TL;DR
- Les archéologues trouvent toujours étrange que les humains anatomiquement modernes ne manifestent une culture symbolique « à pleine puissance » que dans les ~10–15 000 dernières années ; c’est le Paradoxe sapientiel, et la théorie d’Ève se place exactement sur ce point de pression.
- Les traditions orales aborigènes semblent effectivement capables de préserver des événements du milieu et de la fin de l’Holocène, comme la remontée du niveau marin après l’Âge glaciaire, pendant plus de 7 000 ans, ce qui rend moins délirante l’idée que des mythes puissent se souvenir d’une révolution de la conscience.
- En Afrique de l’Ouest, au Proche-Orient, en Australie, en Mésoamérique, en Chine, en Sibérie et en Scandinavie, les serpents apparaissent de manière fiable comme porteurs de connaissance, de loi ou de culture, souvent par un contact corporel (fruit, sang, morsures, pierres).
- L’ethnographie et des études de cas documentent la manipulation délibérée de serpents, l’exposition au venin et les états modifiés associés, des prêtres serpents hopis aux « accros aux morsures de serpent » indiens, ce qui soutient l’idée que le venin était au moins disponible comme technologie de l’esprit.
- La génétique et la morphologie montrent un goulot d’étranglement marqué du chromosome Y et des signes d’auto-domestication humaine dans les 10–15 000 dernières années, compatibles avec une forte sélection sur les lignées mâles et les traits prosociaux — exactement là où la théorie d’Ève attend un gradient de sélection.
- Les mythes et rituels dans lesquels les femmes possédaient autrefois les instruments sacrés (flûtes, rhombes) mais où les hommes les leur ont ensuite arrachés ressemblent étrangement à une mémoire culturelle de la dépossession d’Ève.
« Si la base biologique de notre espèce est peut-être établie depuis 200 000 ans, pourquoi les aspects comportementaux nouveaux de notre statut de “sapiens” ont-ils mis si longtemps à émerger ? »
— Colin Renfrew, « The Sapient Paradox »
1. Où en est le Culte du Serpent après deux ans et quelques#
L’Eve Theory of Consciousness (EToC) et The Snake Cult of Consciousness font un pari assez précis :
- Le hardware d’Homo sapiens est ancien, mais le software d’une subjectivité pleinement récursive et auto-réflexive est un phénomène holocène.
- Les femmes y arrivent d’abord — Ève comme première entité à insérer un espace ruminatif entre commandement et obéissance — en instrumentalisant le langage et l’imagination morale.
- Ce nouveau « soi » est dangereux et contagieux. Il se propage mémétiquement via des rites d’initiation, souvent articulés autour de serpents, de sang et d’états extatiques.
- Avec le temps, les gènes rattrapent : les lignées plus compatibles avec ce nouveau mode d’esprit gagnent le jeu d’accouplement brutal. La conscience devient à la fois un paquet culturel et un gradient de sélection.
Si cela est ne serait-ce qu’à moitié juste, le monde devrait être jonché de trois types de traces :
- Un véritable Paradoxe sapientiel : des humains anatomiquement modernes bien avant une culture pleinement moderne saturée de symboles.
- Des mythes qui se souviennent d’un bouleversement où :
- Une femme (ou figure féminine) acquiert la première une connaissance quasi divine, souvent via un serpent ou un être apparenté au serpent.
- Les hommes assimilent l’astuce, parfois en dépouillant violemment les femmes de leur contrôle rituel.
- Des choses plus dures : des signes génétiques et morphologiques d’une forte sélection holocène sur l’axe social/tempérament.
Rien de tout cela ne prouve l’EToC. Mais on peut demander : si l’on prend la théorie et qu’on va faire ses courses en archéologie, en mythologie et en génétique, les rayons sont-ils plutôt vides, ou étrangement bien garnis ?
Allons faire les courses.
2. Profondeur du temps, mémoire courte : les mythes peuvent-ils se souvenir d’événements holocènes ?#
La première grande objection à l’usage des mythes comme données est : « Les histoires ne peuvent pas durer 10 000 ans. » Si l’on veut le Temps du Rêve comme mémoire d’une rupture psycho-culturelle du milieu de l’Holocène, il faut savoir si la tradition orale peut réellement garder sa forme aussi longtemps.
