TL;DR

  • La théorie du “soi narratif” postule que l’identité personnelle est une histoire continue que nous construisons sur nos vies, plutôt qu’une entité fixe.
  • Les principaux partisans incluent Dennett (soi comme “centre de gravité narratif”), Ricoeur (identité narrative), McAdams (modèle d’histoire de vie), Bruner (mode narratif) et Gazzaniga (interprète de l’hémisphère gauche).
  • Les neurosciences suggèrent que l’hémisphère gauche du cerveau et le réseau en mode par défaut sont impliqués dans la génération de ces récits de soi.
  • La mémoire est vue comme un processus reconstructif qui sert le récit actuel, aidant à la continuité du soi mais permettant la distorsion.
  • Les critiques, notamment de Galen Strawson, soutiennent que tout le monde ne vit pas la vie de manière narrative (“individus épisodiques” vs “diachroniques”) et que la théorie ne devrait pas être universalisée.
  • Le concept impacte la compréhension de l’identité, de l’agence (potentiellement illusoire), de la mémoire, de la conscience, et a des applications en thérapie.

Introduction#

Au cours des dernières décennies, de nombreux chercheurs en philosophie, psychologie, sciences cognitives, neurosciences et théorie littéraire ont convergé vers l’idée que le soi est fondamentalement une histoire ou un récit que nous construisons sur nos vies. Dans cette vision du “soi narratif”, l’identité personnelle n’est pas une essence fixe mais une autobiographie continue – une histoire cohérente tissée à partir de nos expériences, souvenirs et interprétations. Comme l’a dit le psychologue cognitif Jerome Bruner, “le soi est une histoire perpétuellement réécrite” et finalement “nous devenons les récits autobiographiques par lesquels nous ‘racontons’ nos vies”. Le philosophe Daniel Dennett fait écho à cela, affirmant que “nous sommes tous des romanciers virtuoses… qui font en sorte que tout notre matériel cohère en une seule bonne histoire. Et cette histoire est notre autobiographie. Le principal personnage fictif au centre de cette autobiographie est soi-même.” Cette revue de la littérature examine le développement du concept de soi narratif à travers les disciplines – ses définitions et fondements théoriques, ses principaux partisans (par exemple Dennett, Ricoeur, McAdams, etc.), ses variations et critiques (par exemple l’opposition de Galen Strawson), les résultats empiriques, et les implications plus larges pour la compréhension de l’identité, de l’agence, de la mémoire et de la conscience.

Fondements philosophiques du soi narratif

Premières intuitions philosophiques#

La notion selon laquelle l’identité est liée au récit a des racines philosophiques remontant à des siècles. John Locke (17e siècle) a proposé que l’identité personnelle est fondée sur la continuité de la conscience et de la mémoire – essentiellement l’histoire continue que l’on peut se rappeler de soi-même. David Hume (18e siècle) est allé plus loin, affirmant qu’il n’existe pas de soi fixe sous nos perceptions; au lieu de cela, le soi est un “faisceau” de perceptions liées par l’imagination. Nous créons une continuité fictive – une première suggestion que le soi pourrait être une sorte de construction narrative. Au 20e siècle, le philosophe Alasdair MacIntyre a soutenu que “l’unité d’une vie humaine” prend la forme d’une unité narrative – demander quel est le bien ou le sens de sa vie revient intrinsèquement à demander l’histoire de cette vie (la quête narrative que l’on vit). De telles perspectives ont préparé le terrain pour des théories explicites du soi narratif dans la philosophie de la fin du 20e siècle.

Identité narrative et herméneutique (Paul Ricoeur)#

Le philosophe français Paul Ricoeur a développé le concept d’identité narrative dans les années 1980, en reliant phénoménologie, herméneutique et théorie littéraire. Ricoeur soutient que notre identité (“qui nous sommes”) n’est pas un être statique, mais est constituée à travers les histoires que nous racontons sur nous-mêmes. Toute connaissance de soi, selon lui, est un acte interprétatif qui “trouve dans le récit… une médiation privilégiée”. Il a émis l’hypothèse que l’identité personnelle émerge à l’intersection de l’histoire et de la fiction: nous tissons des événements réels et des interprétations imaginées en une histoire de vie cohérente. Comme l’écrit Ricoeur, “les vies humaines ne deviennent-elles pas plus facilement intelligibles lorsqu’elles sont interprétées à la lumière des histoires que les gens racontent à leur sujet? … la connaissance de soi est une interprétation; l’auto-interprétation, à son tour, trouve dans le récit… une médiation privilégiée… transformant l’histoire d’une vie en une histoire fictive ou une fiction historique, comparable à ces biographies de grands hommes dans lesquelles l’histoire et la fiction sont entrelacées.” En bref, pour Ricoeur, le soi est par nature narratif – nous donnons un sens à notre existence en nous présentant comme des protagonistes dans une histoire continue. Cette vision a également influencé la théorie littéraire, validant l’étude de la littérature autobiographique et de la narration comme clés pour comprendre la notion de soi.

Le soi comme “centre de gravité narratif” (Daniel Dennett)#

En philosophie cognitive, Daniel Dennett est un partisan de premier plan du soi narratif. Dennett rejette l’idée d’une “âme immuable” interne ou d’un ego métaphysique unique; au lieu de cela, il compare le soi à un centre de gravité fictif dans nos interprétations narratives. Tout comme le centre de gravité d’un objet est une abstraction utile (pas une chose tangible, mais un point défini par la distribution de la masse de l’objet), le soi est un centre de gravité narratif abstrait défini par l’histoire de ses expériences. Nous projetons un protagoniste cohérent – “une fiction de théoricien” – pour donner un sens à la multitude de perceptions, de souvenirs et d’actions qui se produisent dans le cerveau. Dennett explique que “ce que vous êtes est cette somme roulante d’expérience et de fantaisie… liée ensemble dans un cerveau et un corps et appelée par un nom donné. L’idée qu’il y a, en plus, un noyau indissoluble de vous… est une fantaisie attrayante, mais rien dont nous ayons besoin pour donner un sens aux gens”. Dans la formulation célèbre de Dennett, le cerveau est l’auteur et “le protagoniste – le soi – est un personnage fictif” que le cerveau narre. Ainsi, du point de vue de Dennett, le soi existe comme une histoire abstraite qui fournit un centre explicatif utile pour notre comportement, plutôt que comme une entité concrète.

