TL;DR

  • Freud pose bien une phase intermédiaire de droit maternel (matrilinéaire) – mais pas comme point de départ. Séquence : horde paternelle primitive → parricide → clan de frères + totem/exogamie (droit maternel, cultes maternels) → patriarcat restauré Freud 1913, ch. 4 ; Freud 1921, ch. 10.
  • Lignes clés : la horde darwinienne a « un père violent et jaloux » ; les premières organisations observées sont des « associations d’hommes … fondées sur le matriarcat » ; le parricide est le « germe du … droit maternel » ; les « divinités maternellesont précédé les paternelles » Freud 1913, ch. 4.
  • Le postulat de la horde chez Freud s’appuie sur La Filiation de l’homme de Darwin : petites communautés avec un mâle dominant qui « gardait jalousement » plusieurs femmes Darwin 1871.
  • « Droit maternel » ≠ matriarcat tout court. Il s’agit principalement de filiation/parenté par les mères (matrilinéarité), pas nécessairement de femmes gouvernant les hommes.[^def]
  • Empiriquement fragile : Freud admet que la horde primitive n’a été « observée nulle part » (ses mots). L’anthropologie ultérieure est en grande partie peu convaincue par l’idée de matriarcats universels ou d’un seul chemin évolutif Eller 2000. Mais comme archéologie intellectuelle des sources du XIXᵉ siècle (Darwin, Atkinson, Robertson Smith, Frazer, Bachofen), c’est un mythogramme cohérent.

« The most probable view is that [man] aboriginally lived in small communities, each with a single wife, or, if powerful, with several, whom he jealously guarded. »
— Charles Darwin, The Descent of Man (1871)


Ce que le modèle de Freud dit réellement (et pas ce qu’on en tweete)#

L’échafaudage de Freud dans Totem et Tabou (1913) fonctionne ainsi. Point de départ : la conjecture de Darwin : les premiers humains vivaient en petits groupes avec un mâle dominant monopolisant les femelles Darwin 1871. On y ajoute le Primal Law (1903) d’Atkinson pour expliquer comment les fils expulsés seraient contraints à l’exogamie et reproduiraient le schéma ailleurs Atkinson 1903. On ajoute encore Robertson Smith sur la communion sacrificielle et Frazer sur les rites totémiques Smith 1894 ; Frazer 1894/1922.

Sur ce cadre, Freud insère son grand geste psychanalytique : un parricide fraternel inaugure le clan de frères ; les interdits d’inceste et la loi totémique le stabilisent. C’est ici qu’il rattache explicitement le « droit maternel » de Bachofen à la séquence :

  • Horde darwinienne : « un père violent et jaloux » qui expulse les fils Freud 1913, ch. 4.
  • Premières organisations observées : « associations d’hommes … fondées sur le matriarcat, ou la filiation par la mère » Freud 1913, ch. 4.
  • Le parricide « forma le germe du … droit maternel découvert par Bachofen », plus tard « abrogé » par une famille patriarcale Freud 1913, ch. 4.
  • Dans le culte : les « divinités maternelles … ont précédé les divinités paternelles » ; avec les dieux paternels, la « société sans père » « se transforma graduellement en une société patriarcale » Freud 1913, ch. 4.

Freud n’est pas discret sur le statut spéculatif : la horde primitive « n’a été observée nulle part » ; la séquence est une synthèse rétrospective, non un travail de terrain Freud 1913, ch. 4.

Note de traduction#

Le terme freudien est Mutterrecht (« droit maternel »), le même mot qu’emploie Bachofen dans Das Mutterrecht (1861) pour désigner des ordres juridico‑religieux gynéomorphes et une descendance matrilinéaire, pas nécessairement une gouvernance matriarcale au sens moderne Bachofen 1861 → trad. angl. sélect. (extraits en OA et biblio sur https://archive.org/details/englishtranslati0000bach).


Où se situe le matriarcat – et à quoi il sert#

La place du « droit maternel » chez Freud est entre deux régimes du père :

  1. Origine patriarcale (horde darwinienne). Le chef accapare les femmes ; les jeunes mâles sont expulsés Darwin 1871.

  2. Révolution fraternelle. Les frères expulsés reviennent, commettent le parricide, et se lient par le totem/l’exogamie ; la filiation par les mères atténue l’ambiguïté de la paternité et police l’inceste. Freud : le festin totémique répète le crime comme sacrement de culpabilité et de solidarité Freud 1913 ; Smith 1894.

  3. Re‑paternalisation religieuse et familiale. Les cultes maternels sont éclipsés par les divinités paternelles ; la famille « reconstruit » la horde « et rendit aussi une grande partie des … droits aux pères » Freud 1913, ch. 4. Dans Psychologie des foules (1921), la foule est une « résurgence de la horde primitive », et son chef reprend la figure du père redouté Freud 1921, ch. 10.

Le résultat n’est pas un matriarcat kumbaya à l’aube des temps ; c’est un interrègne matrilinéaire qui métabolise la culpabilité, institue la loi, puis se voit recouvert par un patriarcat renouvelé.