2.1 Le Paradoxe sapientiel comme mal de tête des archéologues#
Le « Paradoxe sapientiel » a été nommé par Colin Renfrew dans les années 1990 : des humains anatomiquement modernes apparaissent il y a 60–200 000 ans, mais le paquet dense de comportements symboliques, d’installations permanentes et d’innovation rapide n’explose vraiment que dans les ~10–15 000 dernières années.
Renfrew, Merlin Donald et d’autres sont explicites : ce n’est pas seulement un problème de datation, mais un problème conceptuel : si le cerveau était grosso modo moderne tôt, pourquoi la « pleine » modernité comportementale est-elle si tardive et géographiquement inégale ?
C’est exactement le fossé que l’EToC tente de combler : le hardware était prêt ; le mode particulier d’esprit récursif, plus son échafaudage social, ne l’était pas.
2.2 Les souvenirs aborigènes du niveau marin : un test de bon sens#
Patrick Nunn et Nicholas Reid ont étudié des mythes côtiers aborigènes australiens qui parlent de terres sèches là où se trouve aujourd’hui la mer, de « submersions » qui ont englouti des territoires, et de campements ancestraux noyés par l’océan.
Lorsqu’ils ont comparé 21 de ces récits à des reconstructions indépendantes de la remontée post-glaciaire du niveau marin, la correspondance n’était pas délirante : plusieurs histoires s’alignent de manière plausible avec des inondations côtières survenues entre ~7 000 et 10 000 ans avant aujourd’hui.
Si l’on accepte même une version conservatrice de leur argument — disons que la tradition orale peut préserver une mémoire géographique et écologique sur l’ordre de 3–7 millénaires — alors le calendrier de l’EToC pour des « mythes qui se souviennent du big bang psycho-culturel » n’est pas absurde. On n’a pas besoin que les mythes voyagent 100 000 ans dans le temps ; il suffit qu’ils stockent le souvenir d’une fenêtre de quelques milliers d’années, étrange, au début de l’Holocène. C’est déjà dans la fourchette démontrée.
2.3 Serpents entoptiques et neuro-esthétique du temps profond#
Le modèle neuropsychologique de l’art rupestre de David Lewis-Williams soutient que des motifs récurrents comme les zigzags, les treillis et les lignes serpentines proviennent de phénomènes « entoptiques » — des motifs géométriques générés par le système visuel en états modifiés.
Lui et d’autres ont relié l’art rupestre d’Afrique australe et d’Australie — souvent interprété localement comme des êtres serpents ou arc-en-ciel — à de telles expériences de transe.
Si les visions serpentines sont intégrées dans la manière dont le cortex visuel se dérègle sous stress ou intoxication, il devient moins fortuit que tant de cultures choisissent les serpents comme emblème de la puissance d’outre-monde. Cela ne prouve pas encore « culte du serpent comme hack de la conscience », mais cela donne au culte une prise neurobiologique plausible.
3. Le serpent qui enseigne : guide de terrain comparatif#
L’EToC et l’essai sur le Culte du Serpent avancent une intuition : si un culte du serpent historique a aidé à médiatiser le saut vers un esprit auto-réflexif, alors la mythologie mondiale devrait grouiller de serpents qui :
- habitent près d’arbres primordiaux, de rivières ou de frontières ;
- enseignent quelque chose — loi, langage, agriculture, écriture, ou plus généralement la différence entre « simplement vivre » et « savoir que l’on vit » ;
- sont moralement ambigus : dangereux mais aussi nécessaires.
Plutôt que de fredonner vaguement « serpents = connaissance », on peut exposer quelques cas concrets.
