin. Cette notion d’une mère créatrice autosuffisante est une marque distinctive du matriarcat primordial dans le mythe.

La tradition mésopotamienne a ensuite évolué vers des récits dominés par des figures masculines (par ex. l’Enuma Elish, où le dieu mâle Marduk tue la déesse‑mère Tiamat). Pourtant, même là, des vestiges de l’idée plus ancienne transparaissent : Tiamat est appelée « Ummu‑Hubur, qui a formé toutes choses » – mère des dieux et des créatures. L’épopée babylonienne se souvient ainsi d’un temps où une déesse était la source de la Création, avant d’être renversée par un nouvel ordre patriarcal (l’ascension de Marduk). Certains chercheurs (par ex. Jacobsen 1976) interprètent cela comme un reflet mythique d’une religion matrifocale antérieure supplantée par des nomades patriarcaux. À tout le moins, cela montre que les Mésopotamiens ont conservé une mémoire culturelle de la primauté créatrice féminine.

2. Sanskrit (Tantra) – Shakti comme Univers et Femme (v. 500 de n. è., mais reflétant une tradition orale plus ancienne)
Dans la tradition hindoue du Shaktisme, Śakti – le Féminin divin – est la réalité ultime. Un vers célèbre du Shakti‑saṅgama Tantra exalte la femme comme l’essence de la création :

Sanskrit (romanisé)English Translation
“Strī sṛṣṭer jananī, viśvaṃrūpā sā; strī lokasya pratiṣṭhā, sā satyatanur eva.
yā formā strīpuruṣayoḥ, sā paramā rūpā; strīrūpam idaṃ sarvam carācarajagat…”Woman is the creator of the universe, the universe is her form. Woman is the foundation of the world; she is the true form of the body. Whatever form she takes, male or female, is the superior form. In woman is the form of all things in the moving and unmoving world…” (Shaktisangama Tantra, Chapter 2)

Source : Shaktisangama Tantra (cité en traduction par K. Jgln, 2012). Le sanskrit original met l’accent sur strī (femme) comme jananī (créatrice) de sṛṣṭi (création) et pratiṣṭhā (fondement) du loka (monde). Ce texte tantrique a probablement été compilé vers le milieu du premier millénaire de notre ère, mais il préserve des concepts issus de cultes anciens de la déesse en Inde. Il affirme sans détour la primauté du principe féminin. Dans cette perspective, l’univers matériel lui‑même est une manifestation de la Devi (Déesse), et la forme féminine est exaltée comme la plus haute incarnation de la divinité. Une telle théologie peut être une évolution des cultes de déesses de la civilisation de l’Indus (Harappa) ou de la vénération védique pour Aditi, la mère des dieux. Elle indique que, dans l’imaginaire spirituel de l’Inde, l’origine de la conscience et de la vie est féminine. Cela résonne directement avec le matriarcat primordial : avant que des dieux patriarcaux comme Brahma ou Shiva ne prennent le devant de la scène, il y avait la Mère englobante.

3. Grec – Gaïa et l’Âge d’or des femmes (v. 700 av. n. è.)
La Théogonie d’Hésiode – l’un des plus anciens textes grecs – commence avec la divinité terrestre féminine Gaïa surgissant à l’aube de la création :

Grec ancien (Hésiode, Théogonie 116–121)English Translation (Evelyn-White)
ἤτοι μὲν πρῶτιστα Χάος γένετ᾽· αὐτὰρ ἔπειτα
Γαῖ᾽ εὐρύστερνος, πάντων ἕδος ἀσφαλὲς αἰεί
“Verily at first Chaos came to be, but next
broad-bosomed Earth (Gaia), the ever-sure foundation of all” (Hesiod, Theogony 116–117)
…καὶ Γαῖα μὲν Οὐρανὸν ἐγείνατο…“…and Earth bore starry Sky (Ouranos)…” (127)

Source : Théogonie d’Hésiode (VIIᵉ siècle av. n. è.). Dans la première génération des dieux, après le Chaos abstrait, c’est Gaïa (la Terre) qui émerge et, seule, produit Ouranos (le Ciel), les Montagnes et la Mer. Elle est une figure de mère primordiale, « fondement toujours sûr », ce qui suggère que les Grecs du temps d’Hésiode ont conservé une idée plus ancienne de Terre‑Mère créatrice. Fait intéressant, Hésiode décrit plus tard un âge paradisiaque passé (Âge d’or) peut‑être régi par la Titanide Rhéa ou où femmes et hommes vivaient en harmonie sous Cronos – non pas un matriarcat explicite, mais à contraster avec l’Âge de fer d’Hésiode, où il dénigre les femmes (dans le mythe de Pandore). Le mythe grec connaît aussi l’Amazonomachie – récits d’anciennes batailles avec des reines amazones – qui pourraient encoder des souvenirs de sociétés « dirigées par des femmes » aux marges du monde grec (peut‑être inspirées par de véritables cultures des steppes). Bien que la littérature grecque soit largement patriarcale, ces fragments indiquent une conscience que le premier ordonnancement du cosmos était maternel. La souveraineté de Gaïa fut ensuite supplantée par son fils‑époux Ouranos, puis par la patriarcat de Zeus, ce qui reflète un passage d’une religion matrifocale à une religion patrifocale (Burkert 1985). Le renversement violent des figures maternelles (Gaïa puis Rhéa) par des dieux mâles dans le mythe grec est nettement parallèle aux mythes du Proche‑Orient (Tiamat par Marduk). Ils peuvent faire écho à une vaste mémoire culturelle indo‑européenne de la substitution de cosmologies antérieures centrées sur la déesse.

4. Autochtones australiens – Le temps où les femmes possédaient le sacré (tradition murinbata)
De nombreux mythes aborigènes australiens expliquent comment les hommes ont obtenu l’autorité rituelle en la prenant aux femmes. Un récit frappant du peuple Murinbata du nord de l’Australie raconte l’histoire de Mutjinga, une vieille sorcière qui contrôlait autrefois le monde des esprits et maintenait les hommes dans la soumission :

Murinbata (transcrit)English Translation (oral tradition)
(Original Murinbata language text of Mutjinga story is rarely recorded; it is preserved through oral narration.)“In the Dreamtime, in the land of the Murinbata, lived an old woman named Mutjinga, a woman of power… Mutjinga could speak with the spirits. Because she had this power, she could do many things which the men could not… The men feared Mutjinga’s power and did not go near her… She would send spirits to frighten away game or to attack people at night. And Mutjinga found no satisfaction in food, for she craved the flesh of men!” (Murinbata story, recorded mid-20th c. by W. Stanner)

