TL;DR
- Le « soi » est stratifié : une subjectivité minimale, pré-réflexive ; un soi narratif ; et, possiblement, un soi mythico-historique qui s’étend dans les récits partagés et le temps profond.
- Les recherches sur l’identité narrative montrent que les histoires de vie soutiennent la cohérence et le sens mais ne sont ni universelles ni toujours bénéfiques ; il existe des tempéraments robustement anti‑narratifs.1
- Les neurosciences pointent vers des mécanismes distribués — en particulier le réseau du mode par défaut et les systèmes mnésiques — qui implémentent un auto‑récit continu sans narrateur‑homoncule.
- Les données transculturelles et cliniques suggèrent de multiples styles narratifs, des asymétries de pouvoir dans la compétition entre récits, et à la fois des effets de guérison et de dommage liés au « ré‑auteurage » des vies.
- L’Eve Theory of Consciousness (EToC) reconfigure le soi narratif comme la surface tardive d’une technologie récursive du « je suis » qui a évolué relativement récemment et dont il subsiste un souvenir diffus dans les mythes.
L’histoire d’une vie n’est pas la vie elle‑même, mais une manière de donner unité aux événements dispersés d’une vie.
— Paul Ricoeur, Soi‑même comme un autre (1990 ; trad. angl. 1992)
1. Pourquoi un autre article sur le soi narratif ?#
L’article de synthèse sur le soi narratif esquissait une carte : des philosophes distinguant soi minimal et soi narratif ; des psychologues étudiant les histoires de vie ; des neuroscientifiques cartographiant le « film intérieur » du cerveau ; Strawson affirmant avec humeur qu’il n’est pas une histoire. Ici, je veux zoomer sur trois points :
- Stratification – comment les soi minimal, narratif et mythico‑historique s’empilent et interagissent plutôt que de se concurrencer.
- Mécanisme – ce que fait concrètement un cerveau qui raconte des histoires, en termes de prédiction, de mémoire et de réseau du mode par défaut.
- Généalogie – comment les soi narratifs émergent au plan développemental, culturel et (spéculativement) dans le temps évolutif profond.
L’Eve Theory of Consciousness interviendra au titre de (3) : non comme un remplacement du modèle standard, mais comme une manière de penser quand et comment le soi narratif aurait pu s’allumer dans notre lignée.
Là où le texte précédent cherchait à être synoptique et œcuménique, celui‑ci est plus argumentatif : il s’appuie davantage sur les travaux empiriques en identité narrative, donne à Strawson et à d’autres sceptiques des contours plus tranchés, puis relie cela à une préhistoire conjecturale où « je suis » et « voici mon histoire » sont des inventions tardives et fragiles plutôt que des meubles éternels de l’univers.
2. Couches du soi : minimal, narratif et mythique#
Le premier geste utile n’est pas de choisir une notion favorite de « soi », mais d’admettre que nous avons affaire à différentes échelles temporelles et formats de la subjectivité.
La revue influente de Shaun Gallagher dans Trends in Cognitive Sciences distingue un soi minimal — une présence de première personne, pré‑réflexive, dans l’ici‑et‑maintenant — d’un soi narratif qui s’étend dans le temps via la mémoire et l’anticipation.2 Le soi minimal est lié à l’agentivité sensori‑motrice et à l’appropriation du corps. Le soi narratif est lié à la mémoire autobiographique, au langage et à la reconnaissance sociale.
Nous pouvons enrichir ce schéma en ajoutant une troisième couche : un soi mythico‑historique — la manière dont les personnes sont situées à l’intérieur de récits collectifs, de mythes et de cosmologies qui les précèdent et leur survivront.
