TL;DR
- Les premiers empires océaniques européens n’ont pas été lancés par des technocrates laïcs mais par des ordres militaires-religieux qui héritèrent directement du capital, des symboles et des règles templières, de façon la plus claire dans l’Ordre du Christ au Portugal.
- L’expansion espagnole est issue d’ordres de croisade comme Calatrava et Santiago ; Colomb enveloppa ensuite l’ensemble de l’entreprise dans une herméneutique apocalyptique, lisant ses voyages comme des étapes vers la restauration de Jérusalem.
- Le néoplatonisme hermétique et la théologie millénariste formèrent une « nappe phréatique ésotérique » commune qui affleura plus tard dans les manifestes rosicruciens et, finalement, dans la franc-maçonnerie spéculative.
- En Angleterre, John Dee fusionna magie angélique, mathématiques et stratégie impériale, tandis que les puritains conçurent la Nouvelle-Angleterre comme une quasi « cité sur la colline » eschatologique, transformant la colonisation en expérience sacrée plutôt qu’en simple accaparement de terres.
- Aux XVIIIᵉ et XIXᵉ siècles, les loges maçonniques formelles n’ont pas créé le colonialisme, mais elles sont devenues des infrastructures clés pour les réseaux d’élites et les mouvements d’indépendance, construits au sommet du monde que ces lignées ésotériques plus anciennes avaient déjà contribué à engendrer.
« En vérité, quiconque a fait un voyage sur le Nil peut, dans une certaine mesure, se croire avoir vu tout ce qu’il y a de plus ancien au monde. »
— Athanasius Kircher, Oedipus Aegyptiacus (1652–54)
Ce que j’entends par « lignée ésotérique »#
Si vous dites « les francs-maçons ont construit l’Amérique », vous obtenez deux réponses tout aussi insatisfaisantes :
- Maximalisme conspirationniste : ils ont tout fait.
- Minimalisme pédant : en fait, la Grande Loge d’Angleterre date de 1717, échec et mat.
Les deux manquent l’élément intéressant, à savoir que les lignées ésotériques sont évolutives, non corporatives. Les institutions meurent, mais leurs symboles, leurs formes de règle et leurs cosmologies survivent dans de nouveaux corps-hôtes.
Dans ce texte, j’emploierai « lignée ésotérique » de manière volontairement englobante pour couvrir :
- Les ordres militaires-religieux médiévaux : Templiers, Ordre portugais du Christ, ordres espagnols comme Calatrava, Santiago et Alcántara.
- Le christianisme hermétique et néoplatonicien : la fusion, à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance, de l’Écriture, du platonisme et de la « sagesse antique », plus des lectures apocalyptiques de l’histoire.
- Les fraternités ésotériques de la première modernité : l’imaginaire rosicrucien et, plus tard, la franc-maçonnerie spéculative.
L’affirmation n’est pas qu’une « société secrète » continue et corporative aurait planifié le colonialisme. L’affirmation est que les technologies sociales du secret, de l’initiation et de la violence sacrée développées dans ces ordres ont été transportées telles quelles dans l’ère de l’empire océanique—et seulement plus tard rebrandées en franc-maçonnerie, ordres rosicruciens et autres.
Le colonialisme n’a pas commencé comme un projet laïc et rationnel. Il a commencé comme une extension de la croisade, porté par des hommes formés dans des fraternités quasi monastiques, et justifié par une lecture mystiquement amplifiée de l’Écriture et de l’histoire.
Des Templiers au bord de l’océan : l’Ordre du Christ au Portugal#
Si vous voulez une lignée généalogique nette allant des moines-soldats médiévaux à l’empire mondial, il faut commencer au Portugal. Pour une exploration détaillée de la succession templière et de leur rôle dans l’exploration atlantique, voir notre article Ports, Not Secrets: Templar Succession and Rumors of the New World.