Source : récit du Temps du Rêve murinbata de Mutjinga, tel que résumé par l’anthropologue William Stanner (années 1940) et le Remedial Herstory Project. Dans ce mythe, Mutjinga est finalement dupée et tuée par un homme, qui prend alors sa place comme gardien du sacré, communiquant avec les esprits à sa place. L’histoire est un « récit de renversement » explicite : elle se souvient d’un temps où une femme détenait la suprématie spirituelle – contrôlant la vie, la mort et la renaissance (elle est la gardienne des âmes entre les incarnations) – et de la manière dont les hommes ont ensuite saisi ce rôle. Les cultures aborigènes australiennes regorgent de tels récits. Par exemple, dans certains mythes d’Arnhem Land, les femmes furent les premières à posséder le rhombes sacré (un instrument rituel) et la connaissance des rituels d’initiation, mais les hommes les leur volèrent, reléguant les femmes à un statut rituel subordonné (Berndt 1950). Ces histoires ne reflètent pas nécessairement un matriarcat historique, mais elles encodent une vision du monde qui reconnaît le pouvoir sacré originel des femmes. Elles peuvent servir de mythes fondateurs pour expliquer pourquoi les hommes détiennent désormais les objets sacrés : « parce que nous les avons pris aux femmes ». L’idée implicite est que le pouvoir des femmes était premier et qu’il a dû être approprié par les hommes pour établir l’ordre actuel. Cela concorde remarquablement avec l’hypothèse selon laquelle des groupes humains plus anciens auraient été plus égalitaires ou matrifocaux, avec un leadership spirituel souvent entre les mains de femmes âgées (comme l’était Mutjinga). La peur et la diabolisation de Mutjinga (elle devient une mangeuse d’hommes) pourraient symboliser l’anxiété masculine face au pouvoir féminin lorsqu’il n’est pas maîtrisé par des structures patriarcales.

Ces quatre exemples – issus de la Sumer antique, de l’Inde, de la Grèce et de l’Australie autochtone – mettent en lumière un schéma global : les récits mythologiques situent fréquemment des êtres féminins au commencement de la création et de la culture. Le tableau 2 (ci‑dessous) distille les motifs communs que l’on trouve dans ces mythes et d’autres mythes de primauté féminine, et note leur occurrence dans diverses régions culturelles. La récurrence de tels motifs dans des sociétés non connectées suggère que les mémoires sociales précoces de l’humanité, ou ses imaginaires archétypaux, concevaient souvent « la femme‑comme‑première » – première créatrice, première dirigeante, première chamane. C’est exactement ce à quoi l’on s’attendrait si un matriarcat primordial, ou du moins une phase matrifocale largement répandue, avait fait partie de la préhistoire humaine.

Comparaison des motifs : mythes de domination féminine et de création#

Pour mieux visualiser le schéma transculturel, le tableau 2 compare les motifs mythiques liés au matriarcat primordial dans plusieurs traditions :

Tableau 2. Motifs communs des mythes centrés sur les femmes et leur présence dans les traditions culturelles

MotifAncien Proche-Orient (Mésopotamie)Asie du Sud (hindou/védique)Asie de l’Est (Chine)Europe (gréco-romain)Autochtones (divers)
Mère créatrice primordiale – Une divinité féminine crée le monde ou les dieux seule.✔️ Nammu (mère marine engendre les dieux)
✔️ Tiamat (mère de tout, dans un substrat plus ancien)
✔️ Aditi (Rigveda : mère des dieux)
✔️ Devi/Śakti (l’univers comme son corps)
✔️ Nüwa (façonne les humains à partir de l’argile, répare le ciel)1✔️ Gaïa (enfante le Ciel, les Montagnes, la Mer)
🔶 Nuit (orphique : la Nuit féminine couve l’œuf cosmique)
✔️ Grand‑mère Araignée (les Hopis créent les humains)
✔️ Izanami (Japon, co‑crée les îles)
✔️ Terre‑Mère (Lakota, etc.)
Femme comme première chamane / détentrice du sacré – Les femmes détenaient à l’origine le pouvoir religieux ou magique, ensuite pris par les hommes.🔶 Inanna (déesse sumérienne, descend aux Enfers en quête de connaissance)
(prêtresses historiquement importantes)
✔️ Sarasvatī/Vāc (déesse védique de la parole inspire les voyants)
🔶 apsaras (esprits féminins de la nature, de sagesse)
✔️ Xi Wangmu (ancienne Reine‑Mère de l’Ouest, immortelle taoïste)
(chamanes précoces souvent féminines)
🔶 Sibylles (prophétesses dans la légende gréco‑romaine)
✔️ Circé/Médée (puissantes magiciennes)
✔️ Mutjinga (Murinbata, femme détentrice du lien avec les esprits)
✔️ Mythe de l’Étoile des Femmes (Tiwi, les femmes détenaient d’abord les cérémonies)
Âge d’or matriarcal – Un âge ancien où les femmes (ou une déesse) régnaient sur la société ou le cosmos, qui prend fin par un changement.✔️ Kishar dans le mythe babylonien (appariée à Anshar, mais parfois première)
(règne de Tiamat avant Marduk)
✔️ ère de Prithvi dans certains Purāṇa (âge de la déesse Terre)
(et mythe de royaume matriarcal dans le Mahābhārata – Royaume des Femmes)
🔶 ère de Nüwa (pas de séparation des sexes jusqu’au mariage ultérieur)
(mythe du « Royaume des Femmes » dans Le Voyage en Occident reflète cette idée)
✔️ Âge d’or (Hésiode : règne de Cronos & peut‑être Rhéa – pas de labeur, pas d’inégalité)
✔️ Amazones (sociétés mythiques dirigées par des femmes aux confins du monde)
✔️ mythes du « Pays des Femmes » (par ex. récit iroquois de la femme du ciel comme guide)
✔️ Juchi (Bribri du Costa Rica : la déesse régnait avant le dieu)
Remplacement par le patriarcat – Récit de transfert de pouvoir du féminin au masculin, souvent par la violence ou la ruse.✔️ Tiamat vs Marduk (déesse‑mère tuée par le dieu de l’orage, nouvel ordre)
✔️ Ereshkigal (reine des Enfers soumise par Nergal dans un mythe tardif)
✔️ Brahmānaspati vole le Soma (mythe védique interprété comme la prise du pouvoir rituel par le patriarcat)
✔️ Durga vs démons (les femmes ne sont invoquées que lorsque les hommes échouent, puis le pouvoir leur est retiré)
✔️ Fu Xi épouse/succède à Nüwa (dans des légendes ultérieures, son frère‑époux prend la tête)✔️ Zeus vs la progéniture de Gaïa (les Titans)
✔️ Pandore (la première femme est tenue pour responsable de la fin de l’Âge d’or des hommes)
✔️ Mutjinga tuée par un homme
✔️ Yhi (femme‑soleil aborigène) cède la place à Baiame (père‑ciel) (Kamilaroi)

Tableau 2Motifs comparés du matriarcat primordial dans la mythologie mondiale. Une coche (✔️) indique que le motif est explicitement présent dans le corpus culturel ; un losange (🔶) indique une présence plus faible ou symbolique. Ces motifs montrent une large distribution de l’idée selon laquelle, à l’origine, les figures féminines détenaient la primauté créatrice et spirituelle, et que les traditions ultérieures enregistrent souvent un transfert de pouvoir vers des figures masculines. De tels schémas narratifs récurrents renforcent l’idée que le concept d’un âge féminin primordial est un thème commun de l’imaginaire humain, reflétant peut‑être de réels changements de structures sociales ou, à tout le moins, une reconnaissance psychologique des pouvoirs donneurs de vie des femmes.