Constitution narrative du soi (Marya Schechtman et autres)#

Les philosophes analytiques modernes ont développé ces idées. Par exemple, la théorie de la constitution narrative du soi de Marya Schechtman soutient que l’identité personnelle est essentiellement créée par le récit autobiographique que l’on construit. Une personne “crée son identité en formant un récit autobiographique” qui relie ses expériences de manière significative. Dans cette vision, être la même personne au fil du temps, c’est tisser ses expériences en une histoire continue avec soi-même comme personnage principal; le récit fournit une continuité psychologique et explique (à soi-même et aux autres) pourquoi son soi actuel découle de son passé. De même, le philosophe J. David Velleman affirme que “nous nous inventons… mais nous sommes vraiment les personnages que nous inventons”, soulignant que les histoires que nous inventons sur “qui nous sommes” deviennent notre réalité.

Narratives morales et existentielles (MacIntyre et autres)#

En philosophie morale, les récits ont été considérés comme essentiels pour l’agence et l’éthique. Alasdair MacIntyre a soutenu que vivre une bonne vie équivaut à rédiger un récit cohérent: “l’unité d’une vie humaine est l’unité d’un récit incarné dans une seule vie”. Nous ne pouvons rendre nos actions intelligibles, et évaluer nos vies éthiquement, qu’en voyant la vie comme une histoire avec une continuité narrative (avec des objectifs, des points de retournement et un telos ou but). En philosophie existentielle et en littérature, aussi, il y a reconnaissance du soi comme narratif – par exemple, Jean-Paul Sartre a décrit les gens tissant constamment des histoires pour se définir (bien que souvent de mauvaise foi), et des romanciers comme Marcel Proust ont illustré comment l’identité se déroule et est révisée au cours d’une histoire de vie.

Tableau 1 – Penseurs représentatifs sur le soi narratif (à travers les disciplines)#

Penseur (Discipline)Idée clé du soi narratif
Daniel Dennett (Philosophie / Sci. Cog)Le soi est un “centre de gravité narratif” abstrait – un point fictif autour duquel notre cerveau organise l’histoire de notre vie. Nous sommes des conteurs virtuoses faisant en sorte que toutes nos expériences cohèrent en un récit autobiographique.
Paul Ricoeur (Philosophie / Théorie littéraire)Identité narrative: l’identité est constituée à travers les histoires que nous racontons sur nous-mêmes. La connaissance de soi est essentiellement un acte narratif interprétatif combinant histoire et fiction.
Marya Schechtman (Philosophie)Constitution narrative du soi: l’identité d’une personne est créée en construisant un récit autobiographique cohérent qui relie ses expériences et intentions au fil du temps.
J. Bruner (Psychologie)Le soi est une histoire. Les gens organisent naturellement leurs souvenirs et expériences sous forme narrative pour créer un sentiment de cohérence et de sens (“la vie comme un récit”).
Dan P. McAdams (Psychologie)Identité narrative: chaque personne développe une “histoire de vie internalisée” qui fournit unité et but. “Nous sommes tous des conteurs, et nous sommes les histoires que nous racontons”, dit McAdams.
Michael Gazzaniga (Neurosciences)L’hémisphère gauche du cerveau agit comme un “interprète” qui fabrique continuellement un récit pour expliquer nos comportements et expériences, donnant une illusion de soi unifié.
Antonio Damasio (Neurosciences)Le “soi autobiographique” est construit à partir de souvenirs personnels et de plans projetés – essentiellement un récit qui étend le soi de base dans le temps, permettant à une personne d’interpréter le passé et le futur comme partie de son identité.
Thomas Metzinger (Philosophie / Neuro.)Le soi n’est pas une chose mais un modèle généré par le cerveau. Le “soi narratif” est l’identité virtuelle de haut niveau (une histoire continue) que le modèle de soi du cerveau maintient; en réalité “aucun soi de ce type n’existe” au-delà des histoires.
J. David Velleman (Philosophie)Nous inventons nos soi en inventant un personnage dans une histoire – et ensuite nous devenons ce personnage fictif. Le soi est une construction narrative performative.
Alasdair MacIntyre (Philosophie)La vie de chacun a une unité narrative. L’identité personnelle et la vie éthique nécessitent de concevoir la vie comme une histoire avec cohérence et direction (une quête). Les actions n’ont de sens que dans le contexte de ce tout narratif.
Oliver Sacks (Neurologie/Litt.)“Chacun de nous construit et vit un récit, et ce récit est nous”, a écrit le neurologue Oliver Sacks, observant que même les patients atteints de lésions cérébrales essaient souvent de restaurer un ordre narratif à leurs expériences.

Tableau 1: Penseurs de divers domaines qui affirment (de diverses manières) que le soi est de nature narrative.