Lorsque les chevaliers du Temple furent supprimés au début du XIVᵉ siècle, le Portugal se contenta de les reloger :
- En 1318, le roi Dinis obtint l’approbation papale pour un nouvel ordre, l’Ordre du Christ, qui absorba de fait les biens et le personnel templiers au Portugal.1
- L’ordre fut établi à Tomar, l’ancienne place forte templière, et poursuivit leurs fonctions économiques et territoriales sous une nouvelle marque.2
Les ouvrages de référence et les monographies standard sont explicites sur la continuité : l’Ordre du Christ a, « à tous égards », poursuivi les opérations templières au Portugal.3 Le fantasme du théoricien du complot médiéval est, dans ce cas étroit, simplement… la manière dont fonctionnait la raison d’État.
La partie la plus intéressante est ce qui se passe ensuite.
Henri le Navigateur et la monétisation d’une règle#
Le 25 mai 1420, le prince Henri de Portugal, plus tard surnommé « le Navigateur », fut nommé gouverneur de l’Ordre du Christ.[^4] La fonction s’accompagnait :
- du contrôle sur les terres et les dîmes de l’ordre,
- de l’autorité pour orienter ses ressources vers de nouvelles entreprises, et
- du prestige attaché à la tête d’une fraternité quasi sacrée enracinée dans la mythologie des croisades.
Les historiens de la navigation et de l’empire notent depuis longtemps qu’Henri utilisa les revenus de l’Ordre du Christ pour financer :
- la construction de navires et des expérimentations de navigation sur la côte atlantique,
- des voyages le long de la côte ouest-africaine,
- la cartographie progressive des vents et des courants qui rendit possible la carreira da Índia (route des Indes).[^4]
À la fin du XVᵉ siècle, la croix de l’Ordre du Christ est frappée sur les voiles portugaises de l’Afrique de l’Ouest à l’Inde et, finalement, au Brésil. Tomar, l’ancien couvent templier, devient à la fois symbole et nœud administratif de cette expansion.[^5]
Ce n’est pas un passe-temps ésotérique annexe. C’est l’infrastructure financière et symbolique de la première poussée coloniale portugaise.
Tableau 1. Des Templiers au Brésil : une généalogie condensée#
| Date | Institution / Événement | Élément de lignée ésotérique | Effet colonial |
|---|---|---|---|
| 1312 | Suppression papale des Templiers | Les actifs templiers cherchent un nouvel hôte légal | La couronne portugaise négocie un contournement local |
| 1318 | Fondation de l’Ordre du Christ au Portugal | Successeur direct des Templiers à Tomar | Préserve la règle chevaleresque, les biens, les symboles |
| 1420 | Henri nommé gouverneur de l’Ordre | Prince à la tête d’un ordre quasi monastique | Les revenus de l’Ordre financent navigation et voyages |
| milieu 1400 | Expansion des voyages atlantiques et africains | Croix de croisade sur les voiles, patronage de l’ordre | Construction d’un réseau atlantique cartographique et commercial |
| 1500 | Cabral atteint le Brésil | La croix de l’Ordre reste l’insigne central | L’empire atlantique devient bicontinental |
L’idée n’est pas qu’une cabale de Templiers aurait « secrètement » dirigé le colonialisme ; l’idée est que la forme d’une fraternité chevaleresque—vœux, hiérarchie, violence sacrée, récit eschatologique partagé—est devenue un système d’exploitation central de l’État impérial portugais naissant.
Le style même de l’action—prise de risque, collectif, lié par une règle et un signe—sort tout droit de la forteresse claustrale pour se projeter sur l’océan.
Croisade par-delà la mer : ordres militaires espagnols et le problème Colomb#
La version espagnole de l’histoire est plus désordonnée, mais elle rime avec celle du Portugal.
La Reconquista comme terrain d’entraînement#
À partir du XIIᵉ siècle, les rois espagnols fondent des ordres militaires comme :
- l’Ordre de Calatrava,
- l’Ordre de Santiago, et
- l’Ordre d’Alcántara,
pour combattre sur la frontière mouvante contre les pouvoirs musulmans.[^6][^7] Ces ordres étaient :
- monastiques (vœux, règle, propriété commune),
- militaires (garnisons permanentes de frontière, cavalerie),
- féodaux-capitalistes (détenant terres, villes et droits en échange de leur service).