3.1 Une petite ménagerie de serpents enseignants#
| Région / Culture | Figure serpentine | Don ou transgression | Mode de contact | Source |
|---|---|---|---|---|
| Israël ancien / Proche-Orient | Serpent édénique (nahash) | Ouvre les yeux « pour connaître le bien et le mal » ; les humains deviennent comme des dieux, acquièrent honte et conscience de soi | Fruit de l’arbre interdit | Récit de la Genèse ; synthèses comparatives du symbolisme du serpent |
| Bassari (Afrique de l’Ouest) | Serpent sous l’arbre d’Unumbotte | Incite les humains à manger le fruit rouge après que Dieu l’a retenu ; ils gagnent de la nourriture mais perdent l’état originel ; triade explicite arbre-serpent-fruit | Suggestion verbale du serpent de manger le fruit | Dictionnaires de mythes africains et résumés du mythe d’Unumbotte |
| Australie aborigène | Serpent Arc-en-ciel | Façonne la terre, établit lois et rituels ; souvent lié à l’initiation et à la fertilité ; parfois punit ceux qui enfreignent les règles sacrées | Apparaît dans les rêves, grottes, points d’eau ; associé aux orages et à la transe | Synthèses ethnographiques des traditions du Serpent Arc-en-ciel |
| Hopi (Amérique du Nord) | Serpents dans la Danse du Serpent | Les serpents sont des « frères aînés » et des messagers ; la danse renouvelle l’ordre cosmique et la pluie par une intimité dangereuse avec les serpents | Serpents tenus dans la bouche, dansés avec, puis relâchés après un émétique | Récits ethnographiques de la Danse du Serpent hopi |
| Mésoamérique (Aztèques, etc.) | Serpent à plumes / Quetzalcoatl | Héros civilisateur qui apporte le maïs, le calendrier, les arts et les livres ; explicitement « porteur de connaissance » et inventeur de l’écriture | Divinité hybride, pas de morsure, mais forme serpent-oiseau médiatisant ciel et terre | Synthèses sur la mythologie du Serpent à plumes |
| Chine (Huaxia) | Fuxi & Nüwa, souvent à corps de serpent | Créent les humains à partir d’argile ; Fuxi enseigne chasse, pêche, mariage, divination et les trigrammes du Yi Jing — un proto-système d’écriture | Formes mixtes humain/serpent ; queues souvent enlacées dans l’art | Entrées encyclopédiques sur Fuxi et Nüwa comme héros civilisateurs serpentiformes |
| Sibérie (Turcs khakas) | Serpent blanc & pierre | Le protagoniste lèche une pierre entourée de serpents, « meurt » à son ancienne vie, acquiert la capacité de comprendre le langage des animaux et un savoir ésotérique | Contact avec la pierre en proximité intime des serpents ; mort-renaissance initiatique explicite | Analyse folklorique de « L’Initiation par le Serpent blanc » 1 |
| Germanique / Nordique | Sang du dragon Fafnir (apparenté au serpent) | Sigurd goûte le sang du dragon, comprend le langage des oiseaux, apprend la trahison ; le sang de serpent/dragon altère littéralement son état épistémique | Sang de dragon sur la langue ; injection parasitaire de connaissance | Études mythologiques sur le cycle de Sigurd/Völsung |
Il existe quantité de serpents qui ne font que garder un trésor ou représenter le chaos. Mais le groupe ci-dessus est étrangement spécifique :
- serpents au charnière entre l’ordinaire et le sacré ;
- contact avec leurs fluides corporels (sang, venin, salive, jus de fruit de leur arbre, eau qu’ils habitent, pierres autour desquelles ils s’enroulent) ;
- acquisition de nouvelles capacités cognitives ou sociales (connaître le bien/le mal, parler aux animaux, divination, écriture, loi).
Si l’on voulait un fossile mythique de « nous avons délibérément joué avec des serpents et nous en sommes revenus bizarres », on s’attendrait à ce qu’il ressemble à peu près à cela.
3.2 Serpent Arc-en-ciel, art rupestre et voix dans la grotte#
Les traditions du Serpent Arc-en-ciel rendent la convergence particulièrement nette. Dans de nombreuses régions, le Serpent Arc-en-ciel :
- voyage sous terre en façonnant les cours d’eau ;
- est associé à l’initiation au statut d’adulte, parfois avec effusion de sang ;
- est lié à des abris rocheux avec peintures et gravures serpentines.
Lewis-Williams relie explicitement certains motifs rupestres serpentiformes à des motifs entoptiques induits par la transe : lignes ondulées, zigzags, formes de tunnel.