Perspectives psychologiques sur le soi narratif

Identité narrative en psychologie de la personnalité#

En psychologie, la conception narrative du soi est devenue très influente, notamment en psychologie de la personnalité et du développement. Dan McAdams, par exemple, a développé un modèle d’identité dans lequel “l’histoire de vie” est un niveau central de la personnalité (au-dessus des traits et des motivations). Selon McAdams, dès le début de l’âge adulte, les individus internalisent un mythe personnel ou un récit de vie qui relie le passé et anticipe l’avenir, fournissant un sentiment d’unité et de but. Il écrit que l’identité narrative est une “histoire internalisée que vous créez sur vous-même – votre propre mythe personnel”, complète avec des décors, des scènes, des personnages et une intrigue, qui évolue au fil du temps. Dans les mots de McAdams, les humains sont des “créatures conteuses qui vivent selon les histoires que nous racontons sur nous-mêmes”. Ce récit de vie donne aux gens un cadre pour interpréter leurs expériences (par exemple, voir une difficulté comme “le défi que j’ai surmonté dans le chapitre 3 de ma vie”). Les recherches de McAdams et d’autres montrent que les thèmes de l’histoire de vie d’une personne sont liés à son bien-être – par exemple, les récits de rédemption (histoires qui cadrent la souffrance comme menant à la croissance ou à de bons résultats) sont associés à une plus grande satisfaction de vie et générativité, tandis que les récits de contamination (les bons moments tournant mal) sont corrélés à une moins bonne santé mentale. De tels résultats soutiennent l’idée que la façon dont on narre sa vie peut significativement façonner son identité et son bien-être.

Psychologie cognitive et développementale#

Le psychologue cognitif Jerome Bruner a été un pionnier de la psychologie narrative. Il a soutenu que les humains ont un mode de pensée fondamental qu’il a appelé le mode narratif, que nous utilisons pour donner un sens au monde en construisant des histoires (distinct du mode de pensée “paradigmatique” ou logico-scientifique). Bruner a suggéré que dès l’enfance, les gens organisent leurs souvenirs et comprennent leur vie sous forme narrative – “Nous cherchons à donner à nos expériences éparses un sens de cohérence en arrangeant les épisodes de nos vies en histoires”. La recherche développementale soutient que les enfants commencent à former des souvenirs autobiographiques et des récits de vie simples dès la petite enfance (vers 3-5 ans, à mesure que le langage et le concept de soi se développent). Les récits des parents avec les enfants (racontant des événements passés) aident les jeunes à enchaîner les événements en séquences causales, enseignant effectivement la construction narrative du soi. Au fil du temps, ces récits deviennent plus complexes, intégrant des périodes de vie plus larges (par exemple “quand j’étais à l’école”, “après avoir déménagé en ville”) dans une histoire globale. À l’adolescence et à l’âge adulte, la plupart des individus peuvent raconter un récit raisonnablement cohérent de leur vie, que les psychologues considèrent comme une caractéristique du développement identitaire sain.

Narration dans la mémoire et continuité du soi#

Les psychologues notent également que la mémoire est un processus actif et reconstructif – pas un enregistrement parfait du passé, mais plutôt comme un conteur rééditant continuellement le “mémoire” de sa vie. Les expériences classiques de Frederic Bartlett (1932) ont montré que les gens remodèlent naturellement le rappel des événements pour s’adapter à leurs schémas ou récits existants, “donnant un sens” aux détails étranges en les modifiant inconsciemment. Cela suggère que notre système de mémoire s’efforce d’obtenir un récit cohérent. La mémoire autobiographique en particulier est biaisée et sélective: nous mettons en avant des moments marquants qui correspondent à notre image de soi, oublions ou déformons les choses qui ne le font pas, et inventons même inconsciemment des explications pour relier les points. Cette mémoire narrative aide à maintenir un sentiment de continuité – c’est comme si nous révisions constamment la section histoire personnelle de notre récit de soi pour la garder cohérente avec qui nous pensons être. La recherche a montré qu’avoir un récit de vie plus cohérent est lié à un plus grand bien-être psychologique. Une étude a confirmé que “la construction de récits autobiographiques cohérents est liée au bien-être psychologique”, surtout lorsque ces récits fournissent un sens et une intégration des épisodes de la vie. En revanche, la fragmentation dans son histoire (difficulté à donner un sens aux événements passés ou à voir la continuité) est associée à la confusion identitaire et même à la détresse mentale. Cette ligne de preuves en psychologie apporte un soutien empirique au modèle du soi narratif: voir sa vie comme une histoire (et être capable d’articuler cette histoire de manière cohérente) semble être une partie importante d’une identité stable et positive.

Psychologie clinique et sociale – Narratives dans la guérison et la culture#

L’approche narrative apparaît également en psychologie clinique et en thérapie. La thérapie narrative, développée par Michael White et David Epston, traite explicitement le soi comme une histoire: les clients sont encouragés à “réécrire” les récits par lesquels ils vivent, ouvrant des possibilités de changement. Par exemple, une personne coincée dans une identité de “je suis un échec” peut être aidée à réécrire son histoire de manière à mettre en avant les succès ou la résilience, modifiant ainsi son concept de soi. De même, en thérapie du traumatisme, construire un récit cohérent de l’expérience traumatique est souvent guérisseur – transformer un souvenir chaotique en une histoire structurée peut réduire les symptômes (comme on le voit dans les recherches sur la thérapie par l’écriture de James Pennebaker). À un niveau social plus large, les cultures fournissent des récits maîtres – des modèles d’histoires partagées (comme une histoire de rédemption religieuse, ou l’histoire du “rêve américain” de la pauvreté à la richesse) – que les individus internalisent. Les sociologues et les psychologues interculturels ont observé que les modes narratifs du soi peuvent varier: les cultures occidentales ont tendance à favoriser des récits autobiographiques plus individualistes (voyant sa vie comme une histoire personnelle unique), tandis que certaines cultures non occidentales mettent l’accent sur des récits collectifs ou interdépendants (définissant le soi à travers les histoires de la famille ou de la communauté). Néanmoins, l’acte de créer une histoire de vie semble être un universel humain, même si le contenu et le style de ces histoires diffèrent selon les cultures.