L’étude classique d’Andrew J. Forey sur les ordres militaires dans la Reconquista souligne que leur objectif institutionnel était précisément de « combattre l’infidèle » et de sécuriser les territoires nouvellement conquis pour la domination chrétienne.[^8] Avec le temps, ces ordres accumulèrent d’énormes richesses foncières et une influence politique considérable.
À la fin du XVᵉ et au début du XVIᵉ siècle, la couronne espagnole les avait en grande partie soumis. Des bulles papales au début des années 1500 confièrent les maîtrises de Santiago, Calatrava et Alcántara à la Couronne, les transformant en instruments royaux.[^9]
Cela importe parce que :
- Cela normalisa l’idée que des corporations religieuses-militaires semi autonomes conquérraient, administreraient et policeraient spirituellement des régions de frontière.
- Cela fournit un modèle bureaucratique pour les concessions de terres, de droits et de travail (encomiendas, seigneuries, etc.) dans les nouveaux territoires.
La même monarchie qui absorba les ordres—Ferdinand et Isabelle—se tourna ensuite vers l’extérieur, en parrainant l’exploration vers l’ouest.
Colomb le mystique, pas le tableur Excel#
Christophe Colomb est le point où le projet colonial s’emmêle le plus visiblement avec une théologie ésotérique explicite. Pour une exploration plus approfondie des liens ésotériques de Colomb et des rumeurs qui ont façonné ses voyages, voir notre article Christopher Columbus’s Esoteric Ties and New World Rumors.
Vers la fin de sa vie, Colomb compila le Libro de las profecías (« Livre des prophéties »), une anthologie étrange et révélatrice de passages bibliques et de textes patristiques, assemblés pour prouver que ses voyages accomplissaient la prophétie.[^10] Des chercheurs modernes comme Delno West et August Kling ont montré à quel point cette lecture prophétique était centrale pour la compréhension que Colomb avait de lui-même.[^11]
Dans le Livre des prophéties et dans ses lettres, Colomb écrit des choses comme :
- Dieu a fait de lui le « messager du ciel nouveau et de la terre nouvelle » mentionnés dans l’Apocalypse et Isaïe.[^12]
- Ses découvertes fourniraient les richesses nécessaires pour reconquérir Jérusalem, déclenchant ainsi les événements de la fin des temps.[^10][^11]
Ce n’est pas un homme motivé principalement par les routes commerciales et les épices ; c’est un homme qui lit Isaïe et l’Apocalypse comme un manifeste de mission personnelle.
Le récit standard selon lequel Colomb aurait « inauguré l’ère des grandes découvertes » passe à côté du fait qu’il se comprenait lui-même comme un agent eschatologique. Il n’explorait pas simplement ; il était, dans son propre esprit, en train de repositionner la chrétienté sur la ligne du temps prophétique.
De la croisade à la colonisation#
Assemblez les pièces :
- Une monarchie profondément façonnée par les ordres de croisade et une guerre sainte récemment conclue en Ibérie.
- Des corporations militaires-religieuses qui avaient passé des siècles à conquérir des terres « infidèles » et à les réorganiser sous domination chrétienne.
- Un amiral dont la conception de soi est celle d’un instrument prophétique dans un grand drame apocalyptique.
Le projet colonial espagnol naissant n’est pas nettement séparable de cette matrice. Avant même l’instauration formelle des encomiendas dans les Amériques, il existe un schéma mental de conquête sacrée, de concessions de terres et de tutelle spirituelle emprunté à la Reconquista et à ses ordres militaires.
Si l’on regroupe les lignées, le cas espagnol ressemble à ceci :
Ordres militaires ibériques apparentés aux Templiers → contrôle royal de ces ordres → projection vers l’Atlantique de la logique de croisade, sous la conduite d’un navigateur se voulant prophétique.