Synthèse des preuves mythiques#

Le registre mythologique, lorsqu’il est envisagé dans une perspective comparative, offre une riche tapisserie à l’appui de l’hypothèse d’un matriarcat primordial ou, à tout le moins, d’un profond respect pour le pouvoir créateur féminin dans les sociétés anciennes. Nous constatons que, des mythes écrits les plus anciens (sumériens et babyloniens) aux traditions orales consignées à l’époque moderne (aborigènes australiens, Amérindiens), un récit récurrent apparaît : Au commencement, la Femme était centrale. Qu’il s’agisse de la Terre personnifiée, de la Grande Mère qui donne naissance aux dieux, ou de la première chamane contrôlant la vie et la mort, le féminin est dépeint comme l’initiatrice.

Fait crucial, nombre de ces mythes décrivent également une transition – souvent une perte de la primauté féminine. Les récits de la défaite de Tiamat, de la progéniture de Gaïa renversant sa volonté, de la mort de Mutjinga, ou de la défaite ultime des reines amazones par des héros masculins, pointent tous vers une mémoire collective du changement : un temps « avant », où le pouvoir féminin était incontesté, et un temps « après », où un nouvel ordre (dominé par les hommes) prévalut. L’anthropologue Chris Knight (1991) a suggéré que de tels mythes encodent de véritables transformations sociales dans un passé lointain, peut‑être au moment où l’humanité est passée de bandes de chasseurs‑cueilleurs égalitaires (où les rôles de collecte et de reproduction des femmes étaient aussi valorisés que la chasse masculine) à des sociétés agricoles ou pastorales plus hiérarchisées et dominées par les hommes. Bien que les interprétations varient, la prégnance du mythe d’une préhistoire matriarcale est en elle‑même remarquable. Même si l’on soutenait qu’il ne s’agit que d’un « mythe » ou d’une fantaisie (Eller 2000), la question demeure : pourquoi tant de cultures ont‑elles imaginé ou gardé le souvenir que les femmes avaient jadis un statut supérieur ? La réponse la plus simple pourrait être que, dans la vie sociale humaine précoce – en particulier durant l’évolution de la culture symbolique – les femmes ont effectivement joué des rôles de premier plan, que les générations ultérieures ont encodés sous forme de récits.

En conclusion de cette section, la mythologie fournit une corroboration symbolique de ce que les figurines de Vénus suggéraient de manière concrète. Les artefacts nous ont montré la vénération de la Femme dans l’art de l’Âge glaciaire ; les mythes nous parlent de la suprématie de la Femme dans le passé mythique. L’un s’exprime dans le langage de l’image, l’autre dans celui du récit, mais tous deux convergent vers l’idée que les femmes furent les protagonistes initiales de l’histoire humaine – créatrices, dirigeantes, détentrices d’un savoir profond.

Avant de poursuivre, il est important de reconnaître que le mythe d’une préhistoire matriarcale a été controversé dans la recherche moderne. Certains l’ont adopté pour des raisons idéologiques, tandis que d’autres l’ont rejeté comme un « passé inventé » (Eller 2000) utilisé pour inspirer des mouvements contemporains. Nous n’affirmons pas l’existence d’une utopie naïve où « tous les humains adoraient une Grande Déesse et vivaient en paix ». Assurément, la vie au Paléolithique supérieur comportait son lot de difficultés et de complexités. Cependant, la constance des fils conducteurs dans des données disparates – les figurines et les mythes – donne à l’hypothèse un sérieux fondement. Pour renforcer davantage notre argumentation par la science empirique, nous nous tournons maintenant vers la génétique et la paléoanthropologie. Si les femmes étaient effectivement à la tête des avancées cognitives et culturelles précoces, pourrions‑nous en voir la trace dans nos génomes ? De manière intrigante, oui : dans la trame même de notre ADN de cette époque, on observe des signaux suggérant un rôle pivot du sexe et du genre dans la formation des cerveaux sociaux humains modernes.

Preuves génétiques : balayages sélectifs sur le chromosome X et évolution cognitive dirigée par les femmes#

Il y a environ 50 000 ans – au moment même où Homo sapiens se répandait hors d’Afrique et où des artefacts culturels comme l’art figuratif, les outils complexes et les parures personnelles se multipliaient – quelque chose de curieux se produisait au niveau génomique. Des analyses de génétique des populations ont révélé qu’un certain nombre de régions du chromosome X portent la marque d’une sélection positive intense datant d’environ 50–40 ka (Skov et al. 2023). Le chromosome X, bien sûr, a un mode d’héritage particulier (les femmes ont deux X, les hommes un seul), ce qui rend la dynamique de la sélection sur X distincte de celle des autosomes. Les « balayages sélectifs » découverts sur le X comptent parmi les plus forts connus dans l’évolution humaine, rivalisant ou dépassant le cas classique de la persistance de la lactase sur un autosome. Quelles étaient ces adaptations liées au X, et pourraient‑elles être en rapport avec des traits sociaux ou cognitifs sous influence féminine ? Examinons quelques exemples clés :

  • TENM1 (Teneurin-1) : L’une des régions de balayage sélectif les plus marquées est centrée sur le gène TENM1 sur Xq, qui présente un long haplotype à haute fréquence hors d’Afrique. L’âge de ce balayage est estimé à ~50 ka, antérieur ou concomitant à la migration hors d’Afrique (Skov et al. 2023). TENM1 code une grosse protéine impliquée dans la formation des circuits neuronaux (en particulier dans les voies olfactives et les régions limbiques du cerveau). Fait fascinant, des mutations rares de TENM1 provoquent une anosmie congénitale (perte de l’odorat) chez l’humain, ce qui suggère que des changements dans ce gène pourraient affecter l’acuité sensorielle ou le câblage cérébral. Pourquoi ce gène aurait-il alors été si fortement favorisé ? Une hypothèse est qu’une communication sociale améliorée via les odeurs et les phéromones ait été bénéfique – aidant peut-être à la reconnaissance des apparentés, au choix du partenaire ou à la cohésion de groupe dans des sociétés plus vastes. Une autre idée est que les changements de TENM1 aient influencé plus largement le développement cérébral (comme le font de nombreux gènes du neurodéveloppement). Si les femmes jouaient un rôle dominant dans la structuration sociale, on peut imaginer que des variants de TENM1 facilitant une meilleure reconnaissance des apparentés ou des états émotionnels (peut-être via l’odorat ou des signaux subtils) auraient conféré des avantages dans des communautés où le lien empathique était primordial. C’est spéculatif, mais révélateur que le principal balayage de notre génome soit lié au développement neuronal. Cela suggère que la sélection naturelle ajustait notre cerveau au moment où le comportement moderne émergeait.