Sciences cognitives et neurosciences: Le cerveau conteur#

Figure 1: Les hémisphères gauche et droit du cerveau. Les études sur le cerveau divisé du neuroscientifique Michael Gazzaniga ont révélé un “interprète de l’hémisphère gauche” qui fabrique des récits pour donner un sens aux actions et aux sentiments d’une personne. Cela suggère que le côté gauche de notre cerveau génère constamment des explications – en fait, un conteur créant notre sentiment de soi unifié.

Les neurosciences modernes fournissent des preuves fascinantes que le cerveau construit littéralement un récit pour créer le sentiment de soi. Michael Gazzaniga, connu pour ses études sur le cerveau divisé, a découvert ce qu’il appelle “l’interprète de l’hémisphère gauche”. Chez les patients dont les hémisphères cérébraux ont été séparés chirurgicalement, Gazzaniga a observé que l’hémisphère gauche (qui contrôle le langage) inventerait des explications pour des actions initiées par l’hémisphère droit – essentiellement des confabulations qui forment une histoire plausible. Par exemple, si l’hémisphère droit d’un patient (qui ne peut pas parler) recevait l’instruction de faire quelque chose (comme sortir de la pièce) et que l’hémisphère gauche du patient était ensuite interrogé sur la raison de cette action (ignorant la véritable raison), le patient pourrait spontanément créer une raison (“Oh, j’avais envie de prendre un soda”) qui s’intègre dans un récit d’action rationnelle. L’hémisphère gauche agit donc comme un narrateur en ligne, prenant les informations qu’il a et imposant ordre et sens: “C’est l’hémisphère gauche qui… essaie de tout faire entrer dans une histoire et de le mettre en contexte. Il semble poussé à émettre des hypothèses sur la structure… même face à des preuves qu’aucun schéma n’existe.” Dans les mots de Gazzaniga, “c’est ce que notre cerveau fait toute la journée. Il prend des entrées… et les synthétise en une histoire. Les faits sont excellents mais pas nécessaires. Le cerveau gauche improvise le reste.”. Cette preuve neurologique soutient fortement l’idée du soi narratif: notre sentiment d’être un soi unique et cohérent peut être un processus de narration continue dans le cerveau, principalement dans les centres linguistiques de l’hémisphère gauche. Nous portons un narrateur interprétatif qui explique nos propres comportements et tisse un sens continu de “je” à partir de nombreux processus modulaires. Fait intéressant, cet interprète peut même créer un récit d’agence là où il n’en existe pas – comme dans les expériences où les gens sont convaincus qu’ils ont choisi de faire une action qui a en fait été induite par l’expérimentateur, mais ils narrent avec confiance une raison à cela. De telles découvertes soulignent que le cerveau est un créateur de sens compulsif, générant un récit personnel pour maintenir l’illusion d’un soi cohérent en charge.

Le réseau en mode par défaut du cerveau et le “récit interne”#

Les neurosciences de l’activité cérébrale au repos impliquent également la narration dans notre concept de soi. Lorsque nous ne sommes pas concentrés sur une tâche externe – par exemple, pendant une rêverie ou une réminiscence – le réseau en mode par défaut (DMN) du cerveau devient très actif. Le DMN est un ensemble de régions interconnectées de la ligne médiane (y compris le cortex préfrontal médial et le cingulaire postérieur/précunéus) associées à la pensée autoréférentielle, à la récupération de la mémoire et à l’anticipation future. Notamment, les chercheurs ont caractérisé le DMN comme créant un “récit interne” crucial pour maintenir un sentiment de soi. Pendant le repos ou la divagation mentale, les gens se projettent souvent mentalement dans des scénarios passés ou futurs – essentiellement, ils génèrent des récits (par exemple, ressassant un événement, imaginant des conversations, scénarisant des plans futurs). Cela a conduit les scientifiques à suggérer que “le DMN crée un récit interne cohérent qui aide à construire un sens de soi.” En d’autres termes, l’activité par défaut du cerveau est de tisser une histoire intégrant des souvenirs du passé et des simulations de l’avenir avec notre image de soi actuelle. Cela s’aligne avec les théories cognitives selon lesquelles la mémoire autobiographique et la planification future sont intégralement liées: nous utilisons la même faculté narrative pour nous souvenir de qui nous avons été et pour imaginer qui nous serons, étendant ainsi le soi dans le temps. Les études montrent également que le DMN est engagé lorsque les gens sont explicitement invités à penser à leur identité personnelle ou à leurs caractéristiques, et lorsqu’ils se souviennent d’épisodes de vie – soutenant l’idée que le substrat physique du soi narratif peut résider dans ces réseaux cérébraux. Les dommages ou perturbations de certaines parties de ce réseau (comme dans la maladie d’Alzheimer) entraînent souvent une confusion dans la continuité narrative de quelqu’un (par exemple, perte de mémoire autobiographique, ou difficulté à imaginer son avenir), ce qui suggère encore que l’activité du DMN est liée à notre capacité à maintenir un soi narratif.