Le fait que des rites maçonniques ultérieurs se déguiseront en « templiers » est presque un détail secondaire. Les institutions effectivement issues des Templiers étaient déjà là, construisant des forts et comptant l’argent.
Christianisme hermétique, fantômes rosicruciens et « Réformation universelle »#
Au moment où la colonisation ibérique puis anglaise bat son plein, une autre couche de lignée ésotérique se développe en arrière-plan : le néoplatonisme hermétique et le rosicrucianisme.
Surcouches hermétiques et néoplatoniciennes#
Les XVᵉ et XVIᵉ siècles voient la réception chrétienne de textes grecs et « hermétiques » nouvellement traduits—Platon, Plotin, le Corpus Hermeticum—par des figures comme Ficin et Pic de la Mirandole. Pour une vue d’ensemble complète des principaux penseurs hermétiques et de leur influence, voir notre article Hermeticists of Fame: Key Figures in Western Esotericism. Le mélange qui en résulte enseigne que :
- il existe une prisca theologia antique, une révélation primordiale sous-jacente à toutes les traditions ;
- l’histoire peut être lue comme une succession de dispensations ou d’âges, souvent cartographiés sur la prophétie biblique ;
- la connaissance de la nature (y compris l’alchimie et l’astrologie) a des implications salvifiques ou au moins théurgiques.
Cette vision du monde s’ajuste parfaitement à la politique croisée-apocalyptique : le même Dieu qui guida Israël peut désormais être vu comme guidant la chrétienté vers un nouvel âge de connaissance, d’empire et peut-être de réconciliation.
Les manifestes rosicruciens comme pont#
Entre 1614 et 1616, trois textes allemands anonymes paraissent :
- la Fama Fraternitatis (1614),
- la Confessio Fraternitatis (1615),
- et la Chymische Hochzeit (Noces chymiques) de Christian Rosenkreutz (1616).[^13][^14]
Ils annoncent ou imaginent une fraternité secrète de sages chrétiens éclairés, la Fraternité de la Rose-Croix, engagée dans une « réformation universelle du monde entier ».
Quoi que l’on pense de l’historicité d’une fraternité réelle, les historiens lisent généralement ces manifestes comme une propagande programmatique pour une certaine vision de réforme chrétienne hermétique :
- un appel à des élites savantes et pieuses pour remodeler la politique et la religion,
- une fusion de motifs alchimiques, mystiques et apocalyptiques,
- l’insistance sur le fait qu’il existe déjà une chaîne cachée d’adeptes guidant les choses en coulisse.
Les manifestes ne dirigent pas directement les entreprises coloniales. Mais ils :
- présupposent un monde déjà relié par l’exploration globale ;
- imaginent l’Europe chrétienne comme un champ pour un travail transformateur clandestin mené par des élites ésotériques semi organisées.
Autrement dit, au début du XVIIᵉ siècle, l’idée que l’histoire est discrètement pilotée par des fraternités cachées fait elle-même partie de l’imaginaire ésotérique. Les francs-maçons ultérieurs se réclameront avec enthousiasme de ces fantomatiques rosicruciens, qui eux-mêmes se tournent vers des lignées encore plus anciennes.
D’un point de vue « englobant », il s’agit moins de continuité institutionnelle que de continuité narrative : croisade et conquête sont réintégrées dans un mythe plus vaste de guidance providentielle, semi secrète, de l’histoire du monde.
L’empire angélique de John Dee et la « cité sur la colline » puritaine#
L’histoire anglaise reprend ces fils et en fait quelque chose de plus étrange.
John Dee : mathématiques, anges et « British Empire »#
John Dee (1527–1609) fut à la fois :
- mathématicien et navigateur,
- astrologue de cour d’Élisabeth Iʳᵉ,
- cabaliste et mage angélique.
