TL;DR
- Darwin explique comment nos corps ont évolué ; la Genèse préserve ce que cela a fait lorsque nos esprits se sont éveillés.
- Lire les mythes symboliquement révèle un enregistrement psychologique du saut cognitif de l’humanité et de la révolution agricole.
- Une synthèse dialectique respecte les vérités à la fois de la science (empirique) et du mythe (phénoménologique).
Introduction#
Depuis plus d’un siècle, la théorie scientifique de l’évolution et les anciens mythes de la création sont considérés comme des visions du monde incompatibles. La théorie de la sélection naturelle de Charles Darwin décrit les origines humaines comme un processus biologique graduel, tandis que des textes comme la Genèse présentent une création divine soudaine des humains dans un passé primordial. À première vue, l’une semble invalider l’autre. Cependant, la recherche contemporaine suggère que les mythes ne sont pas de la « mauvaise science », mais plutôt des récits symboliques par lesquels les premières sociétés comprenaient les origines du monde et de la vie humaine. En d’autres termes, mythes et science pourraient traiter de dimensions différentes de nos origines – le physique et le spirituel. Cet article propose une synthèse hégélienne de l’évolution darwinienne et des mythes de la création, en postulant que les récits anciens encodent de véritables souvenirs historiques de l’évolution cognitive et spirituelle de l’humanité. En considérant le Livre de la Genèse (et d’autres mythes de la création) non comme de la biologie littérale, mais comme un enregistrement phénoménologique de l’aube de la conscience de soi humaine, nous pouvons intégrer les intuitions de la science et de la religion dans un récit plus riche de ce que signifie être humain.
Les mythes comme mémoire : Loin d’être de simples fantaisies de peuples « primitifs », les mythes de la création peuvent préserver sous forme symbolique l’expérience vécue des premiers humains au moment où ils sont devenus des êtres conscients, moraux et réflexifs. Psychologues et théologiens ont noté que les mythes sur l’origine du monde sont souvent simultanément des mythes sur l’origine de la conscience humaine. En termes jungiens, le récit de la Genèse et d’autres récits de création fourmillent de symboles archétypiques – le fruit défendu, le serpent, les premiers humains innocents – qui reflètent autant un voyage intérieur, psychologique, qu’un événement extérieur, cosmique. Ainsi, plutôt que de rejeter la Genèse comme non scientifique, nous pouvons la lire comme un autre type de vérité : une mémoire poétique de la façon dont homo sapiens est d’abord devenu véritablement conscient de lui-même. Cette perspective ne remet pas en cause les faits de l’évolution selon Darwin ; elle les complète. Darwin explique comment nos corps ont évolué, tandis que la Genèse (et le mythe en général) peut expliquer comment nos esprits se sont éveillés.
Les mythes de la création et l’évolution de la conscience#
Les récits mythologiques du monde entier semblent encoder une transition capitale dans la condition humaine – l’« aube » de ce que les philosophes appellent la conscience de soi ou la sapience. L’anthropologue Mircea Eliade a observé que les mythes cosmogoniques (récits de création du monde) font souvent office de mythes anthropogoniques (récits de l’origine de l’homme). Les psychologues des profondeurs ont poussé cette idée plus loin, en soutenant que les anciens conteurs décrivaient indirectement l’émergence de l’ego conscient et de la conscience de soi chez l’humanité. À l’appui de cette vue, un chercheur note que Genèse 1–3 peut être lu non comme un récit de l’entrée du « péché » dans le monde, mais comme une histoire de l’émergence de la conscience dans la communauté humaine.
