TL;DR

  • Les masques les plus anciens dont la datation soit sûre sont les masques en pierre levantins (PPNB, env. IXe–VIIIe millénaire av. n. è.) et les crânes modelés en plâtre de Jéricho et de Nahal Hemar — des ancrages matériels d’un culte des ancêtres qui font du « visage » une technologie rituelle. Israel Museum, Face to Face (2014) ; British Museum sur le crâne de Jéricho.
  • Thèse de la monogenèse (foyer symbolique) : un « culte du visage » proche-oriental éclot parallèlement à la révolution symbolique néolithique (Cauvin) et se diffuse avec les premiers agriculteurs, irradiant formes et fonctions du masque vers l’Égypte, l’Égée et au‑delà. Cauvin, The Birth of the Gods (2000).
  • À travers les régions, les masques convergent vers trois fonctionsreprésentation, identification, dissimulation — une grammaire portable qui voyage mieux que les styles (Pernet). Pernet, Ritual Masks (1992/2006).
  • L’archéologie du culte cadre la manière dont l’équipement sacré se diffuse avec sanctuaires, confréries et spécialistes itinérants (Renfrew) ; les écologies de sanctuaires domestiques (Hodder) montrent la fabrication de visages enchâssée dans des économies rituelles domestiques. Renfrew, The Archaeology of Cult (1985) ; Hodder, « Human–Thing Entanglement » (2011).
  • Les « explosions » ethnographiques ultérieures (Egúngún, Sande, Malagan, Nô, katsinam hopi) recomposent la même grammaire — présence ancestrale, véhicule d’esprit, initiation — plutôt qu’elles n’inventent le masquage ex nihilo. Les monographies de musée et de terrain convergent sur ce point (voir Sources).

Un foyer unique : visages de pierre et ancêtres plâtrés#

Les plus anciens masques manifestement portables découverts à ce jour sont des visages en calcaire sculpté provenant du désert et des collines de Judée (PPNB, c. 9000–8000 av. n. è.). Beaucoup présentent des perforations autour de leurs bords — peu pratiques pour un simple portrait, mais pratiques comme systèmes d’attache à des têtes, des perches ou des murs — ce qui suggère un usage en procession ou en exposition dans des sanctuaires. Le Israel Museum en a réuni onze dans Face to Face: The Oldest Masks in the World ; leur individualité est frappante, chacun est un « quelqu’un » spécifique plutôt qu’un type abstrait. Présentation de l’exposition par l’Israel Museum ; fiche d’objet IMJ, masque de Nahal Hemar.

Dans le même couloir culturel, Jéricho a livré des crânes modelés en plâtre avec des yeux incrustés de coquillages — fusions littérales d’os et de visage, enfouis sous les sols des maisons, puis conservés, exposés, peut‑être périodiquement « re‑visagés ». Ils ne sont pas portés, mais ils instancient le visage comme médium rituel portable et durable : un ancêtre que l’on peut soulever. Le British Museum a publié des travaux à la fois techniques et interprétatifs sur une telle tête, datée d’env. 8200–7500 av. n. è. Billet du BM : nouvelles découvertes sur le crâne de Jéricho ; fiche d’objet du BM.

La grotte de Nahal Hemar, toute proche — une cache rituelle dans le désert de Judée — a livré un ensemble exceptionnellement riche d’artefacts en plâtre (dont des masques) et de revêtements organiques (à base de collagène et de plantes), ces derniers comptant parmi les premiers adhésifs élaborés connus ; des fragments de textiles et de couvre‑chefs renvoient à des ensembles de costume. Solazzo et al., Sci. Reports (2016) ; recherches sur les artefacts de Nahal Hemar.

De là, la piste se prolonge en Anatolie : les crânes plâtrés de Köşk Höyük et de Çatalhöyük situent le « visagement des morts » dans le réseau néolithique Nord‑Levant–Anatolie centrale. Schmandt-Besserat, « The Plastered Skulls » (2013) ; Özbek 2009, Journal of Archaeological Science (rés.) ; notes du projet Çatalhöyük. Même Göbekli Tepe et les sites PPN apparentés ont livré des visages miniatures de type masque et un spécimen « plus grand que nature » ; Dietrich & Notroff les discutent comme faisant partie d’un répertoire précoce de masques. DAI, « Behind the Mask » (2018).

Thèse : dans ce couloir, le masquage émerge comme une nouvelle technologie sociale — une manière de rendre les morts présents et de légitimer des identifications humain–autre (ancêtres, animaux, dieux). Une fois inventé, il se diffuse avec les gens, les prêtres et le matériel rituel.