2.1 Un modèle de travail à trois couches#
| Couche du soi | Échelle temporelle | Phénoménologie | Base cognitive / neuronale (schématique) | Questions typiques |
|---|---|---|---|---|
| Soi minimal | Millisecondes–secondes | « Je suis ici, j’agis, je ressens ce corps maintenant. » | Intégration sensori‑motrice, schéma corporel, intéroception ; systèmes médiaux & pariétaux23 | « Est‑ce que je viens de bouger la main ? » |
| Soi narratif | Jours–décennies | « Voilà qui j’ai été et qui je suis en train de devenir. » | Mémoire épisodique & sémantique, langage, réseau du mode par défaut, auto‑projection45 | « Pourquoi suis‑je comme ça ? » |
| Soi mythico‑historique | Générations–temps profond | « Nous sommes ce genre de peuple dans ce genre de monde. » | Récits partagés, rituels, mythes ; mémoire culturelle et institutions6 | « D’où venons‑nous, et pour quoi faire ? » |
Le soi minimal apparaît dans la conscience corporelle des nouveau‑nés et dans les expériences sur le sentiment d’agentivité ; il est présent même lorsque la mémoire narrative est détruite (comme dans certains cas d’amnésie) et il est perturbé dans la schizophrénie et les troubles de dépersonnalisation.237 Le soi narratif émerge plus tard, avec le langage et la mémoire autobiographique, et c’est là que se concentre la plupart du « discours sur l’identité ».48
Le soi mythico‑historique est moins discuté en philosophie analytique mais il est évident pour l’anthropologie : être « un agriculteur Hopi », « un catholique fervent » ou « un membre du Parti communiste » n’est pas seulement une histoire privée — c’est une position à l’intérieur d’un univers narratif hérité. L’idée d’identité narrative chez Paul Ricoeur y fait déjà allusion : le soi est configuré par des intrigues et des symboles tirés de l’histoire, de la religion et de la littérature.9
L’enjeu de cette stratification n’est pas un pinaillage scolastique. Il importe parce que les débats sur le soi narratif confondent souvent les couches :
- Des critiques comme celle de Strawson visent l’affirmation selon laquelle chaque moment de subjectivité est narratif ; c’est manifestement faux si le soi minimal existe.1
- Les défenses de l’identité narrative portent généralement sur le sens et l’éthique à l’échelle d’une vie, c’est‑à‑dire sur les couches narrative et mythique.489
- La pratique clinique mobilise les trois : ancrer les patients traumatisés dans une présence corporelle minimale ; retravailler les récits personnels ; et parfois renégocier l’appartenance mythique (par ex. quitter une secte).
Une fois que l’on sépare les échelles temporelles, il cesse d’être pertinent de demander « Sommes‑nous vraiment des récits ? » et il devient plus sensé de demander « À quelles échelles, et pour quelles fonctions, la structure narrative organise‑t‑elle l’expérience de soi ? »
3. Des cerveaux qui racontent des histoires#
S’il n’y a pas d’auteur‑homoncule dans la tête, comment l’« histoire de moi » émerge‑t‑elle ?
La réponse courte des neurosciences cognitives contemporaines est : par une intégration prédictive continue réalisée par des réseaux distribués, en particulier le réseau du mode par défaut (default mode network, DMN), en coopération avec les systèmes mnésiques.
3.1 Le réseau du mode par défaut et l’auto‑projection#
Marcus Raichle et ses collègues ont remarqué qu’un ensemble de régions est de manière fiable plus actif au repos que lors de tâches externes exigeantes et ont baptisé cela le mode par défaut du fonctionnement cérébral.10 Ce réseau inclut le cortex préfrontal médian, le cortex cingulaire postérieur / précunéus et le gyrus angulaire — des régions régulièrement impliquées dans la pensée auto‑référentielle, le souvenir du passé, l’imagination du futur et la compréhension de l’esprit d’autrui.[^11]
Buckner et Carroll ont proposé que le DMN implémente une capacité générale d’auto‑projection : recombiner des traces mnésiques pour simuler des perspectives alternatives — se souvenir, imaginer, adopter le point de vue d’un autre.4 C’est presque une traduction cognitive directe de la capacité narrative :
- Intrigue temporelle – séquencer des événements remémorés et anticipés.
- Point de vue – ancrer des scènes à un protagoniste (« moi ») ou à d’autres.
- Cohérence thématique – pondérer certains événements comme des « tournants » centraux et d’autres comme arrière‑plan.
Dans la recherche sur les cerveaux divisés, Michael Gazzaniga a décrit de façon célèbre un « interprète » de l’hémisphère gauche qui fabrique spontanément des raisons pour des comportements initiés ailleurs dans le cerveau.[^12] L’interprète n’est pas un menteur ; il effectue une compression narrative — il rétrodapte un récit cohérent à des causes distribuées, parfois bruitées.
À un niveau très grossier, le soi narratif émerge lorsque :
- Un système prédictif a besoin de suivre un agent unique à travers le temps pour coordonner l’action et l’interaction sociale.
- Les systèmes de mémoire et d’auto‑projection recousent des épisodes en séquences interprétables causalement et moralement.