De nombreuses cultures conservent en effet des mythes d’un temps « avant » que les humains ne soient pleinement humains, suivi d’une transformation soudaine. Par exemple, la Brihadaranyaka Upanishad de l’Inde commence avec un Soi primordial prononçant « Je suis », marquant la naissance de la subjectivité. Dans le Livre de la Genèse, le moment pivot survient lorsque Adam et Ève mangent de l’Arbre de la Connaissance. « Alors les yeux de l’un et de l’autre s’ouvrirent » (Gen. 3:7), et ils deviennent conscients d’eux-mêmes – notamment de leur nudité et de leur statut moral. En termes psychologiques, il s’agit d’une description phénoménologiquement exacte du devenir conscient de soi, où l’innocence de l’existence pure est remplacée par la honte réflexive et la connaissance du bien et du mal. L’acte de prendre du recul et de dire « Je suis nu » reflète l’arrivée de la conscience réflexive. En conséquence, les humains ne peuvent plus vivre dans une unité inconsciente avec la nature ; Adam et Ève sont aliénés de l’innocence du Jardin et « chutent » dans la réalité complexe de la vie humaine. En langage mythique, ils s’éveillent à la condition humaine.
Il est remarquable que les mythes de la création de nombreuses autres traditions fassent écho à ce thème. Les récits aborigènes australiens parlent d’un Temps du Rêve (un paradis intemporel) qui prit fin lorsque les esprits ancestraux donnèrent aux humains le langage, le rituel et la technologie – commençant ainsi l’histoire et le temps tels que nous les connaissons. De même, une légende aztèque parle d’une race antérieure d’humains sans esprit et sans parole qui furent détruits par un déluge afin que de véritables humains (dotés d’âmes et de langage) puissent émerger. De toute évidence, ces récits ne doivent pas être pris littéralement, mais leurs idées centrales s’alignent sur les compréhensions scientifiques de ce qui fait de nous des humains : la conscience de soi, le langage, la culture et la capacité de réfléchir à des concepts abstraits. Il est frappant que la science cognitive moderne mette souvent l’accent sur les mêmes facteurs – langage récursif, théorie de l’esprit, pensée symbolique – comme traits distinguant les humains des autres animaux. Les mythes, en effet, se souviennent de l’ensemble de capacités qui ont évolué et nous ont distingués. Cette convergence de contenu suggère que les mythopoètes ne se contentaient pas de tisser des fantaisies ; ils préservaient des vérités essentielles sur une phase transformatrice de notre évolution.
La Genèse comme enregistrement du devenir humain#
Le récit de la Genèse en particulier peut être lu comme un enregistrement remarquablement riche de l’adolescence cognitive et spirituelle de l’humanité. Plusieurs éléments clés de Genèse 2–4 correspondent à ce que les archéologues et les anthropologues savent du développement précoce de la civilisation et de la conscience humaines :
L’acquisition de la connaissance de soi : Adam et Ève acquièrent la « connaissance du bien et du mal » et deviennent conscients d’eux-mêmes (réalisant leur nudité). Cela symbolise le premier éveil de la conscience morale et de l’identité personnelle chez les humains. Dans les interprétations savantes, l’expulsion d’Éden n’est pas une punition pour désobéissance en tant que telle, mais la conséquence naturelle de l’accession de l’humanité à un nouveau niveau de conscience. Une fois conscients, nous ne pouvions plus vivre dans un état d’innocence animale – une lecture qui voit Éden comme une métaphore de l’état pré-conscient des premiers humains.