Neurosciences de la mémoire et de l’imagination#

D’autres recherches en neurosciences cognitives ont trouvé que le rappel de mémoire n’est pas une lecture littérale mais une reconstruction qui sert souvent le récit de soi actuel. Le travail d’Elizabeth Loftus sur les faux souvenirs, par exemple, montre à quel point les gens peuvent facilement être amenés à “se souvenir” d’événements qui ne se sont jamais produits si ces événements s’intègrent dans leur histoire de soi ou leurs attentes. De plus, l’imagerie cérébrale révèle que lorsque nous nous souvenons d’un événement et lorsque nous imaginons un événement hypothétique, de nombreuses mêmes régions cérébrales s’activent – nous construisons effectivement des histoires dans les deux cas. Cela a conduit à des théories selon lesquelles la mémoire est orientée vers l’avenir: nous maintenons une bibliothèque de fragments narratifs (souvenirs) non seulement pour connaître notre passé mais pour aider à prédire et guider nos actions futures par la création d’histoires. Ainsi, du point de vue des sciences cognitives, le soi narratif émerge des efforts du cerveau pour donner un sens à sa propre activité au fil du temps. C’est une sorte d’illusion d’utilisateur ou d’interface: une histoire simplifiée de “moi” qui permet à un système neuronal massivement parallèle et distribué de se traiter comme une entité unique avec continuité et but.

La théorie du modèle de soi (Metzinger) et l’illusion du soi#

Le philosophe et neuroscientifique Thomas Metzinger propose un cadre théorique qui s’accorde avec le soi narratif – tout en remettant en question nos intuitions sur l’existence d’un soi. Dans Being No One (2003), Metzinger soutient qu’aucun soi réel n’existe de la manière dont nous le pensons; au lieu de cela, le cerveau génère un modèle phénoménal de soi (PSM), une sorte de simulation qui intègre des informations sensorielles, cognitives et mémorielles. Ce modèle de soi est “transparent” – nous ne réalisons pas que c’est un modèle, nous faisons simplement l’expérience d’être un soi. Dans les couches du modèle de soi, ce que d’autres appellent le soi narratif peut être vu comme la partie de haut niveau qui intègre les expériences au fil du temps (souvent linguistiquement et conceptuellement). Metzinger distingue entre le soi minimal (le sens immédiat et pré-réflexif de “je” à tout moment, étroitement lié à la conscience) et le soi narratif (le modèle de soi étendu qui inclut son histoire et ses plans). Le soi narratif est essentiellement l’histoire que le modèle de soi se raconte sur qui est l’organisme. Selon Metzinger et ses collègues, cette couche narrative aide à fournir un contrôle cognitif et une cohérence: elle permet à l’organisme de planifier, de maintenir des objectifs, et de présenter une identité stable aux autres. Cependant, Metzinger avertit que parce que le soi (y compris le soi narratif) est une sorte d’illusion construite, nous devons être prudents de ne pas le réifier – l’“histoire” semble réelle, mais c’est un outil que nos cerveaux ont évolué. Sa position est résumée ainsi: “aucune chose telle que les soi n’existe dans le monde… tout ce qui existe ce sont des soi phénoménaux”, c’est-à-dire que les soi que nous expérimentons sont des apparences générées par le traitement de l’information de l’organisme sous-jacent. Cela s’aligne avec l’idée influencée par le bouddhisme (et certaines philosophies orientales) que le soi est maya (une illusion) – une vue qui résonne de manière intrigante avec le modèle narratif, puisque un récit est une représentation, pas la chose elle-même.

Phénoménologie: Soi minimal vs narratif#

Les phénoménologues comme Dan Zahavi et Shaun Gallagher ajoutent de la nuance en distinguant un soi minimal ou noyau du soi du soi narratif. Le soi minimal est l’expérience brute de la première personne – le sentiment d’être un sujet ici et maintenant. Il ne nécessite ni langage ni mémoire (même un nouveau-né ou un animal possède un soi minimal dans ce sens). Le soi narratif, en revanche, est le concept de soi que nous construisons au fil du temps, nécessitant mémoire, contexte social et imagination. Gallagher compare le soi narratif au “soi autobiographique” (semblable au terme de Damasio) et suggère qu’il apparaît plus tard dans le développement et peut être perturbé indépendamment du soi minimal (par exemple, dans certaines lésions cérébrales, les patients peuvent perdre leur récit autobiographique tout en ayant encore un sens de soi basique dans l’instant). Cette distinction est importante dans les débats sur la portée du soi narratif : il est possible de reconnaître que notre sens de l’identité personnelle au fil du temps est narratif, tout en reconnaissant qu’il existe un soi rudimentaire non narratif (le “je” du moment présent ou le soi corporel) qui sous-tend la conscience. En effet, les critiques avertissent que tous les aspects du soi ne sont pas narratifs – certains sont somatiques ou expérientiels. Nous explorerons ces critiques ensuite.

Variations et critiques du modèle du soi narratif#

Bien que la théorie du soi narratif ait été influente, elle n’est pas sans détracteurs et mises en garde. Plusieurs penseurs ont soutenu que l’idée du “soi comme histoire”, si elle est poussée trop loin, peut être trompeuse ou trop généralisée. Un critique principal est le philosophe Galen Strawson, qui a écrit le célèbre “Against Narrativity” (2004). Strawson distingue entre deux affirmations : une thèse de narrativité psychologique (selon laquelle les humains voient ou vivent naturellement leur vie comme une narration) et une thèse de narrativité éthique (selon laquelle nous devrions vivre notre vie comme une narration pour être épanouis ou moraux). Il rejette vigoureusement les deux. Strawson soutient qu’il n’est tout simplement “pas vrai qu’il n’y a qu’une seule bonne façon pour les êtres humains d’expérimenter leur existence dans le temps.” Tout le monde ne conçoit pas sa vie comme une histoire, et l’absence de narration ne signifie pas que sa vie est pauvre ou incohérente. Il introduit l’idée de différences individuelles : *“Il y a des personnes profondément non-narratives et il y a de bonnes façons de vivre qui sont profondément non-narratives.” Certaines personnes – que Strawson appelle “Épisodiques” – n’ont pas un fort sentiment d’elles-mêmes comme étant la même personne au fil du temps et ne construisent pas naturellement une grande histoire de leur vie ; elles peuvent vivre la vie en épisodes plus discrets, sans les tisser en un récit unifié. D’autres personnes – les types “Diachroniques” – voient leur moi présent comme étant étroitement lié à leur passé et à leur futur et narrativisent facilement leur vie. Strawson soutient que les narrativistes (dont beaucoup sont probablement des personnalités fortement diachroniques) ont à tort supposé que tout le monde est comme eux, “généralisant à partir de leur propre cas avec cette confiance spéciale et mal placée… lorsqu’[ils] prennent des éléments de leur propre expérience qui sont fondamentaux pour eux, [et supposent] qu’ils doivent aussi être fondamentaux pour tout le monde.”