- Le langage rend ces séquences partageables, récapitulables et négociables.
Le « soi » n’est pas un nœud ; c’est le centre de gravité narratif pour reprendre l’expression de Dennett — un point focal virtuel défini par cette compression continue.[^13]
3.2 Traitement prédictif et narration#
Dans les modèles de traitement prédictif, le cerveau est une machine hiérarchique de prédiction qui minimise l’erreur entre les attentes et les signaux entrants.[^14] Les récits peuvent être lus comme des modèles génératifs de haut niveau : des hypothèses sur qui je suis et sur le fonctionnement du monde.
- Au niveau minimal, les prédictions gouvernent les états corporels : « Si je bouge le bras, la proprioception devrait changer de telle manière. »
- Au niveau narratif, les prédictions gouvernent l’identité : « En tant que personne consciencieuse et compétente, je répondrai à la critique en m’améliorant, pas en abandonnant. »
- Au niveau mythique, elles gouvernent les cosmologies : « En tant que peuple élu en attente de rédemption, nous interprétons la souffrance comme une épreuve, non comme une malchance aléatoire. »
Lorsque les erreurs de prédiction s’accumulent — traumatisme, perte soudaine, psychose — le modèle narratif peut s’effondrer ou se fragmenter. Le « ré‑auteurage » thérapeutique est alors une forme de révision de modèle : ajuster intrigues et rôles de sorte que les anomalies fassent sens sans détruire les engagements centraux.[^15][^16]
Dans ce cadre, le soi narratif n’est ni une simple illusion ni une substance fondamentale. C’est une hypothèse de haut niveau que le système trouve utile de continuer à générer et à mettre à jour.
4. Développement, identité narrative et bien‑être#
Le modèle de l’histoire de vie de Dan McAdams est ici l’outil empirique principal.48 Il soutient que dans les sociétés modernes, en particulier WEIRD, les individus élaborent progressivement une autobiographie intérieure qui intègre le passé reconstruit et le futur imaginé en un sentiment d’unité et de finalité.
4.1 Comment l’identité narrative se développe#
Les recherches longitudinales et transversales suggèrent approximativement la trajectoire suivante :48[^17]
- Enfance : les enfants peuvent raconter des événements épisodiques (« nous sommes allés au zoo ») mais ce sont surtout des vignettes déconnectées.
- Adolescence : émergence du raisonnement autobiographique — relier des événements à des traits et des valeurs (« changer d’école m’a rendu plus indépendant »). Les thèmes identitaires d’agentivité, de communion, de rédemption et de contamination deviennent explicitement formulés.
- Âge adulte : consolidation d’une histoire de vie avec des thèmes récurrents, des tournants et des futurs anticipés. Les individus diffèrent quant au degré de cohérence, de complexité et d’intégration émotionnelle de ces récits.
Une plus grande cohérence narrative et un cadrage rédemptif sont modestement associés à un meilleur ajustement psychologique et à la générativité, tandis que des récits très fragmentés ou dominés par la contamination sont corrélés à la dépression et au PTSD.[^17][^18]
Mais il existe des réserves importantes :
- Ces corrélations sont modestes, non fatales ; nombre de personnes avec des récits brouillons s’en sortent bien, et certains individus dotés d’arcs héroïques nets sont insupportables.
- La plupart des données proviennent de sociétés lettrées, individualistes, qui valorisent l’auto‑auteurage. L’universalité de l’identité narrative reste une question ouverte.
4.2 Le narratif en thérapie : pouvoir et risque#
La thérapie narrative traite explicitement les personnes comme des auteurs de leur vie, les invitant à « externaliser » les problèmes, à identifier les récits contraignants et à élaborer des intrigues alternatives.[^16] Le paradigme d’écriture expressive de Pennebaker, où les individus écrivent pendant quelques jours sur des expériences émotionnellement significatives, produit de petites mais robustes améliorations de santé et de bien‑être, en partie en favorisant des récits cohérents.[^15]
Cependant, les avertissements de Strawson ne sont pas vains.1 Un travail narratif trop zélé peut encourager :
- La confabulation – lisser l’incertitude par des pseudo‑souvenirs qui collent à l’intrigue préférée.
- La sur‑simplification morale – se distribuer trop nettement les rôles de héros ou de victime, aplatissant une ambivalence authentique.
- La pression normative – suggérer que ceux qui n’organisent pas leur expérience de manière narrative sont déficients.