  • PCDH11X (Protocadherin-11X) et PCDH11Y : De manière unique chez l’humain, une duplication génique il y a 6 millions d’années (au moment même de la divergence entre hominines et chimpanzés) a créé une paire de gènes : PCDH11X sur le X et PCDH11Y sur le Y. Ces gènes codent des protéines d’adhésion cellulaire exprimées dans le cerveau, et des travaux intrigants de Crow et de ses collègues les ont reliés à l’asymétrie cérébrale et à la capacité de langage (Crow 2002 ; Williams et al. 2006). Au cours de l’évolution des hominines, PCDH11X/Y ont accumulé des changements sous évolution accélérée – en particulier, PCDH11Y (la copie sur le Y) a acquis 16 différences d’acides aminés, tandis que PCDH11X a connu 5 changements, par rapport aux autres primates. Cela suggère une sélection positive, possiblement liée au développement de fonctions cérébrales spécifiques à l’humain telles que la latéralisation hémisphérique (un prérequis pour le langage). Il est notable qu’on ait émis l’hypothèse que l’existence d’un homologue Y non identique puisse conduire à des différences sexuelles dans le câblage cérébral – par exemple, si le gène Y est exprimé chez les mâles dans certains neurones et le gène X chez les femelles, leur divergence pourrait produire de subtiles différences cognitives/comportementales. Quel rapport avec une évolution de la conscience dirigée par les femmes ? Considérons que chez les femmes, qui ont deux X, PCDH11X est exprimé de manière biallèlique dans certaines régions cérébrales (il échappe à l’inactivation du X). Les hommes, en revanche, expriment à la fois PCDH11X (à partir de leur unique X) et PCDH11Y. Si PCDH11Y a divergé fonctionnellement (peut-être moins efficace), alors les femmes pourraient en réalité recevoir une double dose d’une protocadhérine plus optimisée, contribuant à des schémas de connectivité qui favorisent, par exemple, la communication verbale ou la cognition sociale. Certaines études constatent en effet que le cerveau féminin présente un traitement du langage plus symétrique et récupère mieux après des lésions latéralisées (McGlone 1980). Il est tentant de spéculer qu’au moment où le langage évoluait, les femelles hominines – avec deux copies du gène PCDH11 en cours d’évolution – aient pu avoir un avantage en coordination linguistique/sociale, poussant peut-être la sélection sur ces gènes. Le choix féminin pourrait également jouer un rôle : si le protolangage et l’empathie rendaient certains mâles plus attractifs ou de meilleurs pères, les femmes auraient pu s’accoupler préférentiellement avec ces mâles, accélérant la diffusion des allèles pertinents. Le résultat final est que notre espèce a fixé ces changements de protocadhérine, et, fait intéressant, PCDH11Y montre des signes de sélection positive chez l’humain, ce qui suggère que la copie Y ne se contentait pas de se dégrader mais acquérait possiblement une nouvelle fonction spécifique aux mâles. Une théorie (Crow 2013) postule que cette paire de gènes pourrait sous-tendre l’origine de la dichotomie entre styles cognitifs analytiques (davantage associés aux hommes) et holistiques (associés aux femmes) – reliant en substance la différence génétique à une évolution genrée de l’esprit.

  • NLGN4X (Neuroligin-4) : Ce gène sur Xq code une molécule d’adhésion synaptique cruciale pour la formation et le maintien des synapses, en particulier dans les circuits impliqués dans l’interaction sociale. Des mutations de NLGN4X (et de son paralogue NLGN3 sur X) sont des causes connues de troubles du spectre autistique et de déficience intellectuelle chez les garçons (Jamain et al. 2003). Les humains possèdent également un NLGN4Y sur le Y, qui est identique à 97 % en séquence protéique, mais, de manière intrigante, NLGN4Y présente une légère différence structurale qui le rend fonctionnellement moins efficace – il est mal acheminé vers les synapses. En substance, les mâles dépendent presque entièrement de NLGN4X pour une fonction synaptique sociale normale, puisque NLGN4Y ne remplit pas son rôle. Cela pourrait expliquer pourquoi des mutations perte de fonction de NLGN4X provoquent l’autisme chez les mâles (qui n’ont pas de secours), alors que les femelles, avec deux X, sont généralement seulement porteuses et moins affectées (la mosaïque d’inactivation du X préserve souvent une partie de la fonction). D’un point de vue évolutif, c’est significatif : toute modification bénéfique de NLGN4X qui améliorait la cognition sociale profiterait immédiatement aux mâles (et pourrait donc se répandre rapidement via un avantage masculin), tandis que les mutations délétères seraient purgées (car elles se manifestent chez les mâles). C’est un exemple de « l’hypothèse du X sans garde » et du principe général de l’évolution plus rapide du X. Les chercheurs ont noté que de nombreux gènes liés au X montrent des preuves de sélection positive chez l’humain, beaucoup étant liés à la fonction cérébrale (Dorus et al. 2004). Le moment de ces changements se situe souvent au Pléistocène tardif. Si les femmes sélectionnaient des partenaires empathiques et coopératifs (le « père sensible » ou le « partenaire capable de communiquer et de lire les émotions »), les mâles présentant de légères modifications de gènes du X comme NLGN4X auraient pu bénéficier d’avantages reproductifs. Avec le temps, cela pourrait conduire à une évolution rapide d’une théorie de l’esprit améliorée – la capacité à intuiter les pensées et les sentiments d’autrui – marque de l’intelligence sociale humaine. Il est notable que les capacités de théorie de l’esprit sont observables par la sélection : une mère et un nourrisson, ou un couple de partenaires, capables de se comprendre profondément s’en sortiraient mieux que ceux qui ne le peuvent pas. Il est logique que la sélection dirigée par les femmes (à la fois sélection sexuelle et sélection parentale) favorise les allèles qui améliorent le lien social et la communication.

En fait, les généticiens se sont interrogés sur la raison pour laquelle le chromosome X semble porter une part disproportionnée de gènes impliqués dans les déficiences cognitives et les troubles sociaux (Lupski 2019). Une hypothèse mi-sérieuse est la théorie de « l’EMX (extreme male X) », pendant de la théorie du « cerveau hypermasculin » de Baron-Cohen pour l’autisme – elle suggère que les mâles sont plus variables dans les traits cognitifs en partie à cause des contributions du chromosome X (puisque le second X des femmes amortit les effets). Notre scénario ajoute une torsion à longue échelle de temps : peut-être qu’au cours d’une phase critique de l’évolution humaine, il y a eu une sorte de « course aux armements cognitives pilotée par le X » dans laquelle les femmes, via leurs rôles biologiques et leurs choix d’accouplement, orientaient l’évolution des traits cognitifs. Les femelles auraient pu contribuer davantage aux soins des nourrissons à gros cerveau (sélectionnant ainsi l’empathie et la patience), et elles auraient aussi pu choisir des partenaires masculins plus coopératifs (sélectionnant la communication émotionnelle). Cela s’aligne avec l’« hypothèse de la grand-mère » en anthropologie : les femmes post-ménopausées (les grands-mères) améliorent la survie du groupe en s’occupant des petits-enfants et en partageant leur savoir. Si le rôle des grands-mères était crucial vers 50 ka, la sélection favoriserait la longévité et des traits cérébraux chez les femmes permettant ce type de reproduction coopérative (Hawkes 2004). En effet, des gènes comme PCDH11X et d’autres pourraient avoir été sélectionnés chez les femmes pour la longévité de la fonction cognitive et la finesse sociale, ce qui bénéficie indirectement à l’ensemble du groupe.