Le rôle de la femme et la première intuition : Fait intrigant, la Genèse fait manger le fruit à Ève en premier, suggérant que la femme fut la première découvreuse de la connaissance cruciale. Certains indices anthropologiques laissent entrevoir le rôle central des femmes dans les premières percées spirituelles ou cognitives. Par exemple, les plus anciennes figurines humanoïdes (statuettes de
Vénusdu Paléolithique supérieur) sont féminines, et de nombreuses cultures préhistoriques vénéraient des déesses-mères. C’est spéculatif, mais des chercheurs se sont demandé si la Genèse n’encode pas le souvenir que les femmes furent les premières à atteindre la conscience réflexive ou à initier « l’explosion culturelle » de l’esprit humain. L’importance des figures féminines dans d’autres mythes de création (de la première femme navajo à la déesse-mère chinoise Nüwa) souligne ce motif récurrent des femmes comme initiatrices.Agriculture et labeur : Après avoir acquis la connaissance, Adam est maudit à tirer sa nourriture du sol à la « sueur de son front », et la Genèse note que Caïn devint laboureur (agriculteur). Cela reflète l’inception de l’agriculture – un changement décisif survenu il y a environ 10–12 000 ans au Proche-Orient. La fin de l’abondance sans effort d’Éden et le début du dur labeur reflètent ce que les archéologues appellent la Révolution agricole. Avant l’agriculture, les humains vivaient de chasse et de cueillette ; avec l’agriculture vinrent la sédentarité, des surplus alimentaires fiables, la croissance démographique et, finalement, villages et villes. La Genèse préserve ce basculement sous forme symbolique : le Jardin idyllique (peut-être analogue à la facilité d’approvisionnement alimentaire dans un monde de chasseurs-cueilleurs) est remplacé par une vie de labour et de semailles hors des portes d’Éden. Fait remarquable, la chronologie de la Genèse s’aligne sur la préhistoire réelle – la Bible situe les premiers agriculteurs dans un lieu (le Croissant fertile) et une période compatibles avec l’aube de l’agriculture. Un chercheur note que lire l’histoire de Caïn et Abel « avec les réalités de la révolution agricole en toile de fond » est cohérent : le récit encode la tension apparue lorsque l’agriculture a émergé et modifié les modes de vie anciens.
La « Chute » comme révolution cognitive : Plus largement, la Chute de l’Homme peut être interprétée comme le passage de l’humanité à une condition fondamentalement nouvelle. L’archéologue évolutionniste Steven Mithen soutient que l’origine de l’agriculture fut le tournant décisif de l’histoire humaine, qui donna naissance à de nouvelles complexités sociales et même à de nouvelles capacités cognitives. Ce n’est qu’après ce point que l’on voit des développements explosifs dans la technologie, l’art et la science – en somme, la route vers la civilisation. La Genèse saisit la différence qualitative que les premiers peuples percevaient entre leur vie d’avant et leur vie nouvelle. Après avoir « chuté » dans l’agriculture et la conscience, les humains expérimentent le labeur, la société hiérarchique et même la mortalité d’une manière nouvelle. Dans le texte, Dieu dit à Ève qu’elle enfantera désormais dans la douleur et dit à Adam qu’il retournera à la poussière – des reconnaissances brutales de la mortalité et de la souffrance humaines qui accompagnent notre conscience de soi évoluée. En bref, la Genèse dépeint la transition d’une existence animale à une existence pleinement humaine comme une bénédiction mitigée : un bond en avant accompagné de nouveaux fardeaux. Cela résonne avec ce que les scientifiques appellent le paradoxe sapient – le décalage déroutant entre notre modernité biologique et l’épanouissement ultérieur de la culture, suggérant que devenir « véritablement humain » fut un événement seuil, non un simple continuum graduel.
Violence et conflit moral : Immédiatement après l’expulsion d’Éden, la Genèse raconte l’histoire de Caïn et Abel, dans laquelle a lieu le premier meurtre. Abel est berger et Caïn agriculteur ; la jalousie de Caïn le conduit à tuer son frère. De nombreux interprètes y voient une métaphore de la rivalité historique entre pasteurs nomades et agriculteurs sédentaires lorsque l’agriculture commença à se répandre. Notons que l’acte de violence de Caïn n’est pas qu’une querelle familiale – il représente l’aube du mal moral dans la société humaine, la fin de « l’Âge d’Or ». Dans le récit biblique, l’acquisition de la connaissance morale (le fruit) est immédiatement suivie de la faute morale (le meurtre), suggérant qu’avec la connaissance du bien et du mal vient la capacité de choisir le mal. Cela s’accorde avec l’idée qu’une fois que les humains ont développé une cognition supérieure et le libre arbitre, ils sont aussi devenus capables d’une violence auparavant impensable – un effet secondaire malheureux de notre évolution cognitive. Le mythe préserve ainsi le souvenir que la civilisation naissante, avec ses avancées (agriculture, villes, technologie), a également vu l’émergence de la violence organisée, du crime et de la stratification sociale. Dans la Genèse, Caïn va ensuite bâtir la première ville et ses descendants inventent outils et arts, mais sa lignée est aussi marquée par la violence (par ex. le sang versé par Lamech). Cette double héritage de la civilisation – créativité et cruauté – était vivement perçu par les anciens conteurs.