Une position médiane raisonnable est : le narratif est une technologie puissante mais optionnelle. C’est un outil vers lequel de nombreux esprits se tournent ; pas un système d’exploitation obligatoire.
5. Variations, critiques, et de qui l’histoire l’emporte#
L’article « Against Narrativity » de Galen Strawson vise deux thèses : une thèse psychologique selon laquelle les humains « vivent » ou expérimentent généralement leur vie de manière narrative, et une thèse éthique selon laquelle une vie bonne devrait être unifiée narrativement.1 Il soutient que les deux sont fausses :
- Il existe des personnes épisodiques qui ne s’éprouvent pas comme des sujets persistants dotés de grandes histoires de vie.
- La profondeur éthique ne requiert pas la narrativité ; quelqu’un peut vivre pleinement dans le présent sans le narrativiser.
Des commentateurs ultérieurs ont à la fois adouci et affûté cette critique. Matti Hyvärinen montre que nombre d’affirmations narrativistes dans les études culturelles vont effectivement trop loin, gonflant le narratif en métaphore totalisante.[^19] Des travaux empiriques ont également documenté des différences de personnalité et de culture dans la manière dont les individus endossent fortement ou non l’identité narrative.[^20]
D’un point de vue transculturel :
- Certaines traditions mettent l’accent sur le rôle et le rituel plutôt que sur la biographie introspective : on est sa place dans la parenté, la caste ou la hiérarchie monastique plus que son histoire de vie idiosyncratique.
- D’autres encouragent des soi polyphoniques — multiples voix dépendantes du contexte plutôt qu’une intrigue maîtresse.
Se pose aussi la question politique : quels récits sont canonisés comme réalité ? Les soi mythico‑historiques — les identités qui comptent pour le droit, la mémoire et la violence — sont toujours contestés. Nations, religions, partis et familles fonctionnent tous comme des machines narratives, autorisant certaines versions des événements et en effaçant d’autres.[^21]
La question n’est donc pas seulement de savoir si les cerveaux aiment les histoires, mais comment les formes narratives s’entrecroisent avec le pouvoir, l’alphabétisation, le colonialisme et le genre. Le soi narratif n’est jamais purement privé.
6. Temps profond et Eve Theory of Consciousness#
Tout ce qui précède opère à l’échelle de décennies et de cultures que nous pouvons encore interroger. L’Eve Theory of Consciousness (EToC) pose une question plus brutale : Quand tout cela est‑il devenu possible ? Et les mythes pourraient‑ils se souvenir de cette transition ?
6.1 Récursion, voix intérieure et « je suis »#
L’EToC part de prémisses assez classiques :
- La récursion — des fonctions qui prennent leur propre sortie comme entrée — permet à des systèmes finis de générer une complexité pratiquement infinie. En langage, cela se manifeste par l’emboîtement de propositions et la syntaxe hiérarchique.[^22][^23]
- De nombreux théoriciens soutiennent que la récursion sous‑tend non seulement le langage mais aussi le voyage mental dans le temps, la pensée contrefactuelle et l’introspection.[^23]
- Dans les théories de la conscience de type ordre supérieur ou espace de travail global, on modélise souvent la conscience de soi comme un traitement auto‑référentiel : des représentations qui se représentent elles‑mêmes.[^24]
Dans cette perspective, la conscience du type humain familier requiert une capacité de récursion intérieure : un esprit qui non seulement modélise le monde et autrui, mais finit par modéliser son propre modéliser et s’y identifier. Le premier « je suis » est le premier moment où la carte de l’esprit devient éprouvée comme « moi ».[^23]
L’EToC ajoute ensuite des hypothèses évolutives et culturelles :
- La récursion — et avec elle, une expérience robuste du « je » — a évolué tardivement (de l’ordre de dizaines de milliers d’années), non de centaines de milliers.
- La période de transition aurait été phénoménologiquement bizarre : instable, schizophrénique, pleine de voix hallucinatoires et de frontières ténues entre soi et monde.
- Une fois suffisamment stabilisé, le soi récursif a créé des avantages de fitness (planification, tromperie, chamanisme, art), générant une sélection pour une acquisition plus précoce et plus fluide du « je » au cours du développement.