Même si l’on ignore tout « culte du serpent » spécifique, on trouve ici un triangle :
serpents ↔ états modifiés ↔ loi & identité fondatrices
L’hypothèse du Culte du Serpent de l’EToC suggère essentiellement que ce triangle fut autrefois non seulement symbolique mais technique : manipuler les corps des serpents (et leur chimie) comme partie d’une technologie d’initiation destinée à pousser les cerveaux dans des boucles récursives d’auto-observation.
4. Venin, transe et ingénierie de l’espace intérieur#
« Les serpents comme symboles de connaissance », c’est une chose. « Les serpents comme biochimie que l’on met réellement dans sa bouche », c’est une affirmation plus forte. Donc : les humains sont-ils assez bêtes et curieux pour avoir fait cela ? (Spoiler : oui.)
4.1 Les gens abusent bel et bien du venin de serpent#
Des rapports cliniques modernes en Inde décrivent des individus qui recherchent à répétition des morsures de cobras ou de vipères pour leurs effets récréatifs : euphorie, relaxation, et parfois perturbations visuelles.
Dans au moins une telle série de cas, les auteurs s’inquiètent explicitement du « venin de serpent comme nouvelle drogue d’abus », notant des expériences subjectives que les usagers eux-mêmes comparent aux opiacés ou au cannabis.
Cela ne nous dit pas ce que faisaient les chamans néolithiques, mais cela montre deux choses :
- Une exposition sublétale au venin peut produire des états psychoactifs notables.
- Les gens vont, en fait, risquer leur vie à répétition pour ré-entrer dans ces états.
Si c’est vrai aujourd’hui, sous des régimes médicaux et juridiques modernes, il serait surprenant que personne n’ait découvert et ritualisé des effets similaires dans le passé profond, lorsque les serpents étaient encore plus omniprésents.
4.2 Prêtres serpents hopis : dents dans la chair, chants dans la tête#
Les récits ethnographiques et historiques de la Danse du Serpent hopi décrivent des prêtres portant des serpents vivants — y compris des crotales — dans leurs mains et leurs bouches durant une cérémonie de plusieurs jours, suivie de l’ingestion collective d’un émétique.
Détails clés :
- les participants jeûnent avant le climax du rituel ;
- les serpents sont traités comme des « frères aînés » et des messagers ;
- l’émétique post-danse n’est pas un antivenin, mais une purge de la « puissance du serpent » ;
- les aspects de pluie et de cosmologie sont explicitement liés à cette intimité dangereuse.
Il n’y a pas de preuve solide d’envenimation délibérée ici ; en fait, les prêtres hopis ont des techniques élaborées pour l’éviter.
Mais si l’on prend du recul avec les lunettes de l’EToC :
- jeûne prolongé → suggestibilité accrue ;
- manipuler des animaux mortels dans sa bouche → activation limbique extrême ;
- chorégraphie collective, chant et stimulation vestibulaire → déclencheurs classiques de transe ;
- purge finale → arrêt somatique net, retour au temps ordinaire.
Même sans venin, c’est une recette décente pour forcer un cerveau à construire un « modèle de soi » différent pendant un temps. Ajoutez-y même une envenimation mineure dans certaines lignées et vous avez un hack mental ancien plausible — qui, point crucial, est cadré comme portant des messages entre les mondes.
4.3 Serpents blancs et langage des animaux#
Le récit khakas « L’Initiation par le Serpent blanc » précise encore le lien entre serpents et transformation linguistique. Dans la version analysée par Kuusela, un homme lèche une pierre blanche encerclée de serpents, s’effondre comme mort, et se relève capable de comprendre la parole des animaux et d’accéder à un savoir ésotérique. 1
Kuusela souligne que ce motif — contact avec la substance d’un serpent ou d’un dragon conférant la compréhension de la parole non humaine — est largement attesté dans le mythe indo-européen, l’épisode du sang de dragon de Sigurd étant le plus célèbre.
Quelle qu’en soit l’origine, l’idée récurrente est étrangement spécifique :
serpent → contact corporel (sang, pierre, venin) → nouvelle capacité métalinguistique
C’est précisément le type de mise à niveau symbolique « de second ordre » qui intéresse l’EToC : non pas seulement des visions plus vives, mais une nouvelle posture vis-à-vis du langage lui-même.