Ce qui est extraordinaire, c’est que tous ces thèmes de la Genèse trouvent des échos dans les archives archéologiques et anthropologiques. Aucun autre récit de création du Proche-Orient ancien (par ex. les mythes babyloniens ou égyptiens) ne contient aussi nettement cette séquence : innocence, acquisition de la connaissance, essor de l’agriculture, première violence et fondation des villes. La Genèse se distingue comme une chronologie mythique compacte de ce que les scientifiques reconnaissent aujourd’hui comme les grandes transitions de l’Holocène dans la préhistoire humaine. Bien qu’elle utilise un langage symbolique (serpents parlants et arbres divins), son réalisme psychologique et historique est frappant. Cela suggère que le récit de la Genèse pourrait être une mémoire culturelle – transmise oralement pendant des millénaires avant d’être consignée – d’événements et d’observations réels, en particulier l’aube de la pensée consciente de soi et la naissance de l’agriculture dans l’histoire humaine. Des études récentes sur la mythologie et la tradition orale donnent du crédit à cette possibilité : certains mythes et histoires orales sont connus pour préserver des détails pendant des milliers d’années. Par exemple, les traditions orales des Autochtones australiens et des Amérindiens ont conservé le souvenir d’événements comme des éruptions volcaniques et la montée du niveau de la mer datant de 7 000–10 000 ans. Si des événements géographiques ordinaires peuvent être mémorisés dans le mythe, alors une transformation véritablement profonde – l’émergence de l’esprit humain – serait encore plus digne d’être immortalisée en récit. En bref, la Genèse pourrait être « vraie » dans un sens plus profond : non comme biologie, mais comme histoire psychologique de notre espèce.
Le Serpent et l’Arbre : symboles universels de transformation#
Toute réconciliation de Darwin et de la Genèse doit se confronter à l’élément le plus symbolique de l’histoire d’Éden : le Serpent. Dans le récit biblique, un serpent ou un reptile attire les premiers humains à obtenir la connaissance. Cette créature a souvent été interprétée uniquement comme une métaphore de la tentation ou vue comme la personnification du mal (la tradition chrétienne ultérieure a assimilé le serpent à Satan). Pourtant, lorsque nous élargissons notre regard au-delà de la Genèse, nous constatons que les serpents sont omniprésents dans les mythes de création et d’origine des cultures du monde entier. Dans beaucoup de ces mythes, comme dans la Genèse, le serpent n’est pas simplement maléfique, mais est associé à la connaissance, l’immortalité ou la transformation.
Les anthropologues ont en effet documenté que le motif d’un serpent filou ou porteur de sagesse est incroyablement répandu dans la mythologie mondiale. Par exemple, dans le mythe mésopotamien, un serpent vole à Gilgamesh la plante d’immortalité ; dans la tradition grecque, le Titan Prométhée (dont le nom signifie « prévoyance » et qui est parfois symbolisé par un serpent ou un dragon) vole le feu aux dieux pour élever l’humanité – un acte reflété par le serpent de la Genèse offrant la connaissance divine. De nombreuses traditions amérindiennes présentent un grand serpent ou une divinité-serpent liée à la création ou à une connaissance profonde (par ex. les Hopis et d’autres peuples pueblo ont des cérémonies du serpent pour induire des visions). En Mésoamérique, la figure vénérée Quetzalcoatl est le « serpent à plumes » qui transmet le savoir aux humains. Même en Australie, le Serpent Arc-en-ciel aborigène est un être créateur lié à l’eau, à la vie et au changement. La récurrence du symbolisme du serpent dans ces cultures indépendantes suggère un rôle central de cette image dans la compréhension par l’humanité de son propre éveil. Il est peu probable que ce soit une coïncidence que les serpents et les dragons soient presque universellement associés à une connaissance profonde ou à un pouvoir d’un autre monde.