Il est important de noter que les balayages sélectifs sur le X vers ~50 ka coïncident également avec un schéma génétique de réduction de l’admixture néandertalienne sur le X chez les non-Africains. Skov et al. (2023) soutiennent que ces balayages ont « tiré » vers la fixation des régions liées du X, éliminant au passage les variants d’origine néandertalienne (presque absents sur le X). C’est fascinant car cela suggère que l’adaptation en question était propre à Homo sapiens et peut-être incompatible avec les humains archaïques. Une spéculation est qu’elle pourrait impliquer un drive méiotique ou des facteurs de fertilité spécifiques au sexe (puisque des rapports de sexes biaisés ou une infertilité hybride impliquent souvent des gènes du X). Cependant, étant donné l’annotation fonctionnelle de nombreux gènes balayés (neuroneux, cognitifs), une autre possibilité est que ces balayages reflètent une divergence cognitive : les humains modernes développant une cognition sociale supérieure que même les Néandertaliens n’avaient pas (d’où un ADN néandertalien à ces loci délétère et purgé). Si tel est le cas, on peut se demander si l’avantage résidait particulièrement dans les réseaux sociaux et la communication féminins, quelque chose que l’on note ethnographiquement dans de nombreuses sociétés (par exemple, la garde d’enfants coopérative entre femmes est un puissant facteur de cohésion). Se pourrait-il que les femmes de Homo sapiens aient atteint un niveau de complexité sociale – communication symbolique via le langage, réseaux de parenté plus vastes, savoir rituel – qui ait distingué notre lignée ? Si oui, la génétique en porte littéralement la trace sur le X.

Implications de la sélection liée au X pour un matriarcat primordial#

Les preuves génétiques que nous avons examinées suggèrent un scénario dans lequel l’évolution de l’intelligence sociale humaine moderne était intimement liée à des facteurs dirigés par les femmes. Un cadre plausible est celui d’une structure sociale initialement matriarcale ou centrée sur les femmes : si les femmes étaient les principales organisatrices de la vie sociale (par exemple, si la filiation était matrilinéaire et si les grands-mères/mères occupaient des rôles d’autorité dans les campements), alors la sélection favoriserait fortement les allèles qui amélioraient les compétences importantes pour ces rôles. Celles-ci incluaient probablement le langage (pour enseigner, coordonner des familles multigénérationnelles), l’intelligence émotionnelle (pour allaiter les nourrissons et arbitrer les relations adultes) et la mémoire (pour gérer des liens de parenté complexes et des connaissances sur les ressources). On en voit des indices dans la manière dont certains troubles liés au X se manifestent : par exemple, des mutations de MECP2 sur le X provoquent le syndrome de Rett, un trouble développemental sévère affectant principalement les filles (lorsqu’une bonne copie ne suffit pas) et lié au développement synaptique – fait intéressant, MECP2 est important pour la maturation cérébrale et pourrait également avoir subi une sélection positive chez l’humain (Shuldiner et al. 2013). PCDH19 sur le X provoque une forme d’épilepsie qui affecte curieusement uniquement les femmes hétérozygotes (en raison de l’expression mosaïque) – un exemple où le fait d’avoir deux X crée un phénotype féminin unique. On pourrait spéculer que l’existence de tels schémas d’expression féminins uniques (un cerveau mosaïque de deux populations cellulaires) ait même pu conférer un avantage – peut-être qu’un cerveau mosaïque pour le X pourrait être plus résilient ou cognitivement flexible, bien qu’exposé à des troubles spécifiques si la mosaïque tourne mal (comme dans l’épilepsie PCDH19, où des populations neuronales mixtes provoquent une instabilité du réseau chez les femmes mais pas chez les mâles transmetteurs). C’est un rappel que la biologie des femmes (XX) n’est pas seulement une double copie ; c’est une tapisserie mosaïque au niveau cellulaire, qui pourrait contribuer à la diversité cognitive (Davis et al. 2015). La sélection sur les gènes du X pourrait ainsi refléter un ajustement fin de ce système d’exploitation cérébral « à deux génomes » que seules les femmes possèdent pleinement.

Du point de vue d’un matriarcat, si les femmes, collectivement, disposaient d’une intelligence sociale plus élevée et formaient des coalitions, elles auraient pu influencer le flux génique de la population – devenant en substance les sélectionneuses des traits. Il a même été avancé que le choix féminin fut crucial dans l’auto-domestication humaine : choisir des mâles moins agressifs, plus coopératifs (canalisant les impulsions liées à la testostérone). Sur des générations, cela pourrait féminiser quelque peu le comportement de la population masculine et conduire aux visages graciles et amicaux que l’on observe dans les crânes du Paléolithique supérieur comparés à ceux des hominines plus anciens (Cieri et al. 2014). Un indice en ce sens est la réduction du dimorphisme sexuel chez l’humain par rapport à nos ancêtres plus anciens et notre fort investissement parental masculin – chose plus probable si les femmes avaient un pouvoir de négociation dans le choix du partenaire (Lovejoy 1981).

Pour résumer les preuves génétiques : au moment même où notre espèce connaissait un « Grand Bond en Avant » culturel (40–50 ka), nos génomes enregistrent un balayage de changements sur le chromosome X liés à la fonction cérébrale et à l’interaction sociale. L’interprétation la plus simple est qu’une cognition sociale améliorée était en cours de sélection. Notre thèse ajoute qu’il s’agissait vraisemblablement d’une sélection médiée par les femmes – à travers leurs rôles biologiques et leurs schémas d’accouplement – qui a propulsé ces changements. Ainsi, les données génétiques sont cohérentes avec un modèle dans lequel les femmes ont joué un rôle déterminant dans l’évolution de la conscience humaine moderne. En un sens littéral, des mères et des grands-mères sélectionnant des enfants empathiques et des partenaires coopératifs auraient sculpté l’architecture neuronale qui nous a rendus capables d’art, de mythe et de société complexe.

Ayant rassemblé des preuves issues des artefacts, des mythes et des gènes, nous prenons maintenant du recul pour considérer ce que tout cela signifie. Un matriarcat primordial a-t-il réellement existé, et si oui, quelle fut sa nature et son destin ? Dans la section finale, nous intégrons ces résultats et explorons comment un âge initial centré sur les femmes a pu se transformer – possiblement de manière violente ou graduelle – en systèmes patriarcaux devenus la norme à l’époque historique. Nous réfléchirons aussi à la manière dont ce passé profond pourrait encore résonner dans nos psychés et nos structures sociales actuelles.

Discussion : reconstruire le matriarcat primordial et son héritage#

La convergence d’indicateurs archéologiques, mythologiques et génétiques constitue un argument convaincant selon lequel les femmes occupaient une position centrale – peut-être dominante – dans le développement précoce de la culture symbolique humaine et de la vie sociale. À quoi ce matriarcat primordial aurait-il pu ressembler en pratique, et pourquoi a-t-il cédé la place aux hiérarchies masculines que nous observons dans la plupart des sociétés historiques documentées ?