5. Ève, le rhombe et la voix volée#
Un geste central de l’EToC est genré : les femmes découvrent d’abord l’astuce de l’esprit récursif et de l’imagination morale ; les hommes arrivent plus tard, souvent via des rites brutaux et en volant l’infrastructure rituelle.
C’est audacieux. Y a-t-il dans le registre ethnographique ou mythique quelque chose qui rime avec cela ?
5.1 Des femmes qui possédaient autrefois les instruments sacrés#
Plusieurs anthropologues ont commenté des mythes remarquablement similaires en Mélanésie, Amazonie et ailleurs : des récits dans lesquels les femmes possédaient à l’origine des flûtes sacrées ou des rhombes et les utilisaient pour dominer ou humilier les hommes. Les hommes conspirent ensuite pour s’emparer des instruments, tuant souvent les femmes ou imposant de nouveaux tabous, et revendiquent dès lors des droits exclusifs sur ces sons.
Les instruments en question :
- rhombes : fines planchettes tournoyées dont le grondement grave est identifié aux voix des esprits ou des ancêtres ;
- flûtes et trompettes qui ne peuvent être vues par les femmes ou les garçons non initiés, sous peine de mort.
Dundes et d’autres ont soutenu que ce schéma « les femmes possédaient autrefois le sacré, les hommes l’ont volé » est si répandu qu’il reflète probablement une politique de genre très ancienne autour du savoir rituel.
En termes de théorie d’Ève : c’est exactement ce à quoi on s’attendrait si les premiers cultes auto-réflexifs étaient dirigés par des femmes et si les rituels d’initiation masculins sont une annexion ultérieure et violente de cette technologie.
5.2 Rhombes comme voix portatives des dieux#
Les ethnographes décrivent les rhombes chez des peuples d’Australie, d’Afrique et d’Amérique comme :
- des outils pour convoquer les esprits ou les êtres ancestraux ;
- des sources sonores dont la vraie nature est cachée aux femmes et aux enfants ;
- souvent directement liés aux serpents ou à des divinités serpentines.
En Australie, les rhombes peuvent être explicitement associés au Serpent Arc-en-ciel ; leur son est sa « voix ».
Combinez :
- serpent comme législateur et façonneur de paysage ;
- rhombe comme voix cachée, à accès restreint, de ce pouvoir ;
- mythes de femmes ayant autrefois possédé l’objet ;
… et vous obtenez quelque chose de très proche d’une mémoire fossilisée d’une « technologie de la voix » consciente arrachée à ses gardiennes originelles.
5.3 Matrilinéarité, droit maternel et l’ancien débat#
Des théoriciens du XIXᵉ et du début du XXᵉ siècle comme Bachofen (sur le « droit maternel »), Morgan (sur les clans matrilinéaires), puis Briffault et Gimbutas ont plaidé pour une phase préhistorique de sociétés largement matrilinéaires ou « matristiques », plus tard recouvertes par les expansions indo-européennes et d’autres expansions patriarcales.
La recherche moderne est plus prudente — il y a peu de preuves d’un matriarcat global au sens simple — mais l’ADN ancien et l’archéologie montrent effectivement de grands remplacements de population holocènes et des changements de systèmes de parenté, y compris la diffusion de sociétés patrilinéaires, souvent belliqueuses, dans des écologies sociales auparavant différentes.
L’EToC n’a pas besoin d’un matriarcat global littéral. Elle a seulement besoin :
- de poches où les femmes étaient les principales innovatrices d’un nouveau style mental et rituel ;
- de systèmes ultérieurs dominés par les hommes qui ont subordonné et mythologisé ces origines.
La combinaison « instruments sacrés volés aux femmes », mutations holocènes des systèmes de parenté et du pouvoir, et législateurs liés aux serpents est compatible avec ce tableau.
6. Gènes, crânes et gradient de sélection pour le soi#
Jusqu’ici, nous sommes restés surtout dans le mythe et le rituel. Mais l’EToC a l’impudence d’affirmer que la conscience est devenue, avec le temps, une caractéristique génétique : les lignées dont les tempéraments s’accordent bien avec une vie sociale récursive et moralisée ont supplanté les autres.