- Les mythes et complexes rituels peuvent conserver des mémoires culturelles de cette transition, compressées dans le langage des dieux, des serpents et de la connaissance interdite.[^23][^25]
6.2 Les mythes comme taphonomie de la conscience#
Une ligne d’argument de l’EToC utilise le complexe des « Sept Sœurs » des Pléiades comme preuve de concept. À travers l’Eurasie, l’Australie et les Amériques, les Pléiades sont représentées comme sept sœurs, souvent avec un récit d’une sœur manquante ou cachée ; pourtant, l’amas visible à l’œil nu montre typiquement six étoiles proéminentes. Cette divergence partagée suggère une diffusion à partir d’une source commune plutôt qu’une invention indépendante.[^25] Des représentations archéologiques de l’amas dans l’art paléolithique et holocène cadrent avec des fenêtres plausibles pour l’origine et la diffusion de tels mythes.[^25]
Si certains mythes peuvent survivre de l’ordre de ~30 000 ans, alors, en principe, les mythes de création pourraient conserver des souvenirs hautement compressés de seuils cognitifs, et pas seulement d’événements locaux. L’EToC lit ainsi le récit d’Éden :
- Les humains commencent dans un état d’unité non réflexive (« nus et n’en ayant pas honte »).
- Un acte transgressif — manger le fruit défendu sur suggestion du serpent — ouvre leurs yeux, apporte la connaissance du bien et du mal, la honte de soi et la mortalité.
- Ils sont expulsés d’un mode d’être antérieur, pré‑réflexif, vers un monde de labeur, de temps et de narration (ils ont désormais un « avant » et un « après »).
Superposée aux lectures théologiques standard, l’EToC traite cela comme une allégorie de la naissance de la conscience de soi récursive : le moment où un monde moral de type surmoi et un proto‑moi s’enclenchent dans une boucle auto‑référentielle et produisent un « je » intérieur qui peut être observé et jugé.[^23]
6.3 EToC et le soi narratif#
Comment cela interagit‑il avec la littérature contemporaine sur le soi narratif plutôt que de flotter à côté comme simple mythographie ?
- Cela explique pourquoi le narratif paraît si constitutif. Si la récursion et la parole intérieure sont tardives et rapidement sélectionnées, le soi narratif n’est pas un léger vernis interprétatif. C’est l’interface d’un puissant créneau cognitif récemment évolué : vivre à l’intérieur d’histoires et de mondes symboliques.
- Cela fournit un récit sélectif pour l’identité narrative : les individus dont la machinerie récursive produisait des récits plus stables et socialement lisibles (sur eux‑mêmes et leurs groupes) ont pu bénéficier d’avantages de survie et de reproduction.
- Cela reconfigure des phénomènes comme la schizophrénie, la dissociation et la perte mystique de l’ego comme reliques d’un spectre historique plus large : autrefois, tout le monde était plus proche de ces extrêmes.[^23]
De manière cruciale, l’EToC est une conjecture de travail. Les affirmations sur le temps profond dépendent de preuves fragiles concernant la diffusion des mythes et la modernité comportementale.[^25] Elle ne remplace pas les modèles cognitifs et neuroscientifiques du soi narratif ; elle les emboîte dans un tableau plus large où le narratif n’est pas seulement ce que nous faisons de la conscience, mais une raison majeure pour laquelle la conscience a pris sa forme récursive actuelle.
Si le soi narratif est un bricolage évolutif tardif et instable, cela explique aussi sa variabilité et sa fragilité présentes : certaines personnes sont heureusement épisodiques, d’autres sur‑narrativisent à leur détriment, beaucoup oscillent entre fragments, scripts et silences.
7. Là où les modèles narratifs se brisent (et ce que nous y apprenons)#
Les contre‑exemples les plus éclairants à une narrativité forte se trouvent aux marges :
- États méditatifs et non duels où le flux narratif se calme et où le soi minimal domine. Les pratiquants décrivent souvent ces états comme révélant quelque chose de plus fondamental que les histoires.
- Traumatismes sévères, où l’expérience est trop écrasante pour être narrativisée ; une partie de la tâche thérapeutique n’est pas de « tisser une meilleure histoire » mais de permettre qu’il y ait une histoire tout court.
- Profils neurodivergents où le langage, l’imagination sociale ou la mémoire autobiographique fonctionnent différemment, produisant des rapports atypiques à l’identité narrative.
- Traumatismes collectifs et histoires contestées, où aucun récit unique ne peut rendre justice à la pluralité des expériences ; les tentatives d’intrigue maîtresse deviennent violentes.