Pourquoi les serpents ? D’un point de vue évolutionniste, certains scientifiques comme Carl Sagan ont émis l’hypothèse que les primates (nos ancêtres) ont développé une peur et une fascination innées pour les serpents – un trait qui s’est ensuite retrouvé dans nos rêves et nos mythes. Mais au-delà de la psychologie évolutionniste, il pourrait y avoir eu des raisons concrètes pour lesquelles les premiers humains ont associé les serpents au saut vers une conscience supérieure. Une théorie provocatrice avance que les serpents (ou leur venin) ont joué un rôle réel dans des rites préhistoriques qui déclenchaient des états modifiés de conscience. Anthropologues et scientifiques cognitifs ont noté que de nombreuses cultures utilisaient des enthéogènes – des substances psychoactives provenant de plantes ou d’animaux – dans des rituels chamaniques pour atteindre la connaissance, vivre des visions ou subir une mort-et-renaissance spirituelle. Dans cette optique, le « fruit défendu » offert par le serpent en Éden pourrait être un souvenir mythologisé d’une expérience psychédélique ou altérant l’esprit qui a catalysé la conscience de soi. Fait intrigant, certains venins de serpent contiennent des neurotoxines qui, à doses contrôlées, peuvent provoquer hallucinations, dissociation et effets physiologiques intenses. Il existe des cas documentés de personnes ingérant délibérément du venin de serpent comme drogue pour éprouver une conscience altérée (bien que ce soit extrêmement dangereux). Certaines tribus amazoniennes racontent des histoires de « dieux-serpents » ancestraux arrivés dans des serpents en forme de canoë et apportant la connaissance (comme l’enseignement de l’usage de plantes hallucinogènes). Et au Proche-Orient, les archéologues notent que de nombreux sites néolithiques précoces (par ex. Çatalhöyük en Turquie) présentent des peintures ou des figurines de serpents, suggérant une signification cultuelle. Tout cela a conduit à l’hypothèse d’un « culte du Serpent de la conscience » dans la préhistoire : une sous-culture ou une pratique rituelle dans laquelle des morsures de serpent ou des potions associées aux serpents étaient utilisées pour induire le changement mental profond que nous reconnaissons comme la naissance de l’esprit réflexif. Bien que les preuves directes soient rares (comme c’est courant pour tout ce qui est si ancien), cette théorie suggère audacieusement que le serpent mythique fut un « ingrédient actif » de l’éveil de l’humanité. En d’autres termes, si les serpents occupent une place si importante dans les mythes de création, c’est peut-être parce qu’ils furent réellement impliqués – soit biochimiquement, soit symboliquement – dans des rituels qui ont conduit aux premiers esprits conscients d’eux-mêmes et introspectifs.