Strawson avertit en outre des inconvénients potentiels de la fixation narrative : elle peut “appauvrir notre compréhension des possibilités éthiques” et “angoisser inutilement ceux qui ne correspondent pas au modèle”, devenant même “destructrice dans les contextes psychothérapeutiques.” Par exemple, dire à quelqu’un qui ne raconte pas naturellement sa vie qu’il doit le faire ou sinon manquer de véritable personnalité pourrait le faire se sentir déficient. Ou en thérapie, surévaluer une “histoire cohérente” pourrait conduire à la fabulation ou à la simplification excessive des sentiments authentiques d’une personne. En bref, Strawson croit que la théorie du soi narratif, en tant qu’affirmation universelle, est empiriquement fausse et potentiellement nuisible : certaines personnes sont profondément non-narratives et vivent pourtant des vies pleinement humaines et moralement saines. Lui-même déclare même “Je ne suis pas une histoire.” Cette critique a suscité beaucoup de débats. Certains ont répondu que même Strawson s’appuie probablement sur la narration plus qu’il ne le pense (l’acte de se décrire comme épisodique pourrait lui-même être considéré comme faisant partie d’une identité narrative). D’autres admettent son point selon lequel la narration n’est pas une exigence universelle pour la personnalité, mais soutiennent qu’elle reste un cadre commun et utile pour de nombreuses personnes.

Un autre angle de critique vient de ceux qui conviennent que le soi est une construction, mais pas nécessairement une construction narrative. Par exemple, le phénoménologue Zahavi (2010) a soutenu que le modèle du soi narratif ne devrait pas éclipser le soi minimal – le sens fondamental de “je suis ici” qui ne dépend pas des histoires ou de la réflexion. Si nous nous concentrons uniquement sur la narration, nous pourrions ignorer les aspects préverbaux et incarnés de la personnalité. De plus, certains scientifiques cognitifs avertissent que beaucoup de notre vie mentale est non-narrative : la mémoire procédurale, les habitudes, les perceptions moment à moment ne prennent pas la forme d’une histoire. La narration émerge lorsque nous prenons du recul et réfléchissons ou communiquons. Ainsi, les théories du soi narratif pourraient aborder davantage le soi réflexif ou social que la totalité de la personnalité.

Multiplicité et défis postmodernes#

Il existe également des variations qui compliquent l’idée d’une seule narration unique. Les chercheurs postmodernes et féministes ont suggéré qu’une personne peut englober plusieurs récits ou histoires de soi qui changent en fonction du contexte, plutôt qu’un récit maître. Par exemple, on pourrait avoir un récit de soi professionnel, un récit de rôle familial, un récit d’avatar en ligne, etc., qui ne sont pas entièrement cohérents. Certains psychologues narratifs reconnaissent cela et voient l’identité comme une collection d’histoires que l’on raconte dans différents contextes – avec un soi sain étant capable de négocier ces histoires de manière flexible (ce que l’on appelle parfois un soi multivocal ou dialogique). En littérature, la notion de narrateurs peu fiables et de récits fragmentés a été utilisée pour illustrer comment l’identité peut être discontinue ou contradictoire. Ces perspectives critiquent tout récit de vie trop net et héroïque ; les vies réelles peuvent être désordonnées, et insister sur une histoire bien rangée pourrait faire taire l’ambiguïté et les conflits intérieurs qui existent réellement chez les gens.

Malgré ces critiques, même de nombreux sceptiques concèdent que la narration est un mode important d’expérience de soi – ils résistent simplement à en faire le seul ou le mode nécessaire. Strawson, par exemple, admet que de nombreuses personnes sont en effet de tempérament “Narratif”, mais pas toutes. Certains philosophes (comme Søren Kierkegaard ou Nietzsche) pourraient convenir que la vie ne peut être comprise comme une histoire qu’en regardant en arrière, mais ils craignent que le fait de scénariser activement sa vie puisse conduire à l’inauthenticité (vivre selon un script plutôt que spontanément). Il y a aussi des critiques éthiques : un récit peut devenir une “histoire unique” qui piège une personne (par exemple, quelqu’un qui ne peut pas dépasser le fait de se définir comme une victime d’un événement passé peut être contraint par ce récit). En réponse, les défenseurs du soi narratif soulignent souvent que les récits eux-mêmes peuvent être révisés – l’histoire de soi n’est pas gravée dans la pierre ; nous pouvons réécrire et ce faisant, changer qui nous sommes.