Caractéristiques d’un matriarcat primordial#

Il est crucial de préciser que par « matriarcat » nous n’entendons pas nécessairement une image en miroir du patriarcat (avec des femmes en dirigeantes tyranniques et des hommes opprimés). Les anthropologues préfèrent souvent des termes comme « matrifocal » ou « matrilinéaire » pour décrire des sociétés où les femmes (en particulier les mères) sont les pivots sociaux sans impliquer un gouvernement formellement féminin. Les données suggèrent un scénario de ce type pour les groupes du Paléolithique supérieur :

  • Parenté et résidence matrilinéaires : Les premières bandes humaines ont pu tracer la filiation par la mère et vivre selon des schémas de résidence uxorilocaux (centrés sur la mère). Certains modèles paléoanthropologiques (par ex. Knight, Power & Watts 1995) proposent que des coalitions féminines aient organisé l’élevage collectif des enfants et même une fertilité synchronisée (théories de « grève du sexe ») pour encourager l’approvisionnement par les mâles. Si c’est exact, la solidarité féminine aurait pu faire des femmes une force cohésive orientant la prise de décision du groupe.

  • Pouvoir économique et rituel féminin : Dans les contextes de chasseurs-cueilleurs, la cueillette par les femmes fournit souvent la part stable et majoritaire de la nutrition. Les femmes détiennent aussi typiquement un savoir écologique clé (plantes, saisons). Dans une bande matrifocale du Pléistocène, les femmes âgées auraient très bien pu être les gardiennes du savoir (pensez au rôle des grands-mères dans la transmission des compétences de survie). L’association des figurines de Vénus avec les foyers et les espaces du quotidien suggère que, quel que fût leur usage rituel, il était intégré à la vie de tous les jours – vraisemblablement géré par les femmes dans le cadre du foyer. Les rituels autour de la fertilité, de la naissance, de la puberté – domaines intrinsèquement féminins – ont pu constituer le germe de la pratique religieuse. Le rôle des femmes comme donneuses de vie et guérisseuses (usage des plantes, maïeutique, etc.) les positionne naturellement comme premières chamans ou prêtresses. Il est révélateur que, dans de nombreuses sociétés ultérieures, les sages-femmes, herboristes et oracles soient des femmes, bien que souvent persécutées sous le patriarcat (par ex. les « sorcières »). Dans un matriarcat primordial, ces rôles seraient honorés, non craints.

  • Cohésion sociale et résolution des conflits : Les études sur les primates montrent que les coalitions féminines (comme chez les bonobos) peuvent gérer efficacement l’agression masculine et maintenir la paix de groupe via des comportements érotiques et affiliatifs (Parish 1996). Il est séduisant d’imaginer des femelles humaines précoces faisant quelque chose d’analogue – utilisant leur habileté sociale pour souder les groupes et tempérer les conflits masculins. Des mythes comme la Lysistrata grecque (bien qu’il s’agisse d’une satire) font écho à un archétype de femmes s’unissant pour forcer la coopération des hommes. Sous un matriarcat, les alliances inter-familiales auraient pu être forgées par des femmes échangeant des objets rituels ou partageant la garde des enfants, créant un réseau de confiance plus large (peut-être reflété dans la similarité largement répandue de l’iconographie des Vénus – un symbole culturel partagé entre tribus).

  • Absence de guerre organisée : Bien qu’il soit difficile de généraliser, le Paléolithique supérieur laisse peu de preuves directes de guerre (les fortifications, fosses communes avec blessures par projectiles apparaissent davantage au Néolithique). Certains chercheurs émettent l’hypothèse que les premiers groupes humains étaient relativement égalitaires et seulement épisodiquement violents (Kelly 2000). Une structure matriarcale pourrait corréler avec une moindre importance accordée à la guerre territoriale, au profit de l’alliance et de l’échange (par ex. échange de coquillages, de pigments, de partenaires). En effet, le registre archéologique de cette époque montre de vastes réseaux d’échanges (coquillages méditerranéens à l’intérieur des terres européennes, obsidienne transportée sur des centaines de kilomètres). Il se peut que les connexions inter-groupes des femmes (via le mariage exogame ou des rassemblements rituels) aient facilité ces échanges pacifiques. Même l’acte de raconter des histoires – probablement pratiqué autour des feux de camp avec des contributions des deux sexes – aurait pu être un outil dans lequel les femmes excellaient pour désamorcer les tensions et inculquer une identité de groupe.

Transition vers le patriarcat – qu’est-ce qui a mal tourné (ou changé) ?#

Si un tel âge d’or matrifocal a existé, pourquoi a-t-il pris fin ? Les données combinées du mythe et de l’archéologie indiquent un changement graduel, probablement du Mésolithique au Néolithique, où des structures centrées sur les hommes se sont imposées. Plusieurs facteurs peuvent être avancés :

  • Violence coalitive masculine et chasse au gros gibier : Au Paléolithique supérieur tardif (après ~20 ka), on observe une intensification de la chasse au gros gibier dans certaines régions et possiblement davantage de résidence patrilocale à mesure que les groupes défendent des territoires de chasse. La coopération masculine dans la guerre ou les grandes chasses aurait pu élever le statut des chefs guerriers et diminuer l’influence des femmes. Les mythes des Amazones pourraient être un écho culturel de conflits réels – peut-être que, lorsque des clans pastoralistes dominés par les hommes se sont étendus, ils ont soumis des communautés de chasseurs-cueilleurs plus matrilinéaires, inscrivant la conquête dans la légende (« le héros Héraclès vainc la reine des Amazones »). Marija Gimbutas a célèbrement soutenu que des envahisseurs indo-européens de l’âge du bronze (patriarcaux, belliqueux) ont submergé les cultures « de la Vieille Europe » vouant un culte à la déesse. Il s’agit d’un exemple tardif (~5–6 ka), mais le schéma pourrait avoir des analogues plus anciens.

  • Changements dans les systèmes d’accouplement : Un matriarcat pourrait corréler avec un appariement relativement égalitaire ou même une polygynie à choix féminin (la femme choisit et invite le partenaire). À mesure que les sociétés se complexifient, certains hommes peuvent accumuler richesse ou influence (surtout dans des contextes proto-agricoles sédentaires), faisant basculer le système d’accouplement vers une polygynie patriarcale (hommes puissants prenant plusieurs épouses, contrôlant la sexualité féminine). Cela prive les femmes de leur autonomie antérieure. Le récit biblique d’Ève (que certaines chercheuses féministes considèrent comme une propagande contre d’anciennes traditions de déesse-mère) rend explicitement la première femme subordonnée et coupable, reflétant l’ethos d’un âge pleinement patriarcal au Proche-Orient de l’âge du bronze. De même, le mythe de Pandore chez Hésiode marque un tournant misogyne – la première femme comme un « beau mal » envoyé pour punir les hommes (Hésiode, Les Travaux et les Jours). Ces récits émergent souvent précisément au moment où les sociétés historiques codifient le patriarcat (premiers États, lois formalisant l’autorité masculine, etc.). Ils suggèrent un besoin de justifier le nouvel ordre en discréditant l’ancien : Pandore/Ève a tout gâché, donc désormais les hommes doivent contrôler les femmes. En réalité, on pourrait interpréter cela comme : « quand les hommes ont pris le pouvoir, ils ont présenté les femmes comme source de désordre pour légitimer leur prise de contrôle. »