Plutôt que de conclure « il n’y a pas de soi narratif », ces cas suggèrent :
- Le narratif est un mode parmi d’autres, souvent superposé à des structures minimales et mythiques.
- La tâche éthique n’est pas de maximiser la cohérence narrative, mais d’équilibrer véracité, flexibilité et pluralisme : certaines choses devraient rester fragmentaires ; certaines contradictions devraient être préservées.
- Comprendre la généalogie et le mécanisme des soi narratifs peut nous rendre moins attachés à nos histoires actuelles — non parce qu’elles seraient irréelles, mais parce qu’elles apparaissent comme des outils révisables.
En ce sens, même un narrativiste convaincu peut faire la paix avec le « Je ne suis pas une histoire » de Strawson. On pourrait répondre : « Tu n’es pas seulement une histoire. Mais une partie de ce que cela fait d’être toi, en cette époque et dans cette espèce, c’est que le cerveau ne peut pas s’empêcher de raconter des histoires à ton sujet. Cette faculté a une histoire, une physiologie et — si l’EToC est sur la bonne voie — un registre fossile mythique. »
Le reconnaître ne force personne dans un récit particulier. Cela ajoute simplement un chapitre de plus à l’histoire de la manière dont les histoires en sont venues à compter.
FAQ#
Q 1. Tous les humains ont‑ils un soi narratif ?
R. Non. Beaucoup de personnes s’appuient fortement sur des histoires de vie, mais d’autres rapportent peu de sentiment d’un récit continu et fonctionnent pourtant bien ; les différences de personnalité et de culture sont ici substantielles.
Q 2. L’identité narrative est‑elle bonne pour la santé mentale ?
R. Des récits cohérents et flexibles qui intègrent l’adversité sans l’effacer sont modestement liés au bien‑être, mais une cohérence forcée ou des « arcs de rédemption » simplistes peuvent se retourner contre leur auteur.
Q 3. Quel est le lien entre le réseau du mode par défaut et le soi narratif ?
R. Le DMN est actif lors de la pensée auto‑référentielle, du souvenir, de l’imagination et de la théorie de l’esprit ; il semble implémenter la capacité d’auto‑projection du cerveau qui sous‑tend le narratif.
Q 4. Qu’est‑ce qui est distinctif dans l’Eve Theory of Consciousness ?
R. L’EToC traite la conscience récursive du « je suis » comme une capacité tardive, sélectionnée, et suggère que des motifs mythiques globaux (comme Éden ou les Sept Sœurs) pourraient conserver des souvenirs compressés de son émergence.
Q 5. Accepter la théorie du soi narratif sape‑t‑il le libre arbitre ?
R. Cela complique une conception naïve de l’agentivité en montrant à quel point nos auto‑explications sont a posteriori et construites, mais cela met aussi en lumière la manière dont la révision de nos histoires peut remodeler nos actions futures et nos engagements éthiques.
Notes#
Sources#
- Gallagher, Shaun. “Philosophical Conceptions of the Self: Implications for Cognitive Science.” Trends in Cognitive Sciences 4(1), 2000, 14–21.
- Hafner, Verena et al. “The Mechanisms Underlying the Human Minimal Self.” Frontiers in Psychology 13, 2022.
- Raichle, Marcus E. et al. “A Default Mode of Brain Function.” PNAS 98(2), 2001, 676–682.
- Buckner, Randy L., and Daniel C. Carroll. “Self-Projection and the Brain.” Trends in Cognitive Sciences 11(2), 2007, 49–57.
- McAdams, Dan P. “The Psychology of Life Stories.” Review of General Psychology 5(2), 2001, 100–122.
- McAdams, Dan P., and Kate C. McLean. “Narrative Identity.” Current Directions in Psychological Science 22(3), 2013, 233–238.
- Banks, M. V. « Narrative Identity: The Construction of the Life Story, Autobiographical Reasoning and Psychological Functioning in Young Adulthood. » Thèse de doctorat, Victoria University of Wellington, 2013.
- Ricoeur, Paul. « Narrative Identity. » In Oneself as Another. University of Chicago Press, 1992.
- Dennett, Daniel C. « The Self as a Center of Narrative Gravity. » In Self and Consciousness: Multiple Perspectives, Erlbaum, 1992.
- Gazzaniga, Michael S. « Forty-Five Years of Split-Brain Research and Still Going Strong. » Brain 140(7), 2017, 2051–2053.