Implications de la théorie du soi narratif#

Voir le soi comme fondamentalement un récit a des implications de grande portée pour notre compréhension de l’identité, de l’agence, de la mémoire et de la conscience :

  • Identité et continuité : Le modèle du soi narratif reformule l’identité comme étant un processus en cours plutôt qu’un noyau fixe (comme une âme ou un ego immuable). L’identité devient une histoire de devenir plutôt qu’un être statique. Cela explique comment nous maintenons la continuité à travers le changement : même si nos corps et nos préférences changent au fil des ans, nous préservons un sentiment d’être la même personne en tissant un récit de vie continu. Cela éclaire également les cas de crise d’identité ou de transformation – ceux-ci peuvent être vus comme des instances de “révision du récit”. Par exemple, une personne pourrait réinterpréter sa jeunesse rebelle comme un chapitre nécessaire qui a conduit à sa sagesse actuelle. L’identité est donc dynamique et interprétative. Cela implique également que l’identité personnelle a une dimension inévitablement sociale et linguistique (puisque les récits s’appuient sur le langage et les formats d’histoires culturelles). Qui je suis est en partie les histoires que j’ai entendues, les rôles qui m’ont été attribués, et l’autobiographie que j’ai partagée avec les autres. Cette perspective peut favoriser l’empathie : comprendre quelqu’un revient à écouter son histoire, et le conflit entre les gens peut être vu comme des affrontements de récits.
  • Agence et responsabilité morale : Si le soi est une histoire, qu’est-ce que cela signifie pour notre sens de l’auteur de nos actions ? D’une part, le soi narratif renforce un sens de l’agence en plaçant littéralement la personne comme un protagoniste faisant des choix. Les gens construisent souvent des récits qui les dépeignent comme ayant des intentions et des raisons, ce qui soutient le sentiment d’être un agent (“J’ai décidé de faire X parce que…”). Les récits peuvent ainsi renforcer un sens de l’agence et du but cohérents : mon histoire de vie mène quelque part, guidée par mes valeurs et mes objectifs. Cependant, les découvertes en neurosciences (comme l’interprète de Gazzaniga) suggèrent que beaucoup de ce récit d’agence pourrait être une fiction a posteriori – notre cerveau agit parfois et ensuite notre faculté narrative fabrique une raison. Cela soulève la possibilité que notre précieux sens d’être un agent conscient soit, au moins en partie, une illusion créée par le module narratif. Le psychologue Daniel Wegner a célèbrement soutenu que le sentiment de volonté consciente est l’histoire que le cerveau raconte pour expliquer le comportement, pas la cause réelle du comportement. Si tel est le cas, la théorie du soi narratif pourrait inciter à une vision plus humble de l’agence : nous sommes en quelque sorte des conteurs après coup, prenant le crédit d’actions qui ont émergé de processus subconscients. Néanmoins, le récit que nous créons peut influencer les actions futures – par exemple, si je me narre comme “un étudiant diligent”, je peux agir en accord avec cette histoire. En éthique, la pensée narrative suggère que vivre une bonne vie consiste à écrire une bonne histoire, dont on peut être fier et qui respecte les histoires des autres. Cela peut encourager à voir la vie en termes de thèmes, de développement de personnage et de cohérence narrative (par exemple, s’assurer que ses actions sont cohérentes avec le type de personnage que l’on veut être dans son histoire).
  • Mémoire et apprentissage : La perspective narrative met en lumière le rôle crucial de la mémoire en tant qu’archive du soi. Se souvenir n’est pas seulement stocker des données, mais construire activement un passé qui a du sens pour notre identité présente. Cela explique pourquoi la mémoire est souvent intéressée : nous mettons l’accent sur les souvenirs qui soutiennent notre récit actuel et minimisons ou oublions ceux qui ne le font pas. Cela suggère également des thérapies pour les problèmes de mémoire : par exemple, aider quelqu’un avec des souvenirs fragmentés (comme dans le TSPT) à intégrer narrativement ces souvenirs peut réduire leur pouvoir perturbateur. L’éducation peut tirer parti de la narration en demandant aux étudiants de placer de nouvelles connaissances dans des contextes d’histoires, ce qui tend à améliorer la compréhension et la rétention (puisque nos cerveaux s’accrochent naturellement aux histoires). En revanche, parce que nous privilégions la cohérence narrative à l’exactitude, nos souvenirs sont susceptibles de distorsion – nous pourrions “réécrire” l’histoire pour correspondre à notre image de soi préférée. Cela a des conséquences légales et personnelles (par exemple, les faux souvenirs peuvent sembler vrais s’ils s’intègrent dans son récit). Comprendre le soi narratif peut nous encourager à être plus critiques envers notre propre histoire de vie mémorisée : nous pourrions nous demander, est-ce exactement ce qui s’est passé ou suis-je en train de narrativiser ? Et cela reconnaît que différentes personnes peuvent avoir des récits différents des mêmes événements (par exemple, des membres de la famille se souvenant différemment d’un incident partagé dans leurs autobiographies).
  • Conscience et sens du soi : Peut-être l’implication la plus profonde concerne la conscience elle-même. De nombreux chercheurs considèrent maintenant le flux de conscience comme, en effet, un flux de narration. Notre conscience ne reçoit pas passivement une réalité objective ; elle interprète et édite activement l’expérience pour s’adapter à une histoire continue cohérente (une narration centrée sur “moi”). En ce sens, la conscience est une production narrative. Comme l’a dit Gazzaniga, la conscience résulte des modules du cerveau qui rivalisent, et l’“interprète” intégrant les sorties gagnantes dans un récit qui devient notre expérience consciente moment à moment. Si la théorie du soi narratif est correcte, alors ce que cela fait de se sentir “moi” est essentiellement d’être à la fois un conteur et l’histoire. Cela dissout le dualisme traditionnel d’un soi observant les événements mentaux – au lieu de cela, le soi est la construction narrative émergeant de ces événements. Cela peut s’aligner avec les idées bouddhistes ou humiennes selon lesquelles reconnaître la nature construite du soi pourrait conduire à la libération ou du moins à une relation plus saine avec ses pensées (les voir comme juste des parties d’une histoire, pas une réalité absolue). D’un autre côté, cela soulève des questions existentielles : si “je” ne suis qu’une histoire, qui raconte l’histoire ? Y a-t-il un moi en dehors de l’histoire ? Les théoriciens narratifs diraient que l’histoire et le conteur sont un processus, se créant réciproquement. La conscience, alors, pourrait être vue comme le théâtre de narration du cerveau – et les troubles du soi (comme le trouble dissociatif de l’identité ou la schizophrénie) peuvent être vus comme des perturbations dans l’intégration narrative (plusieurs histoires concurrentes ou des récits incohérents).