La recherche moderne a souligné que Dee n’était pas seulement un illuminé en robe ; il était profondément impliqué dans le conseil aux voyages anglais et dans l’élaboration d’une théorie de l’expansion outre-mer.[^15] Il est même souvent crédité comme le premier à utiliser de manière systématique l’expression « British Empire » dans le discours politique.[^15][^16]
Point crucial :
- Les « conversations » angéliques de Dee (médiées par des voyants) n’étaient, à ses yeux, ni des tours de salon occultes ni des curiosités, mais un accès à une sagesse adamique primordiale, une langue et un savoir originels sur la nature et la politique.[^17][^18]
- Des travaux récents d’historiens comme Glyn Parry et Deborah Harkness ont soutenu que le programme impérial de Dee—incluant navigation, chartes coloniales et revendications sur les terres nouvellement contactées—est explicitement entremêlé à ses spéculations angéliques et cabalistiques.[^18]
Dans cette lecture, Dee n’est pas un scientifique qui se trouve aussi être magicien ; il est un magicien dont la théologie de l’histoire informe directement sa géopolitique impériale.
Nous retrouvons le même schéma :
lignée ésotérique (cabalistique, hermétique, angélique) → fusionnée avec l’histoire providentielle chrétienne → utilisée pour rationaliser et scénariser l’empire.
La Nouvelle-Angleterre puritaine comme scène eschatologique#
Une génération plus tard, les colons puritains anglais emportent outre-Atlantique une vision du monde plus biblique mais toujours apocalyptique.
Sur le navire Arbella en 1630, John Winthrop prêcha fameusement que la colonie de la baie du Massachusetts serait « une cité sur la colline », une communauté chrétienne exemplaire observée par les yeux du monde.[^19][^20] Cette phrase, tirée du Sermon sur la montagne, a été recyclée à l’infini dans la religion civile américaine, mais dans son contexte, elle était :
- une affirmation d’alliance : la colonie a une relation spéciale avec Dieu, comme Israël ;
- une allusion eschatologique : l’histoire presse, et l’échec sera publiquement désastreux.
Les spécialistes de la théologie puritaine et de l’idéologie coloniale—Perry Miller, Sacvan Bercovitch et leurs successeurs—ont montré comment les élites de la Nouvelle-Angleterre se voyaient comme des participants à un drame spirituel, une « mission dans le désert » aux enjeux mondiaux.[^20][^21]
Les puritains n’étaient ni alchimistes ni mages. Ils étaient, en surface, doctrinalement hostiles au type de christianisme hermétique que Dee affectionnait. Mais ils partagent avec lui—et avec Colomb—un sentiment que la colonisation n’est pas seulement pratique mais providentielle, partie d’une transformation scripturée du monde.
Le cas anglais ajoute donc un autre type à notre lignée :
- De l’empire britannique angélique de Dee aux expériences calvinistes d’alliance en Nouvelle-Angleterre, différentes variantes d’ésotérisme chrétien (cabalistique vs apocalyptico-bibliste) convergent vers la même action : traverser l’océan, bâtir un nouvel ordre et voir l’histoire s’accomplir.
Quand les loges se cristallisent : franc-maçonnerie et monde colonial#
Au moment où la franc-maçonnerie spéculative se consolide au début du XVIIIᵉ siècle, l’infrastructure coloniale de base de l’Atlantique est déjà en place. Pour une exploration détaillée des symboles maçonniques et de leurs significations ésotériques, voir notre article Square, Compasses, and the Great G: a field guide to the Masonic emblem.
La franc-maçonnerie comme cristallisation tardive de formes plus anciennes#
Le 24 juin 1717, des représentants de quatre loges londoniennes se réunirent à la taverne du Goose and Gridiron, dans le cimetière de St Paul, et se constituèrent en Grande Loge de Londres et de Westminster, première Grande Loge de francs-maçons.[^22][^23] La United Grand Lodge of England fait aujourd’hui remonter son origine à ce moment.
Points clés :
- Ces premières loges s’inspirent d’anciennes corporations de maçons opératifs, mais réinterprètent leurs outils et leurs mythes de manière symbolique.