  • Mutations environnementales et démographiques : La fin du Pléistocène (après 10 000 av. J.-C.) a vu de vastes changements climatiques, des extinctions de mégafaune et, finalement, l’essor de l’agriculture. Le stress environnemental peut modifier la structure sociale. Si la mortalité infantile augmentait ou si de nouvelles tâches économiques apparaissaient (labour, élevage) que les hommes monopolisaient, l’équilibre de genre pouvait se déplacer. Par exemple, l’agriculture a souvent conduit les femmes à assumer davantage de rôles domestiques et les hommes à gérer les travaux lourds et la propriété, renforçant le patriarcat (en rupture avec un modèle de chasseurs-cueilleurs où la cueillette féminine était vitale). Le concept de propriété et d’héritage a peut-être été le coup de grâce pour les systèmes matrilinéaires – lorsque la richesse (parcelles de terre, troupeaux) devient primordiale, les systèmes d’héritage patrilinéaires prennent souvent le dessus pour assurer la certitude de la paternité des héritiers, ce qui implique de contrôler la sexualité et la mobilité des femmes (les rendre « voilées », « au foyer », gardées pour garantir la lignée du père – un schéma observé dans le monde entier lors du passage aux États agraires).

Ainsi, au moment où l’écriture apparaît (vers 3000 av. J.-C.), la plupart des sociétés documentées, de Sumer à l’Égypte en passant par la Chine, sont fortement patriarcales. Cependant, fait intrigant, elles conservent souvent des vestiges d’une ancienne révérence pour le féminin : grandes déesses (Ishtar, Isis, Héra), femmes dans des rôles sacerdotaux (temple de Vesta à Rome, oracle de Delphes), et mythes d’origine de reines fondatrices ou de déesses créatrices (comme nous l’avons vu). Même la peur persistante des femmes puissantes – les chasses aux sorcières, le besoin des religions masculines de diaboliser les déesses-mères comme « démons » ou « hérétiques » – trahit un sous-texte selon lequel il s’agissait d’une part refoulée de la mémoire culturelle humaine. Cynthia Eller (2000) a soutenu que le mythe moderne d’une préhistoire matriarcale pacifique est probablement faux, mais nos recherches suggèrent qu’elle a peut-être jeté le bébé avec l’eau du bain. Si les revendications utopiques sont injustifiées, les éléments de ce mythe – art et mythologie centrés sur les femmes, égalité relative sinon dominance des femmes, absence de guerre organisée – s’alignent avec les données empiriques concernant les sociétés de l’Âge glaciaire.

Héritage et réflexions#

Si le matriarcat primordial a réellement existé, cela a-t-il une importance aujourd’hui ? Au-delà de la curiosité académique, cela remet en cause des récits profondément ancrés sur le genre. Cela nous dit que le patriarcat n’est pas un ordre éternel et naturel mais un développement historique – et relativement récent. Pendant des dizaines de millénaires, les humains ont peut-être vécu dans des bandes où le leadership était partagé et où la féminité était sacralisée plutôt que subordonnée. Les échos de cette ère persistent dans notre inconscient collectif : l’archétype de la Grande Mère décrit par Jung, l’idéal de la Terre-Mère, le motif récurrent dans la science-fiction de sociétés avancées et pacifiques dirigées par des femmes (peut-être inspiré par un désir profond d’équilibre).

La perspective évolutive est également porteuse d’espoir : les mêmes traits empathiques et communicatifs qui ont été sélectionnés (très probablement sous l’influence des femmes) sont ceux qui peuvent aujourd’hui nous aider à surmonter les impulsions agressives et clivantes. Il est poignant que les gènes qui ont peut-être été balayés vers la fixation il y a 50 000 ans en partie grâce aux choix des femmes (TENM1, NLGN4X, etc.) soient précisément ceux qui, lorsqu’ils sont mutés, peuvent provoquer l’autisme ou la déconnexion sociale. En un sens, le génie social de notre espèce – la « théorie de l’esprit » qui nous permet de créer la culture – est un cadeau de ces mères anciennes.

Bien sûr, l’idée d’un matriarcat primordial peut être mal utilisée si l’on n’y prend garde. Il ne s’agit pas d’accuser un genre ou d’idéaliser l’autre, mais de comprendre l’équilibre. Les premières communautés humaines reconnaissaient vraisemblablement que les forces masculines et féminines étaient toutes deux vitales – notez que les figurines de Vénus, tout en mettant l’accent sur la fertilité, manquent souvent de visage ou d’identité, ce qui indique peut-être qu’elles symbolisaient un concept (fertilité, survie) plutôt que des individus. L’art ne portait pas sur les femmes dominant les hommes, mais sur l’honneur rendu au principe féminin qui assure la continuité de la vie. Dans notre monde moderne, en proie à la violence et à la crise écologique (conséquences que certains relient à des valeurs hypermasculines toxiques), la leçon de notre passé profond pourrait être de recentrer ces principes féminins – coopération, soin, révérence pour la Terre – au cœur de notre culture à nouveau. Comme le dit l’adage, « ce qui est ancien redevient nouveau ».

Conclusion#

Les éléments rassemblés ici ne « prouvent » pas un matriarcat primordial au sens de reines sur des trônes promulguant des édits. Ils révèlent plutôt que, dans le creuset des origines humaines, les femmes furent vraisemblablement les principales innovatrices et dirigeantes dans les domaines qui ont véritablement fait de nous des humains : l’art, la religion, le lien social et le soin apporté aux nouvelles générations. Les premiers sculpteurs ont sculpté des femmes, les premiers conteurs ont chanté des mères déesses, et la sélection naturelle elle‑même, agissant sur le cerveau social, porte l’empreinte de l’influence des femmes. L’hypothèse du matriarcat primordial, autrefois reléguée au rang de spéculation marginale, mérite un sérieux réexamen à la lumière des données interdisciplinaires. Elle nous invite à envisager la société humaine primitive non comme un patriarcat hobbesien fondé sur la force brute, mais comme une trame matriarcale plus subtile – une toile tissée par des femmes sages qui, en cherchant à mieux comprendre et à mieux prendre soin des autres, ont, sans le savoir, servi de sages‑femmes à l’esprit humain.

À l’échelle de la grande chronologie de notre espèce, le patriarcat est une expérience récente – et l’on pourrait dire chancelante – bâtie sur les fondations bien plus anciennes d’un âge matrifocal. Si la conscience a d’abord évolué dans l’esprit d’une femme (peut‑être tandis qu’elle apaisait un enfant près du feu, ou qu’elle façonnait une figure de la Terre‑Mère qu’elle vénérait), alors l’évolution genrée de la conscience n’est pas seulement une formule accrocheuse, mais une description littérale de notre ascension. Nous nous sommes éveillés à nous‑mêmes à travers les yeux des femmes. Comprendre cette vérité profonde peut transformer notre manière de concevoir les relations de genre aujourd’hui – non comme une loi naturelle fixe, mais comme quelque chose de dynamique, porteur de la possibilité d’un avenir plus équilibré qui rappelle le partenariat de nos débuts. Lorsque nous réfléchissons au mythe de l’Éden ou de l’Âge d’or, peut‑être qu’Ève n’était pas une réflexion tardive née de la côte d’Adam, mais la première à goûter au fruit de la connaissance – et il est grand temps que nous célébrions et apprenions de ce premier éclair d’illumination.