Synthèse interdisciplinaire#

Le concept de soi narratif est ainsi devenu un riche point de rencontre pour différentes disciplines. Les philosophes fournissent une clarté conceptuelle sur ce que signifie avoir un “soi” qui est narratif (par exemple, en distinguant l’identité personnelle de la simple continuité de la mémoire, en soulevant des dimensions éthiques de l’auto-récit). Les psychologues fournissent des recherches empiriques sur la façon dont les humains développent et utilisent réellement des récits dans la construction de soi, et comment cela se rapporte au bien-être et à la cognition. Les neurosciences offrent des mécanismes par lesquels le cerveau pourrait mettre en œuvre un processus narratif (par exemple, à travers les systèmes de mémoire et l’activité intégrative du DMN). La théorie littéraire contribue à une compréhension de la structure narrative, de l’intrigue et de la perspective – qui peuvent être appliquées métaphoriquement aux histoires de vie (par exemple, les rôles de narrateur, de héros, d’antagoniste dans son concept de soi). Même l’intelligence artificielle et la robotique ont exploré des modèles narratifs du soi (par exemple, concevoir une IA qui maintient une sorte “d’histoire de soi” pour prédire ses actions futures).

En résumé, la proposition que le soi est fondamentalement un récit a gagné une large traction car elle résonne avec notre expérience introspective (nous avons souvent l’impression de tisser une histoire sur nous-mêmes) et est soutenue par de nombreuses lignes convergentes de théorie et de preuves. Elle offre un cadre puissant pour expliquer comment nous atteignons un sens de l’unité au fil du temps, comment nous trouvons du sens dans les événements de la vie, et comment nous communiquons qui nous sommes aux autres. Pourtant, elle est également tempérée par des mises en garde selon lesquelles tous les aspects du soi ne sont pas narratifs et tout le monde ne s’appuie pas sur la narration au même degré. Le soi narratif, alors, est mieux vu comme un modèle convaincant pour comprendre l’identité – un modèle qui met en lumière l’esprit narratif et ouvre de nouvelles questions. Sommes-nous les auteurs de nos récits ou des personnages involontaires ? Quelle est la flexibilité de notre histoire ? Et dans quelle mesure pouvons-nous réécrire le récit du soi ? Ces questions continuent d’inspirer la recherche et le débat à travers les sciences humaines, sociales et neurosciences, garantissant que le soi narratif reste un sujet interdisciplinaire vibrant.

Conclusion#

La nature narrative de la personnalité, avec ses interprétations multiformes à travers les disciplines, enrichit notre appréciation de l’identité humaine. Elle suggère que se connaître soi-même (ou un autre) est, en grande partie, comprendre l’histoire qui est racontée. Nos souvenirs, nos personnalités et même nos processus cérébraux participent tous à un acte de construction narrative qui donne forme à nos vies. Que l’on embrasse cette idée ou qu’on la conteste, le dialogue qu’elle a généré – des affirmations de Dennett et Ricoeur au regard sceptique de Strawson – a indéniablement approfondi la compréhension contemporaine de qui nous sommes. En fin de compte, le soi narratif est à la fois une théorie et, de manière appropriée, une histoire : une histoire que les chercheurs écrivent collectivement sur la façon dont nous devenons et expérimentons les personnes que nous sommes.


FAQ #

Q 1. Quelle est l’idée centrale du “soi narratif” ? A. L’idée centrale est que l’identité personnelle n’est pas une chose fixe mais une histoire continue ou une autobiographie que nous construisons, révisons et racontons sur nos vies, intégrant expériences, souvenirs et interprétations pour créer un sens cohérent du soi au fil du temps.

Q 2. Qui sont quelques figures clés associées à cette théorie ? A. Les penseurs importants incluent le philosophe Daniel Dennett (“centre de gravité narrative”), le philosophe Paul Ricoeur (“identité narrative”), le psychologue Dan McAdams (“histoire de vie”), le psychologue Jerome Bruner (“mode narratif”), et le neuroscientifique Michael Gazzaniga (“interprète du cerveau gauche”).

Q 3. Quelle est la principale critique de la théorie du soi narratif ? A. Le philosophe Galen Strawson est un critique majeur. Il s’oppose à l’universalité du soi narratif, affirmant que certaines personnes (“Épisodiques”) ne vivent pas leur vie comme une histoire continue et vivent des vies parfaitement valides sans cadre narratif fort, contrairement aux individus “Diachroniques” qui le font. Il met en garde contre l’imposition de la narrativité comme une exigence pour la personnalité ou le bien-être.

Q 4. Comment les neurosciences soutiennent-elles l’idée du soi narratif ? A. Des études comme la recherche sur le cerveau divisé de Gazzaniga suggèrent un “interprète du cerveau gauche” créant constamment des explications (récits) pour nos actions. La recherche sur le réseau du mode par défaut (DMN) indique qu’il est actif pendant la pensée autoréférentielle et le rappel de mémoire, générant potentiellement un “récit interne” qui intègre les concepts de soi passés, présents et futurs.

Q 5. Quelles sont les implications pratiques de cette théorie ? A. Elle impacte la compréhension de l’identité comme dynamique, de l’agence comme potentiellement construite, et de la mémoire comme reconstructive. Elle a des applications thérapeutiques (par exemple, la thérapie narrative encourage la “réécriture” des histoires de vie) et des implications pour l’éthique (vivre une bonne vie comme écrire une histoire cohérente et morale).


Bibliographie#

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