Même si l’on reste sceptique quant à l’« hypothèse du venin » au sens littéral, la prévalence des serpents dans les récits d’origine exige tout de même une explication. D’un point de vue symbolique, les serpents représentent parfaitement la dualité et la transformation : ce sont des créatures basses (rampant sur leur ventre, comme la Genèse le souligne) mais qui muent périodiquement et semblent renaître, image puissante de renouveau. Ils sont aussi à la fois craints et vénérés par les humains – crainte, parce que certains sont mortels ; vénération, parce que leur mouvement mystérieux et hypnotique et leur « magie » venimeuse les faisaient paraître d’un autre monde. Ainsi, le serpent d’Éden peut être vu comme le catalyseur nécessaire de l’évolution : un enseignant dangereux qui pousse l’humanité hors de sa zone de confort (le Jardin) vers la croissance (la connaissance et la civilisation). En termes mythologiques, le serpent joue souvent le rôle de filou ou initiateur, une figure qui brise le statu quo et transmet une nouvelle compétence ou intuition à l’humanité (semblable à Prométhée ou au Corbeau dans les mythes autochtones). La Genèse condense cela en un seul trait de génie – un serpent, un arbre de la connaissance, et l’idée audacieuse que la désobéissance à l’ordre naturel était requise pour que les humains « deviennent comme des dieux connaissant le bien et le mal ». Interprété à travers un prisme évolutionniste, ce moment signifie que les humains sortent de l’harmonie inconsciente de la nature pour entrer dans un domaine de pensée réflexive, étape nécessaire pour le raisonnement moral, l’art, la science – et tout ce que nous associons au fait d’être humain.
Les mythes de la création comme mémoires culturelles#
Si la Genèse et d’autres mythes de la création préservent des événements et des processus réels – aussi dramatisés soient-ils – une question se pose : de tels récits peuvent-ils vraiment survivre au passage du temps, des dizaines de millénaires après les faits ? De manière surprenante, les preuves montrent que oui. Les chercheurs en tradition orale citent des exemples de mythes et de légendes qui ont persisté pendant des milliers d’années – voir l’analyse détaillée dans Longevity of Myths – en préservant avec précision des informations sur des événements anciens. Un exemple célèbre est un récit de la tribu amérindienne Klamath décrivant l’éruption du mont Mazama (Crater Lake) il y a ~7 700 ans ; l’histoire contient des détails correspondant aux découvertes géologiques. Les mythes des Aborigènes australiens racontent l’inondation des zones côtières lors de la montée du niveau de la mer à la fin de la dernière glaciation, il y a ~10 000 ans. Ce sont des exemples de géomythologie, où le folklore encode des événements naturels sur de vastes périodes. Dans ces conditions, il est plausible qu’un événement psychologique véritablement décisif – l’émergence de la conscience humaine moderne – soit mémorisé avec au moins autant de ténacité. En effet, plus un événement est important pour une culture, plus il est probable qu’il soit commémoré rituellement et raconté, prolongeant ainsi sa durée de vie dans la mémoire collective. La transition vers la conscience de soi et l’avènement de l’agriculture auraient totalement transformé la vie humaine ; il est difficile d’imaginer une « histoire d’origine » plus marquante à préserver.
Les mythes anciens peuvent donc être vus comme des capsules temporelles contenant des aperçus historiques antérieurs à l’écriture. Nous n’avons peut-être pas de documents écrits directs datant de plus de 10 000 ans, mais nous avons des histoires, des symboles et des rituels transmis. Ceux-ci peuvent être analysés un peu comme des fossiles – des fragments d’information qui, combinés aux preuves scientifiques, nous donnent une image plus complète du passé. Dans la Genèse, par exemple, la présence de détails comme l’agriculture, la domestication des plantes (l’arbre fruitier), l’élevage (les troupeaux d’Abel), la métallurgie (Tubal-Caïn forgeant des outils) et l’urbanisation (Caïn bâtissant une ville) suggère tous une connaissance du mode de vie néolithique. Pourtant, la Genèse fut mise par écrit bien plus tard (premier millénaire av. J.-C.). Comment les conteurs connaissaient-ils ces « premières fois » ? La réponse la plus probable est que les Hébreux, comme d’autres cultures, héritèrent ce récit de peuples antérieurs – un récit si ancien qu’il remonte aux tout débuts de la civilisation, raconté et re-raconté sans interruption. Bien que des embellissements se soient accumulés, la trame centrale est restée : l’humanité est devenue ce qu’elle est par un saut de connaissance, qui eut des conséquences de grande portée.