La révolution symbolique de Cauvin a affûté ce point : le Néolithique n’est pas seulement économique — c’est un reformatage mental où « les dieux naissent », puis les économies suivent. La fabrication de visages s’insère naturellement dans cette séquence. Cauvin (2000) ; review symposium dans le Cambridge Archaeological Journal (2001) avec Hodder, Rollefson, Bar‑Yosef](https://www.academia.edu/16386387/The_Birth_of_the_Gods_and_the_Origins_of_Agriculture_by_Jacques_Cauvin_translated_by_Trevor_Watkins_New_Studies_in_Archaeology_Cambridge_Cambridge_University_Press_2000_ISBN_0_521_65135_2_hardback_37_50_and_59_95_Reviewed_by_Ian_Hodder_Gary_O_Rollefson_Ofer_Bar_Yosef_with_a_response_by_).

Une grammaire portable#

Au fil du temps, les masques se stabilisent autour de trois fonctionsreprésentation (rendre un visage présent), identification (autoriser un rôle), dissimulation (voiler l’identité ordinaire) — une triade qu’Henry Pernet a synthétisée à partir d’un siècle d’ethnographie. On peut les traiter comme une grammaire que différentes cultures recomposent avec leurs sons locaux. Pernet (1992/2006) ; cf. le résumé de Frontisi-Ducroux](https://journals.openedition.org/terrain/4497?lang=en).


Horizons les plus anciens (sélection)#

Région / CouloirHorizon sûr le plus ancienContexte / TypeSites clésRéférences principales
Désert et collines de Judée (Levant)IXe–VIIIe mil. av. n. è.Masques en pierre sculptée ; exposition/port dans des sanctuaires ; crânes plâtrésNahal Hemar ; JérichoIsrael Museum—Oldest Masks ; BM Jericho Skull ; Solazzo 2016
Haute Mésopotamie / SE Anatoliefin Xe–IXe mil. av. n. è. (fourchette)Masques miniatures ; spécimen « plus grand que nature » ; reliefs de visagesGöbekli Tepe, Karahan TepeBillet du DAI sur les premiers masques
Anatolie centraleVIIe–VIe mil. av. n. è.Crânes plâtrés dans des contextes de sanctuaires domestiquesKöşk Höyük ; ÇatalhöyükSchmandt-Besserat 2013 ; Özbek 2009 (rés.)
Égypte (Ancien–Nouvel Empire)IIIe–IIe mil. av. n. è.Masques de divinité sacerdotaux (Anubis) & masques funérairesNécropole thébaine ; collections du Caire/LouvreDossier du Kelsey Museum ; Masques égyptiens d’Anubis
Égée / GrèceIIe–Ier mil. av. n. è.« Masques » funéraires en or (Mycènes) ; masques de théâtre dans le culte dionysiaqueMycènes ; théâtre attiqueOxford ref. sur la tragédie ; Études sur le vase de Pronomos
Steppe eurasiatique (bassin de Minusinsk)IIe–Ier s. de n. è.Masques mortuaires en plâtre habillant des momies (Tashtyk)OglakhtyArchaeology sur les masques Tashtyk

La datation est prudente ; les données levantines sont les plus anciennes et les plus denses tant pour les masques que pour les ancêtres « visagés ».


Vecteurs et recompositions#

Itinéraires cultuels. Comme l’a soutenu Renfrew, le « culte » laisse des signatures archéologiques intelligibles — installations, équipements, pièces dédiées — dont les ensembles peuvent se diffuser avec les personnes et le prestige. Le Néolithique levantino‑anatolien fournit le kit : technologie du plâtre de chaux, modelage de visages, orientation des sanctuaires vers des faces. Renfrew, The Archaeology of Cult (1985).

Enchevêtrements domestiques. Les travaux de Hodder à Çatalhöyük montrent des rituels enchevêtrés avec l’entretien de la maison (plâtrage, peinture, inhumation des ancêtres). Le visage n’est pas seulement un accessoire ; c’est un nœud d’infrastructure dans l’économie domestique. Hodder 2011, JRAI ; Hodder 1999, British Academy.

À partir de cette base, trois grandes recompositions reviennent.

1) Recompositions funéraires–ancestrales#

2) Recompositions initiatiques–sociétales#

  • Afrique de l’Ouest : l’Egúngún met en mouvement les ancêtres ; la Sande (Mende) encadre l’initiation féminine avec des masques sowei/bundu — cas rare de femmes portant des masques rituels couvrant tout le visage. Guggenheim sur l’Egúngún ; NMAfA sur les masques Sande.
  • Amériques (Iroquoienne) : la False Face Society utilise des visages sculptés pour la guérison ; le masque n’est pas théâtral mais opératif. National Museum of the American Indian.