Cela est testable.
6.1 Le grand massacre du chromosome Y#
Karmin et al. (2015) et des travaux ultérieurs sur la diversité du chromosome Y ont mis en évidence un schéma global : il y a environ 5–7 000 ans, de nombreuses régions montrent un goulot d’étranglement sévère des lignées mâles mais pas des lignées mitochondriales (féminines).
Les interprétations varient, mais les idées dominantes sont :
- une organisation sociale de plus en plus patrilinéaire et patrilocale où seuls quelques mâles de chaque groupe laissent des descendants en lignée mâle ;
- un conflit intergroupe intense avec une forte asymétrie reproductive en faveur des vainqueurs.
Quelle qu’en soit la mécanique, c’est exactement le type d’environnement où un « facteur général de personnalité » rendant les mâles plus coopérateurs fiables et moins lunatiques déstabilisateurs pourrait être soumis à une sélection brutale.
L’affirmation de l’EToC selon laquelle il y a eu un gradient de sélection holocène favorisant les individus capables de soutenir un soi cohérent, de respecter une loi émergente et d’être des partenaires de coalition tolérables à long terme n’est pas contredite par cela ; c’est le genre de chose que les données invitent discrètement.
6.2 Auto-domestication humaine et dieu poupon#
Des chercheurs comme Richard Wrangham et Cieri et al. ont soutenu que les humains présentent des traits classiques de « syndrome de domestication » par rapport aux hominines archaïques et aux premiers humains modernes : réduction de la robustesse cranio-faciale, squelettes plus graciles, périodes juvéniles plus longues.
Certaines de ces transformations s’intensifient à l’Holocène. L’hypothèse d’auto-domestication est que la sélection contre l’agression réactive — souvent via le choix des partenaires par les femmes et les sanctions de groupe — a favorisé des individus dotés de :
- cognition sociale plus flexible ;
- meilleur contrôle des impulsions ;
- plus grande tolérance aux environnements denses et saturés de symboles.
Cela ressemble à un canal morphologique latéral du gradient de sélection de l’EToC : une fois que l’on dispose d’un paquet culturel qui fait des types bicaméraux récalcitrants et violents un handicap, ils commencent à disparaître du pool génétique.
6.3 La lente mèche de la modernité comportementale#
Les écrits de Renfrew sur le « Paradoxe sapientiel » et les travaux ultérieurs en archéologie cognitive soulignent que les 10–15 000 dernières années n’ont pas seulement vu plus d’outils, mais des échafaudages symboliques qualitativement nouveaux : écriture, loi formalisée, rituel à grande échelle, systèmes de valeurs explicites.
Une analyse philosophique récente de Meneganzin formule le paradoxe ainsi : « pourquoi a-t-il fallu plus de 100 000 ans pour que le corps moderne rencontre l’esprit moderne ? » et suggère que la culture cumulative et la construction de niche modifient non seulement ce à quoi nous pensons, mais comment nous pensons.
La réponse de l’EToC — « parce que quelqu’un a dû inventer le soi, puis nous avons dû nous auto-domestiquer autour de lui » — n’est pas la seule histoire possible. Mais c’est au moins une histoire dont les prédictions bizarres (goulot d’étranglement mâle holocène, auto-domestication, explosion tardive de symboles de haut niveau) riment avec ce que divers sous-champs ont conclu séparément.
7. Là où le Culte du Serpent s’avance encore dangereusement#
Si tout cela n’était que fanfiction pure, on s’arrêterait ici pour déclarer victoire. Mais certaines parties de l’hypothèse du Culte du Serpent sont encore très exposées. C’est la partie intéressante.
7.1 Le venin comme la technologie de la conscience#
Nous avons :
- des preuves solides que des gens s’exposent délibérément au venin de serpent pour des effets psychoactifs aujourd’hui ;
- des cadres rituels élaborés dans lesquels les serpents médiatisent entre humains et dieux (Hopi, Serpent Arc-en-ciel, Quetzalcoatl, etc.) ;
- des mythes où le contact avec le serpent améliore directement les capacités linguistiques ou cognitives (Khakas, Sigurd). 1
Ce que nous n’avons pas encore, c’est un pistolet fumant du type : « culte néolithique sur le site X montrant des marqueurs squelettiques d’envenimations répétées, entouré d’iconographie serpentiforme et de matériel d’initiation. »
Il existe des indices — iconographie saturée de serpents à Göbekli Tepe et sur d’autres sites rituels précoces, par exemple — mais rien qui impose une interprétation par le venin plutôt que, disons, un symbolisme général chthonien du chaos ou de la fertilité.