Les pièces en jeu, cartographiées

La séquence freudienne en un coup d’œil#

ÉtapeForme socialeForme religieuseRègle de parentéFormulation de Freud (≤ 25 mots par source)Source primaire
0. PostulatHorde à mâle dominant« small communities … jealously guarded wives »Darwin, Descent ch. 20 — Wikisource — ch. XX
1. Père primordialHorde sous « un père violent et jaloux »« a violent, jealous father »Freud, Totem ch. 4 — Wikisource — Chapter IV
2. ParricideClan de frèresTotem + rite de culpabilitéTabou de l’inceste« germ of … mother right (Bachofen) »Freud, TotemProject Gutenberg
3. InterrègneAssociations d’hommesDivinités maternelles dominantesFiliation matrilinéaire« associations of men … founded on matriarchy »Freud, TotemWikisource — Chapter IV
4. RestaurationFamille patriarcaleDivinités paternellesPatrilinéarité ascendante« maternal deities … preceded paternal … society … changed into a patriarchal one »Freud, TotemProject Gutenberg
5. RécurrenceMasse sous un chefCultes civils« group … revival of the primal horde; leader = father »Freud, Group PsychologyWikisource page

Provenance et influences (qui Freud plagie‑t‑il, et comment ?)#

Thème/AffirmationAppropriation par FreudSource sur laquelle Freud s’appuieLien
Horde à mâle dominantAccepte la conjecture comme point de départCharles Darwin, Descent of Man (1871), ch. 20Wikisource — ch. XX
Expulsion → exogamieMécanisme de la loi de l’incesteJ. J. Atkinson, Primal Law (1903)https://www.gutenberg.org/ebooks/45724
Sacrifice comme communionFestin totémique comme lien fraternelW. Robertson Smith, Religion of the Semites (1894)https://archive.org/details/lecturesonreli00smit
Totémisme comme première religionRépertoire de rites/mythesJ. G. Frazer, The Golden Bough (1894/1922)https://www.gutenberg.org/files/3623/3623-h/3623-h.htm
« Droit maternel »Nom + exemples historiquesJ. J. Bachofen, Das Mutterrecht (1861)Sélect. Princeton : https://press.princeton.edu/books/paperback/9780691017973/myth-religion-and-mother-right ; biblio OA : https://archive.org/details/englishtranslati0000bach

Ce qui subsiste après l’anthropologie#

Freud lui‑même signale le problème de données : la horde « n’a été observée nulle part » et tout l’édifice est une reconstruction Freud 1913, ch. 4. L’ethnologie ultérieure porte plusieurs coups sévères :

  • Matriarcat universel ? Les preuves sont maigres ; l’idée fonctionne davantage comme mythographie du XIXᵉ siècle que comme archéologie (voir la démolition par Cynthia Eller) — The Myth of Matriarchal Prehistory (2000) : Internet Archive.
  • Le totémisme comme « la » première religion ? Fortement contesté après Durkheim et surtout Lévi‑Strauss ; le « totémisme » ressemble davantage à un fourre‑tout savant qu’à un stade évolutif unique (entrée rapide : Durkheim 1912, trad. angl., OA sur Project Gutenberg ; vue d’ensemble critique sur PDF Vienna).
  • Le rôle de Darwin. Il est exact que Darwin a posé un contrôle jaloux des femelles par le mâle dans de petits groupes, mais une littérature soutient que Freud a sur‑systématisé les remarques éparses de Darwin en une architecture mythique de « horde primitive » (pour le débat, voir : Allen 2016, History of Human Sciences, doi:10.1086/688885 — UChicago DOI).

Ce qui subsiste, c’est le geste structural : un récit dans lequel la violence contre le Père engendre la loi, la culpabilité et la culture, avec le droit maternel comme mécanisme liminaire qui convertit le chaos en règle avant que le Père ne revienne – d’abord comme dieu, puis comme chef. Appelez‑le méta‑anthropologie ; comme préhistoire littérale, c’est fragile, mais comme mythe du contrat social sous répression, cela reste percutant.


FAQ#

Q1. Freud pensait‑il que l’humanité commençait dans le matriarcat ?
R. Non. Son point de départ est patriarcal : un mâle dominant accaparant les femelles (Darwin). Le « droit maternel » est une solution intermédiaire après le parricide et avant le patriarcat restauré (Darwin 1871 ; Freud 1913).

Q2. Le « droit maternel » de Freud concerne‑t‑il des femmes gouvernant les hommes ?
R. Il s’agit principalement de filiation matrilinéaire et de cultes associés, sans garantie de suprématie politique féminine ; c’est le terrain de Bachofen, et même là c’est complexe (Bachofen, sélect. Princeton).

Q3. Où la religion intervient‑elle ?
R. Dans les festins totémiques (Robertson Smith/Frazer) et le passage des divinités maternelles aux divinités paternelles ; Freud dit que les cultes maternels ont probablement précédé les cultes paternels, puis que la famille re‑patriarcalise (Freud 1913).

Q4. Comment cela se relie‑t‑il à la politique de masse ?
R. Le livre de 1921 de Freud fait de la foule une horde primitive ressuscitée ; le chef reprend la figure du père, ce qui explique pourquoi les foules recherchent amour/obéissance autoritaires (Freud 1921).

Q5. Tout cela est‑il historiquement vrai ?
R. Certaines parties sont plausibles, aucune n’est établie. La mise en garde de Freud lui‑même (« observée nulle part ») demeure. L’anthropologie moderne rejette largement l’idée d’un matriarcat universel ou d’un stade totémique unilinéaire (Eller 2000 ; Durkheim 1912).


Notes de bas de page#


Sources#