- Les Constitutions de 1723 de James Anderson rétrodéfinissent une histoire mythique de la maçonnerie remontant aux temps bibliques et aux bâtisseurs médiévaux, exactement le type de lignée projetée à rebours que l’on attend d’une culture déjà saturée de folklore templier et rosicrucien.[^24]
La franc-maçonnerie est, en d’autres termes, une formalisation consciente du type de fraternités d’élites liées par serment qui opéraient depuis des siècles, désormais habillées d’universalisme des Lumières.
Les loges dans les colonies#
Dans les colonies britanniques, les loges apparaissent rapidement :
- La première loge chartée en Amérique du Nord fut établie à Boston en 1733, sous l’autorité de la Grande Loge de Londres.[^25][^26]
- Au milieu du XVIIIᵉ siècle, il existait des loges dans la plupart des grandes villes coloniales ; l’appartenance maçonnique parmi les élites coloniales (y compris de nombreux « Pères fondateurs ») est bien documentée.[^26]
La fonction de ces loges n’était pas de planifier la colonisation—ce navire avait littéralement déjà pris la mer depuis des siècles—mais de :
- fournir des réseaux de confiance entre marchands, avocats, officiers et fonctionnaires ;
- inculquer une auto-compréhension mythique des élites comme héritières d’une sagesse antique et gardiennes d’une loi morale universelle ;
- servir d’espaces semi privés où des idées politiques pouvaient circuler sous le couvert du rituel fraternel.
Des historiens de la franc-maçonnerie et de l’empire comme Jessica Harland-Jacobs ont soutenu que les loges sont devenues de véritables technologies sociales impériales, tissant ensemble des sujets coloniaux éloignés par des lignes rituelles partagées.[^24]
Loges et indépendance : le miroir latino-américain#
Il en va de même, avec une inversion idéologique, en Amérique latine.
- Les loges Lautaro révolutionnaires à Buenos Aires, Santiago et ailleurs ont servi de réseaux secrets de dirigeants de l’indépendance—San Martín, O’Higgins et d’autres—combinant un rituel de type maçonnique avec des objectifs explicitement anticoloniaux.[^27][^28]
- Les études sur la franc-maçonnerie en Amérique latine soulignent que les loges furent à la fois des vecteurs d’idées politiques des Lumières et des vecteurs de réseaux d’affaires et d’imprimerie, reliant les élites locales aux circuits transatlantiques.[^28][^29]
Ici, la lignée ésotérique se retourne contre son créateur : une forme initialement aiguisée dans les ordres de croisade et les élites coloniales est réemployée comme arme contre l’ancien ordre impérial.
Mais le schéma plus profond demeure : des fraternités régies par des règles, ritualisées, saturées de symboles, s’entrelacent avec la vie des élites coloniales et postcoloniales, reposant sur des imaginaires hermétiques et croisés plus anciens.
Ce que « s’entrelacer » signifie réellement#
Si vous cherchez un pistolet fumant—un mémo du grand maître des Templiers ordonnant la découverte de l’Amérique—vous serez déçu. L’histoire se prête rarement à ce genre de scénarios.
Ce que l’on peut dire, avec une confiance raisonnable, c’est que :
- La première expansion océanique du Portugal était structurellement et financièrement enracinée dans un ordre successeur des Templiers, l’Ordre du Christ, dont la règle et le symbolisme étaient explicitement croisés et monastiques.
- Le projet colonial espagnol a émergé d’une société saturée d’ordres militaires-religieux, dont la logique institutionnelle était directement transférable à la conquête outre-mer, et il fut mené par un amiral qui interprétait ses voyages en termes franchement prophétiques et apocalyptiques.
- L’imaginaire impérial anglais fut en partie scénarisé par un cabaliste-mage (Dee) puis mis en œuvre par des puritains qui comprenaient leurs établissements comme des expériences d’alliance, chargées eschatologiquement.
- Le rosicrucianisme et la franc-maçonnerie ont codifié et réadapté ces formes plus anciennes en « fraternités de mystère » conscientes d’elles-mêmes, qui ont ensuite joué des rôles importants dans la cohésion impériale comme dans les révolutions anti-impériales.