Sur ce point, le Culte du Serpent reste donc proprement spéculatif : une hypothèse de travail qui explique un nombre suspect de coïncidences serpent/connaissance, pas un fait acquis.
7.2 Asymétrie de genre : belle, mais désordonnée#
Le geste « les femmes d’abord » de l’EToC est narrativement et moralement satisfaisant. Il résonne aussi avec des mythes où :
- des déesses primordiales (Sophia, Nüwa, diverses figures maternelles) réparent le monde ou apportent la connaissance ;
- les femmes possèdent à l’origine la voix des dieux (flûtes, rhombes) avant que les hommes ne la leur arrachent.
Mais le registre ethnographique est bruyant. Il existe aussi des cultures où des chamans ou chefs masculins semblent être les principaux innovateurs de nouvelles formes religieuses, où l’initiation féminine est périphérique, ou où la puissance serpentine est massivement masculinisée.
Une lecture honnête serait :
- Il y a suffisamment d’histoires « les femmes possédaient autrefois la technologie sacrée » pour prendre le motif au sérieux.
- Il est improbable qu’un récit simple et global « femmes d’abord, hommes ensuite » puisse se calquer un pour un sur le chaos démographique réel de l’Holocène.
L’EToC a probablement raison d’insister sur une histoire d’origine genrée. Elle est peut-être trop confiante dans la netteté de cette histoire.
7.3 La conscience comme hybride mème-gène récent#
Enfin, le scandale central de l’EToC — que quelque chose d’aussi fondamental que « avoir un soi » pourrait n’avoir que ~10–15 000 ans — reste philosophiquement radioactif.
D’un côté :
- les archéologues et les scientifiques cognitifs reconnaissent ouvertement des discontinuités déroutantes entre les premiers Homo sapiens et les humains holocènes ;
- on apprécie de plus en plus la diversité cognitive intra-spécifique et le rôle des styles mentaux socialement échafaudés.
De l’autre, personne ne dispose d’un moyen net de mesurer « avoir un soi » à travers le temps. L’opérationnalisation de l’EToC — utiliser mythes, taux de trépanation, violence initiatique, etc., comme proxys de « crises psychologiques face à une nouvelle intériorité » — est astucieuse, mais reste indirecte.
Nous nous retrouvons donc dans une situation que les philosophes adorent secrètement et que les empiristes détestent secrètement :
- La théorie est folle.
- Le monde est arrangé de telle sorte qu’il refuse obstinément de la falsifier.
FAQ#
Q1. Est-ce que tout cela prouve l’existence d’un « culte du serpent de la conscience » littéral ?
Non. Nous avons un faisceau serré de lignes indépendantes — motifs mythiques, technologies rituelles, goulots d’étranglement génétiques et auto-domestication — qui sont compatibles avec un tel culte et s’ajustent étrangement bien à ses prédictions, mais aucun élément unique décisif.
Q2. Combien de temps les traditions orales peuvent-elles réalistiquement préserver des événements historiques ?
Les travaux sur les mythes aborigènes australiens qui se souviennent de littoraux aujourd’hui submergés suggèrent au moins plusieurs millénaires et possiblement jusqu’à dix mille ans, en particulier pour des récits liés à des changements géographiques saillants.
Q3. Les serpents ne sont-ils pas simplement des symboles évidents de danger, plutôt que des hacks de la conscience ?
Ils sont certainement de bons symboles de danger à usage général, mais la tendance transculturelle à faire accorder par les serpents spécifiquement la connaissance, le langage ou la loi — souvent via un contact corporel — va au-delà d’une simple signalisation de danger générique et ressemble davantage à la mémoire de rencontres dangereuses mais informatives.