Cette perspective réhabilite à la fois Darwin et les Anciens. La science darwinienne nous dit comment notre espèce a évolué physiquement et à peu près quand divers changements se sont produits. Pendant ce temps, les anciens mythes nous disent ce que cela a fait et ce que cela signifiait pour nos ancêtres lorsqu’ils ont franchi ces seuils. L’un sans l’autre est incomplet. Comme l’a formulé un commentateur moderne, Anciens et Modernes détenaient chacun des pièces du même puzzle, et nous sommes désormais en position de les assembler. L’histoire de la Genèse, en ce sens, est un ancien témoignage de la « révolution humaine » – c’est comme si les premiers humains nous avaient laissé un compte rendu de témoin oculaire, formulé en termes symboliques, de leur propre éveil. Nous sommes les bénéficiaires de cette longue mémoire culturelle, et la science peut désormais décoder certains de ces symboles.
Conclusion : une synthèse hégélienne de la science et du mythe#
Georg Wilhelm Friedrich Hegel proposait que la vérité émerge souvent en réconciliant une thèse avec son antithèse – en préservant la part de vérité de chacune et en transcendant leur conflit. Dans notre contexte, nous pouvons voir l’évolution darwinienne comme la thèse (le récit empirique des origines humaines) et les mythes de la création comme l’antithèse (le récit traditionnel, spirituel). Plutôt que de choisir l’un et de rejeter l’autre, une synthèse reconnaît que les deux contiennent une vérité, abordant des dimensions différentes de l’histoire humaine. Notre évolution biologique et notre évolution cognitive/spirituelle sont les deux faces d’une même médaille.
En lisant les mythes de la création comme des enregistrements de transformations réelles dans la psyché humaine, nous honorons les intuitions de la sagesse ancienne sans abandonner la rigueur scientifique. La Genèse, en particulier, apparaît comme phénoménologiquement vraie – une chronique poétique de l’humanité devenant consciente d’elle-même, morale et inventive. Elle dramatise la fin de notre innocence animale et le début de la culture, avec toutes ses bénédictions et ses malédictions. Cela ne diminue pas la puissance de la découverte de Darwin ; cela la contextualise. La science de l’évolution explique pourquoi les humains ont des corps physiques si semblables à ceux des autres primates et comment nous sommes apparus au fil de millions d’années. La mythologie, à l’inverse, explique pourquoi les humains se vivent comme si différents des autres animaux – dotés de réflexion sur soi, de liberté éthique et d’un sens de la vocation divine. La synthèse de ces vues suggère qu’à un certain moment de notre évolution, un saut qualitatif s’est produit – un saut dont on se souvint dans les récits comme une création ou une « Chute », parce que pour ceux qui l’ont vécu (ou leurs descendants immédiats) cela a ressemblé au basculement du monde.
Dans ce récit intégré, science et religion n’ont pas besoin d’être ennemies. Nous pouvons imaginer que les premiers humains, observant leur conscience transformée, ont créé des mythes pour la comprendre – des mythes qui ont survécu des milliers d’années avant d’être consignés dans des textes sacrés. Aujourd’hui, armés de données archéologiques et de la théorie de l’évolution, nous pouvons apprécier ces mythes à un nouveau niveau. Comme le formule une analyse de la Genèse, le récit pourrait être « une histoire vraie, qui s’insère harmonieusement dans les archives archéologiques et génétiques, ainsi que dans les théories linguistiques et psychologiques ». En d’autres termes, interprétées avec sagesse, la Genèse et Darwin ne se contredisent pas mais s’enrichissent mutuellement. Les premiers chapitres de la Bible transmettent, sous forme symbolique, des événements de notre passé lointain – l’éveil moral et mental qui a accompagné notre maturation biologique.