Si l’on condense tout cela en un seul fil conducteur, il ressemble à ceci :
Ordres monastico-chevaleresques → spéculation chrétienne hermétique et apocalyptique → premiers projets coloniaux → fraternités rosicruciennes et maçonniques → réseaux d’élites impériaux et révolutionnaires.
Le mot « entrelacé » ne signifie pas ici « contrôlé » ; il signifie co-produit. Les empires coloniaux n’ont jamais été seulement des projets militaires et économiques ; ils furent des projets cosmologiques, et les technologies du secret, de l’initiation et de la violence sacrée que les lignées ésotériques avaient perfectionnées faisaient partie des moyens par lesquels ces cosmologies furent mises en acte.
Le monde atlantique fut, dès le début, non seulement un réseau de routes commerciales et de plantations, mais aussi un espace rituel dans lequel les élites européennes tentèrent de jouer leurs mythes sur Dieu, l’histoire et elles-mêmes.
FAQ#
Q 1. Les chevaliers du Temple ont-ils eux-mêmes dirigé directement des expéditions coloniales ?
R. Non. Les Templiers furent supprimés au début du XIVᵉ siècle, mais au Portugal leurs biens et leur personnel furent intégrés à l’Ordre du Christ, qui finança ensuite les premiers voyages atlantiques, transmettant de fait les structures templières à l’ère coloniale.
Q 2. Colomb était-il franc-maçon ou rosicrucien ?
R. Il n’existe aucune preuve qu’il ait appartenu à une telle fraternité formelle ; ces institutions se sont cristallisées plus tard. Colomb fut toutefois profondément marqué par des lectures apocalyptiques et prophétiques de l’Écriture que des mouvements ésotériques ultérieurs revendiquèrent volontiers comme partie de leur lignée plus large.
Q 3. Dans quelle mesure John Dee a-t-il influencé directement la colonisation anglaise ?
R. Dee conseilla la cour élisabéthaine sur la navigation, les revendications territoriales et l’idéologie impériale, et il formula explicitement le « British Empire » en termes quasi prophétiques ; sa magie angélique et sa cabale étaient tissées dans ses écrits géopolitiques, et non de simples passe-temps annexes.
Q 4. Les francs-maçons coloniaux étaient-ils principalement des loyalistes impériaux ou des révolutionnaires ?
R. Les deux, selon le contexte : dans l’Empire britannique, les loges renforçaient souvent les réseaux impériaux, tandis qu’en Amérique espagnole des loges de type maçonnique comme Lautaro devinrent des vecteurs clés des mouvements d’indépendance et de la construction des États postcoloniaux.
Q 5. Est-il exact de dire que « les maçons ont colonisé les Amériques » ?
R. Il est plus précis de dire que le colonialisme est issu d’une longue évolution de fraternités de croisade et d’ordres ésotériques, et que la franc-maçonnerie est ensuite devenue une expression formelle marquante de ces lignées dans un monde déjà colonial.
Notes#
Sources#
Il s’agit d’une sélection non exhaustive d’ouvrages utilisés ou évoqués ci-dessus, mêlant sources primaires, études savantes et matériel de référence.
- Forey, Andrew J. « The Military Orders and the Spanish Reconquest in the Twelfth and Thirteenth Centuries. » Traditio 40 (1984) : 197–234.
- « Military Order of Christ. » Dans Encyclopedic Reference (par ex. Encyclopædia Britannica / grandes encyclopédies en ligne). Voir aussi le site officiel portugais du Convento de Cristo pour l’histoire institutionnelle.
- « History of the Order of Christ. » entrée Wikipedia (utile comme point d’accès aux citations de sources primaires et à la littérature secondaire).
- « Henry the Navigator Leads Order of Christ. » Résumé de type « research starter », EBSCOhost (vue d’ensemble du gouvernement de l’ordre par Henri et de son rôle dans la navigation).
- « Order of Alcántara. » Encyclopædia Britannica.
- « Order of Calatrava. » Entrées de référence dans les encyclopédies standard, ainsi que le site officiel des ordres royaux espagnols (« Las Órdenes Españolas ») pour la continuité institutionnelle.