Q4. Qu’est-ce qui confirmerait ou réfuterait de manière décisive la théorie d’Ève ?
Archéologiquement, des preuves claires de culture symbolique dense de style introspectif partout avant l’Holocène lui seraient défavorables ; inversement, la découverte d’un site cultuel du début de l’Holocène avec un fort matériel de manipulation de serpents, des marqueurs de traumatismes initiatiques et des changements soudains dans le mythe local la renforcerait. Génétiquement, une datation plus fine de la sélection sur des loci socio-cognitifs pourrait également peser dans la balance.
Notes#
[^1] : « Entoptique » signifie ici des phénomènes visuels générés à l’intérieur du système nerveux — comme les phosphènes ou les motifs géométriques — plutôt qu’à partir de stimuli externes ; l’affirmation de Lewis-Williams est que de tels motifs sont rythmement externalisés dans l’art rupestre lors d’états modifiés de conscience.
Sources#
- Renfrew, Colin. “Solving the ‘Sapient Paradox’. “ BioScience 58(2), 2008.
- Renfrew, Colin. “Neuroscience, Evolution and the Sapient Paradox: The Factuality of Value and of the Sacred.” Philosophical Transactions of the Royal Society B 363, 2008.
- « Sapient paradox. » Wikipedia, consulté en 2025.
- Nunn, Patrick & Reid, Nicholas. « Aboriginal Memories of Inundation of the Australian Coastline. » Résumé dans des entretiens et des comptes rendus secondaires (par ex. la discussion de BigThink sur les mythes anciens de côtes englouties).
- Lewis-Williams, David & Dowson, Thomas. « The Signs of All Times: Entoptic Phenomena in Upper Palaeolithic Art. » Discuté dans des synthèses des modèles entoptiques de l’art rupestre.
- « Rainbow Serpent. » Wikipedia, avec des références aux ethnographies australiennes.
- « Unumbotte. » Wikipedia, résumant le mythe de création bassari enregistré par Frobenius et d’autres.
- « Feathered Serpent. » Wikipedia, et travaux universitaires liés sur Quetzalcoatl en tant que héros civilisateur et inventeur des livres.
- « Fuxi. » Wikipedia et documents connexes sur Fuxi et Nüwa comme héros civilisateurs à corps de serpent.
- Kuusela, Tommy. « Initiation by the White Snake. » Dans des discussions sur le folklore khakas et les motifs indo-européens de sagesse serpentine. 1
- « Sigurd. » Wikipedia, en particulier les sections sur le sang de dragon et la compréhension des oiseaux.
- Hays, Terence. « Sacred Flutes, Women, and the ‘Cultural Eclipse’ of the Female. » Discussions savantes résumées dans des sources secondaires sur les mythes de flûte/bullroarer.
- « Bullroarer. » Wikipedia, sections sur l’usage rituel, le secret et les liens avec l’ancienne propriété féminine.
- Karmin, Monika, et al. « A Recent Bottleneck of Y Chromosome Diversity Coincides with a Global Change in Culture. » Résumé dans des traitements populaires et techniques des goulots d’étranglement holocènes du chromosome Y.
- Benítez-Burraco, Antonio et al. « Human Self-Domestication and the Evolution of Language. » Éditorial et travaux connexes sur la domestication morphologique et comportementale chez Homo sapiens.
- Meneganzin, Alberto. « Behavioural Modernity, Investigative Disintegration & the Sapient Paradox. » Synthese (2022).
- Rapports cliniques sur « snake venom as a drug of abuse » et « addicted to snake bites » issus d’études de cas indiennes dans des revues de toxicologie et de psychiatrie.
- Fewkes, Jesse Walter. Hopi Snake Ceremonies: An Eyewitness Account. Avanyu Publishing, 1986 ; et synthèses modernes de la Danse du Serpent hopi.
- Bachofen, J.J. [Das Mutterrecht] et Briffault, Robert. [The Mothers], tels que discutés dans des enquêtes sur les théories matrilinéaires et de « droit maternel ».
- Gimbutas, Marija. [The Civilization of the Goddess] et synthèses connexes de « l’Ancienne Europe » comme horizon culturel pré‑indo‑européen fortement centré sur la déesse.