En fin de compte, cette synthèse hégélienne offre un message porteur d’espoir. Elle suggère que la longue conversation humaine entre foi et raison converge vers les mêmes vérités à partir de directions différentes. Nos ancêtres ont préservé une part de la vérité dans leurs mythes ; la science moderne en a mis au jour une autre par la raison et les preuves. À présent, en les combinant, nous acquérons une compréhension plus globale de nous-mêmes. Nous sommes le produit à la fois de la biologie évolutive et de la conscience évolutive. Ou, comme l’a formulé un auteur contemporain, les mythes de la création nous disent comment notre « âme » a évolué, tandis que l’évolution nous dit comment nos corps ont évolué – complétant ensemble l’histoire de ce que nous sommes.
En résumé, réconcilier la Genèse et Darwin ne signifie pas forcer une lecture littérale de l’Écriture pour l’adapter aux données scientifiques, ni l’inverse. Cela signifie reconnaître que les mythes anciens comme la Genèse n’ont jamais été destinés à être des manuels de biologie ; ils étaient des récits existentiels de la condition humaine. Lus de cette manière, la Genèse s’accorde avec Darwin en se souvenant du versant intérieur de l’histoire évolutive – l’aube de la conscience et de l’esprit humains. La Chute d’Adam et Ève peut ainsi être comprise comme l’essor de la conscience humaine : un événement aussi réel et significatif que n’importe quel fossile ou mutation génétique, et que nos ancêtres ont choisi de commémorer dans le langage du mythe. Cette synthèse enrichit à la fois notre vision scientifique du monde et notre appréciation du mythe, en montrant que, dans la quête de compréhension de nos origines, la science et la mythologie ont chacune des contributions vitales à apporter. Le dialogue entre elles peut nous conduire, dialectiquement, à une vérité plus élevée sur nous-mêmes.
FAQ#
Q 1. Cette synthèse affirme-t-elle que la Genèse est une histoire littérale ?
R. Non. L’article lit la Genèse de manière symbolique – comme une mémoire phénoménologique de l’éveil de l’humanité – et non comme un manuel de biologie.
Q 2. Si les mythes sont symboliques, pourquoi les comparer à la science ?
R. Parce que tous deux abordent les origines humaines sous des angles complémentaires : la science décrit les processus physiques, le mythe saisit l’expérience intérieure.
Q 3. Quelles preuves suggèrent que les mythes peuvent préserver des événements pendant des millénaires ?
R. La géomythologie documente des traditions orales rappelant avec précision des éruptions volcaniques et des montées du niveau de la mer il y a 7–10 k ans, ce qui suggère que des récits centraux peuvent perdurer sur d’immenses échelles de temps.
Sources#
- Darwin, Charles. On the Origin of Species, 1859 (pour le concept général d’évolution par sélection naturelle).
- Eliade, Mircea. Myth and Reality. New York : Harper & Row, 1963 (sur les mythes comme vecteurs de vérités profondes).
- Stewart, D. “The Emergence of Consciousness in Genesis 1–3: Jung’s Depth Psychology and Theological Anthropology.” Zygon: Journal of Religion and Science 49.2 (2014) : 509–529.
- Glaser, S.Z. “The Evolution of Civilization: The Biblical Story.” TheTorah.com (2015).
- Mithen, Steven. “Did farming arise from a misapplication of social intelligence?” Phil. Trans. Royal Society B 362 (2007) : 705–718.
- Cutler, A. “Eve Theory of Consciousness”. Seeds of Science 6 (2023).
- Cutler, A. “The Eve Theory of Consciousness.” Seeds of Science (2023).
- Additional myths and ethnographic examples : Berezkin, Yuri. Themes in World Mythology (sur les motifs serpentins à l’échelle mondiale) ; traditions orales aborigènes australiennes sur la montée du niveau de la mer ; mythe de l’éruption du Crater Lake chez les Klamath ; Upanishads (trad. Olivelle, 1998) ; etc.
- On snake venom and altered states : Devendra Jadav et al., “Snake venom – An unconventional recreational substance for psychonauts in India,” J. of Forensic and Legal Medicine 58 (2022).