3) Recompositions théophaniques–chamaniques#

  • Côte Nord‑Ouest (Kwakwaka’wakw) : les masques de transformation articulent les passages animal–humain en plein milieu de la danse ; la charnière met littéralement en scène l’ontologie. UBC MOA.
  • Océanie (Nouvelle‑Irlande / Nouvelle‑Bretagne) : les masques Malagan et Baining structurent des cycles funéraires et des danses nocturnes autour du feu ; l’ensemble masque–costume réorganise la mémoire sociale. Met sur les Malagan ; Peabody sur les Baining.
  • Asie de l’Est : le Nuo expulse la pestilence par des masques d’exorcisme ; le cristallise une esthétique du masque hautement liturgique — moins possession, davantage épiphanie contrôlée. University of Hawai‘i Press — aperçu du Nuo ; WorldHistory.org sur le Nô.

Cas limites et négations#

  • Les masques de Teotihuacan n’étaient pas portés — ils étaient fixés à des murs ou à des paquets — mais ils produisent une présence selon la même grammaire (représentation sans identification). Essai de conservateur du Met.

Une synthèse diffusionniste (avec des voix plus anciennes)#

Les comparatistes l’avaient déjà entrevu. Tylor lisait le masquage comme un corollaire de l’animisme ; Frazer, au milieu de ses catalogues rituels, saisissait les masques comme substitutions autorisées — le dieu/l’ancêtre « monte » le porteur. Tylor, Primitive Culture (1871 ; IA) ; Frazer, The Golden Bough (1890–1915 ; Gutenberg). Andrew Lang et Marett ont ajouté, respectivement, la rétroaction mythe–rite et le mana pré‑animiste — une force que les masques condensent. Lang, Myth, Ritual, and Religion (1887) ; Marett, The Threshold of Religion (1909).

Campbell a reframé cela en termes de « masques de Dieu » : de culture en culture, le visage est un portail — une tempête du numineux domestiquée. Campbell, The Masks of God: Primitive Mythology (1959/1969).

Les enquêtes de terrain modernes ont resserré les boulons : Pernet nous a donné un schéma fonctionnel net ; Renfrew a fourni une boîte à outils de diffusion cultuelle en archéologie ; Hodder a ancré le rituel dans les économies domestiques. Cauvin a ensuite apporté la poussée mental‑archaïque — le symbole d’abord, le pain ensuite — qui correspond à la priorité levantine des masques et des crânes visagés.

Biais en faveur de la monogenèse (déclaré) : s’il faut trancher, le PPN levantin présente les technologies du visage les plus anciennes, les plus durables et les plus diverses, avec des contextes ancestraux et cultuels clairs ; les élaborations ultérieures ressemblent à des recompositions de cette grammaire. Des inventions indépendantes existent assurément, mais le poids des données les plus anciennes et la continuité des fonctions plaident pour une graine unique portée au loin.


Mécanismes de diffusion (comment les visages voyagent)#

  1. Lignages & loges : les sociétés initiatiques transmettent à la fois rites et équipements ; le secret favorise la diffusion en paquet (masque + chorégraphie + chant).
  2. Marchés du travail cultuel : prêtres, guérisseurs et performeurs migrent vers des villes et des palais de frontière ; ils transportent des technologies iconiques (masques, tambours).
  3. Affordances matérielles : une fois que l’on dispose de plâtre de chaux, de cartonnage ou de bois cintré, certaines formes de masques deviennent peu coûteuses à reproduire.
  4. Théâtre comme liturgie d’État : les théâtres dionysiaques, les scènes de Nô et les ballets de cour récupèrent les masques d’esprits dans des calendriers civiques.

FAQ#

Q1. Où se situe le plus ancien horizon de masques portables ?
R. Dans le désert et les collines de Judée : masques en pierre sculptée avec trous de suspension (PPNB, c. 9000–8000 av. n. è.), aux côtés de crânes plâtrés dans la même sphère rituelle — Levant en premier. Israel Museum ; British Museum — Jéricho.

Q2. Les masques du théâtre grec descendent‑ils des masques d’ancêtres ?
R. Des lignées directes sont invérifiables, mais les masques du culte dionysiaque s’inscrivent dans une Méditerranée où des masques funéraires/théophaniques circulent déjà ; le théâtre formalise une grammaire connue (représentation–identification–dissimulation). Oxford ref. sur la tragédie ; vase de Pronomos.

Q3. Existe‑t‑il des inventions non levantines ?
R. Oui (par ex. les masques de transformation de la Côte Nord‑Ouest, les cycles Malagan), mais elles convergent vers les mêmes fonctions rituelles ; la diffusion n’exclut pas la recombinaison créative. UBC MOA ; Met Malagan.

Q4. Pourquoi les « masques » de Teotihuacan ne sont‑ils pas portés ?
R. Ils sont conçus pour être fixés, probablement pour incarner une présence dans des sanctuaires/paquets — représentation sans identification — une variation élégante sur la grammaire de base. Essai de conservateur du Met.


Notes#


Sources#

Fondations levantines & anatoliennes

Travaux programmatiques (diffusion, rituel, symbole)

Recompositions régionales