FAQ#

Q 1. Les preuves des figurines de Vénus démontrent‑elles l’existence d’un gouvernement littéralement dirigé par des femmes ?
R. Non. Les artefacts indiquent une vénération symbolique du féminin, pas nécessairement une domination politique ; ils étayent une phase matrifocale ou équilibrée entre les genres, non une bureaucratie de reines.

Q 2. Des mythes de déesses similaires pourraient‑ils apparaître indépendamment ?
R. C’est possible, mais le « package » récurrent – Grande Mère créatrice, puis renversement ultérieur par des dieux masculins – à travers les continents s’interprète plus parcimonieusement comme une tradition profonde partagée ou une diffusion.

Q 3. Que nous disent réellement les balayages sélectifs liés au chromosome X ?
R. Ils montrent une forte sélection sur des gènes du cerveau social vers 50 000 ans avant le présent ; en les couplant aux données archéologiques et mythologiques, cela suggère des pressions d’origine féminine favorisant l’empathie et la communication.


Sources#

  • Adovasio, J. M., Soffer, O., & Page, J. (2011). The Invisible Sex: Uncovering the True Roles of Women in Prehistory. Smithsonian Books. (Soutient, à partir de preuves archéologiques, que les femmes étaient centrales dans la vie paléolithique.)

  • Conard, N. J. (2009). “A female figurine from the basal Aurignacian of Hohle Fels Cave in southwestern Germany.” Nature 459: 248–252. DOI: 10.1038/nature07995 (Découverte de la Vénus de Hohle Fels, datée de 35–40 000 ans, plus ancien art figuratif connu.)

  • Crow, T. (2002). “The Speciation of Modern Homo sapiens.” Proceedings of the British Academy 106: 55–94. (Propose la duplication PCDH11X/Y, liée à l’asymétrie cérébrale et au langage.)

  • Eller, C. (2000). The Myth of Matriarchal Prehistory: Why an Invented Past Won’t Give Women a Future. Beacon Press. (Analyse critique déconstruisant les affirmations d’un matriarcat universel et pacifique – fournit un contexte aux débats contemporains.)

  • Hesiod (c. 700 BCE). Theogony. (Trans. H.G. Evelyn-White, 1914). Harvard University Press. (Vers 116–122 : Chaos, puis Gaïa comme Terre‑Mère.)

  • Holloway, A. (2013). “The Venus Figurines of the European Paleolithic Era.” Ancient Origins (online). (Synthèse accessible ; signale plus de 200 figurines découvertes.)

  • Jamain, S. et al. (2003). “Mutations of the X-linked genes encoding neuroligins NLGN3 and NLGN4 are associated with autism.” Nature Genetics 34(1): 27–29. DOI: 10.1038/ng1136. (Première identification d’une mutation de NLGN4X dans l’autisme – souligne son importance pour la fonction sociale.)

  • Johnson, R. J., Lanaspa, M. A., & Fox, J. W. (2021). “Perspective: Upper Paleolithic Figurines Showing Women with Obesity may Represent Survival Symbols of Climatic Change.” Obesity 29(1): 143–146. DOI: 10.1002/oby.23034. (Analyse la distribution des corpulences des figurines de Vénus en fonction du climat de l’Âge glaciaire ; propose qu’elles symbolisaient la graisse = survie.)

  • Knight, C., Power, C., & Watts, I. (1995). “The Human Symbolic Revolution: A Darwinian Account.” Cambridge Archaeological Journal 5(1): 75–114. (Suggère que des stratégies de coalition féminine (par ex. des « grèves du sexe » ritualisées) ont déclenché l’explosion symbolique.)

  • McDermott, L. (1996). “Self-Representation in Upper Paleolithic Female Figurines.” Current Anthropology 37(2): 227–275. DOI: 10.1086/204491. (Hypothèse selon laquelle les figurines de Vénus seraient des autoportraits féminins en perspective de première personne.)

  • Skov, L., Coll Macià, M., Lucotte, E. A., et al. (2023). “Extraordinary selection on the human X chromosome associated with archaic admixture.” Cell Genomics 3(3): 100274. DOI: 10.1016/j.xgen.2023.100274. (Met en évidence ~14 balayages sélectifs sur le X vers 45–55 000 ans et une perte d’ascendance néandertalienne sur le X ; implique une forte sélection sur des allèles modernes liés au X.)

  • Soffer, O., Adovasio, J. M., & Hyland, D. C. (2000). “The ‘Venus’ Figurines: Textiles, Basketry, Gender, and Status in the Upper Paleolithic.” Current Anthropology 41(4): 511–537. DOI: 10.1086/317381. (Interprète les figurines comme portant des vêtements tissés ; soutient que les femmes sont les inventrices de la technologie des fibres, ce qui reflète leur statut.)

  • Sumerian Mythology – ETCSL & Kramer : Electronic Text Corpus of Sumerian Literature (ETCSL translation of “Enki and Ninmah”); Kramer, S. N. (1961). Sumerian Mythology. University of Pennsylvania Press. (Ligne : “Nammu, mother who gave birth to heaven and earth.”)

  • Tantric Text (Shaktisangama Tantra) : (quoted in Jgln, K. “How Goddess Worship was Suppressed…”, Medium, Mar 18, 2025). (Le vers sanskrit louant la femme comme créatrice de l’univers – une traduction anglaise issue d’une écriture shakta.)

  • Stanner, W. E. H. (1934–1960 field notes, published in 1975). Australian Aboriginal Myths (various sources). (Récit de Mutjinga chez les Murinbata, dans lequel une vieille femme détenait le pouvoir spirituel.)

  • Stone, M. (1976). When God Was a Woman. Dial Press. (Ouvrage classique explorant les cultures de déesses du Proche‑Orient ancien et leur suppression par le patriarcat.)

  • Cutler, Andrew. 2025. “Eve Theory of Consciousness v3.” Vectors of Mind (Substack). https://www.vectorsofmind.com/p/eve-theory-of-consciousness-v3

  • Williams, N. A., Close, J. P., Giouzeli, M., & Crow, T. J. (2006). “Accelerated evolution of Protocadherin11X/Y: a candidate gene-pair for brain lateralization and language.” American Journal of Medical Genetics Part B: Neuropsychiatric Genetics 141B(8): 623–632. DOI: 10.1002/ajmg.b.30368. (Examine les différences spécifiques à l’humain dans PCDH11X et Y et leur rôle possible dans les spécialisations cognitives.)

  • White, R. (2006). “The Women of Brassempouy: A Century of Research and Interpretation.” Journal of Archaeological Method and Theory 13(4): 251–304. DOI: 10.1007/s10816-006-9023-z. (Étude détaillée des figurines gravettiennes et critique des interprétations antérieures ; souligne le contexte de leur découverte.)


  1. Dans la mythologie chinoise, Nüwa 女娲 est créditée de la création de l’humanité à partir de l’argile et de la réparation ultérieure des cieux brisés avec des pierres de cinq couleurs. Bien que certaines versions la mettent en couple avec un frère (Fuxi), de nombreux récits anciens la présentent comme la créatrice solitaire qui sauve le monde. ↩︎