- West, Delno C., et August Kling, éd. The Libro de las profecías of Christopher Columbus: An En Face Edition. University of Florida Press, 1991. (Édition de référence et analyse du Livre des prophéties de Colomb.)
- West, Delno C. « Scholarly Encounters with Columbus’ Libro de las Profecías. » Dans les actes de conférence sur Colomb et la prophétie (PDF largement diffusé en ligne).
- « Later Years: the Book of Prophecies and the Final Voyage. » Dans Christopher Columbus: A Latter-day Saint Perspective. Religious Studies Center, BYU. (Résume de manière accessible les thèmes et les principales citations scripturaires du Libro.)
- Birzer, Bradley. « Christopher Columbus, Mystic. » The Imaginative Conservative (2025). (Essai de vulgarisation mais riche en sources sur la compréhension prophétique que Colomb avait de lui-même.)
- Rebisse, Christian. « The Rosicrucian Manifestos. » Rosicrucian Digest 2 (2013). (Vue d’ensemble historique de la Fama, de la Confessio et des Noces chymiques.)
- Traductions anglaises rassemblées dans Rosicrucian Trilogy: Modern Translations of the Three Founding Documents (divers éditeurs contemporains ; voir les notices WorldCat).
- Parry, Glyn. « John Dee and the Elizabethan British Empire in Its European Context. » The Historical Journal 49, no. 3 (2006) : 643–675.
- Harkness, Deborah. John Dee’s Conversations with Angels: Cabala, Alchemy, and the End of Nature. Cambridge University Press, 1999.
- « Mathematics, navigation and empire: reassessing John Dee. » Essai en ligne des Royal Museums Greenwich (2019). (Bon court complément aux travaux universitaires sur le rôle impérial de Dee.)
- Wilsey, John D. « America as the ‘City upon a Hill’: An Historical, Philosophical, and Theological Critique. » Thèse de doctorat, 2009. (Retrace la formule de Winthrop et ses postérités.)
- « Higher Callings: Religious Movements in America since Colonial New England. » Brewminate (2024). (Résumé accessible de l’idéologie puritaine de l’alliance et de la « city upon a hill ».)
- « Premier Grand Lodge of England. » Wikipedia et les pages d’histoire de la United Grand Lodge of England elle-même (pour les dates et le contexte de la fondation de 1717).
- Hebbeler, Arthur F. « Colonial American Freemasonry and its Development to 1770. » Mémoire de M.A., University of North Dakota, 1988. (Travail d’archives détaillé sur les premières loges américaines.)
- « Boston Masons Organize First Grand Lodge in America. » Mass Moments (Massachusetts Foundation for the Humanities). (Brève narration de la loge de Boston de 1733.)
- Reynolds, K. J. « The Lautaro Lodges. » Journal of the History of Ideas 28, no. 4 (1967) : 583–592.
- Cambridge University Press, The Cambridge Companion to Latin American Independence, en particulier le chapitre 6, « Brothers in Arms », sur les réseaux maçonniques et les leaders de l’indépendance.
- Harland-Jacobs, Jessica. Builders of Empire: Freemasonry and British Imperialism, 1717–1927. University of North Carolina Press, 2007.
- Divers sites officiels des ordres royaux espagnols et du Convento de Cristo portugais pour les auto-descriptions institutionnelles, les chronologies et l’iconographie.
Sur la suppression des Templiers et la fondation de l’Ordre du Christ au Portugal, voir les synthèses standard dans les grandes encyclopédies et les monographies spécialisées sur l’histoire de l’ordre. ↩︎
Le rôle de Tomar comme siège à la fois des Templiers et de l’Ordre du Christ est visible dans les sources architecturales, archivistiques et les chartes royales ; l’histoire officielle du couvent elle-même souligne cette continuité. ↩︎
Plusieurs historiens et ouvrages de référence décrivent explicitement l’Ordre du Christ comme une continuation directe des Templiers au Portugal, ne différant guère que par la paperasse pontificale et la tutelle royale. ↩︎