- Strawson, Galen. « Against Narrativity. » Ratio 17(4), 2004, 428–452.
- Hyvärinen, Matti. « ‘Against Narrativity’ Reconsidered. » Partial Answers 6(2), 2008, 1–25.
- Bortolan, Anna. « Affectivity and the Distinction Between Minimal and Narrative Self. » Phenomenology and the Cognitive Sciences 19, 2020, 779–796.
- Clark, Andy. « Whatever Next? Predictive Brains, Situated Agents, and the Future of Cognitive Science. » Behavioral and Brain Sciences 36(3), 2013, 181–204.
- Pennebaker, James W. Opening Up: The Healing Power of Expressing Emotions. Guilford, 1997.
- White, Michael, et David Epston. Narrative Means to Therapeutic Ends. W. W. Norton, 1990.
- McAdams, Dan P. « Identity, Narrative, Language, Culture. » In The Oxford Handbook of Human Motivation, Oxford University Press, 2012.
- Schechtman, Marya. The Constitution of Selves. Cornell University Press, 1996.
- Hafner, Verena et al. « The Mechanisms Underlying the Human Minimal Self. » Frontiers in Psychology 13, 2022.
- Raichle, Marcus E. « The Brain’s Default Mode Network. » Annual Review of Neuroscience 38, 2015, 433–447.
- Assmann, Jan. Cultural Memory and Early Civilization: Writing, Remembrance, and Political Imagination. Cambridge University Press, 2011.
- Hauser, Marc D., Noam Chomsky, et W. Tecumseh Fitch. « The Faculty of Language: What Is It, Who Has It, and How Did It Evolve? » Science 298(5598), 2002, 1569–1579.
- Corballis, Michael C. The Recursive Mind: The Origins of Human Language, Thought, and Civilization. Princeton University Press, 2011.
- Lau, Hakwan, et David Rosenthal (dir.). « Higher-Order Theories of Consciousness. » Stanford Encyclopedia of Philosophy, rév. 2014.
- Cutler, Andrew. « The Eve Theory of Consciousness. » Seeds of Science, 2024 ; voir aussi la version développée sur Vectors of Mind.
Strawson distingue la narrativité comme thèse descriptive sur la psychologie humaine et comme idéal éthique prescriptif ; ses objections sont les plus fortes contre ce dernier. ↩︎ ↩︎ ↩︎ ↩︎
Le « soi minimal » de Shaun Gallagher est une notion phénoménologique, non un homoncule ; il renvoie à une structure de point de vue implicite dans l’expérience. ↩︎ ↩︎ ↩︎
Des travaux récents sur le soi minimal mettent l’accent sur l’agentivité et l’appropriation du corps, montrant des perturbations dans la schizophrénie et les expériences de sortie hors du corps. ↩︎ ↩︎
McAdams utilise « identité narrative » pour désigner une histoire de vie intériorisée et évolutive qui fournit unité et finalité dans les contextes occidentaux modernes. ↩︎ ↩︎ ↩︎ ↩︎ ↩︎ ↩︎
Le DMN n’est pas uniquement « le réseau du soi » — il participe à de nombreuses tâches — mais son rôle dans l’auto‑projection en fait un substrat neuronal plausible pour les processus narratifs. ↩︎
Le « soi mythico‑historique » est ici une étiquette heuristique pour désigner la manière dont les individus sont emboîtés dans des récits partagés ; il recoupe l’identité narrative de Ricoeur et les notions anthropologiques de mémoire culturelle. ↩︎
Les cas d’amnésie où les personnes conservent un sentiment de présence et d’agentivité mais perdent la mémoire autobiographique sont parmi les dissociations les plus nettes entre soi minimal et soi narratif. ↩︎
La recherche sur l’identité narrative est méthodologiquement fragile : petits échantillons, subjectivité du codage et biais culturels limitent la généralisation, mais les motifs convergents ne sont pas triviaux. ↩︎ ↩︎ ↩︎ ↩︎
Le récit de Ricoeur met l’accent sur le fait que les identités sont configurées par l’emplotement — le fait de relier des événements en intrigues — en dialogue avec les récits culturels disponibles. ↩︎ ↩︎
Les affirmations de l’EToC sur le temps profond demeurent spéculatives ; les preuves archéologiques et mythologiques sont intrigantes mais sous‑déterminées, et des explications alternatives (par ex. une mythopoïèse convergente) restent plausibles. ↩︎