TL;DR

  • L’hébreu דַּעַת daʿat vient du proto-sémitique *y/*w-d-ʕ « savoir ».
  • Cognats : akkadien idû/edûm, ougaritique ydʕ, araméen/syriaque ܝܕܥ, mehri wēda, l’arabe ne conserve que des formes fossiles (racine w-d-ʕ « dépôt »).
  • Un ancêtre proto-afroasiatique plausible *yadʕ- / *wadʕ- explique le parallèle égyptien rḫ « savoir », en tenant compte des mutations consonantiques régulières.
  • Les traducteurs grecs ont choisi γνῶσις, donnant naissance au vocabulaire mystique des gnostiques ; le latin scientia a ensuite permis le jeu de mots sur la pomme/le mal (mălum).
  • La Kabbale réinvente Daʿat comme la 11ᵉ sefirah « cachée », tandis que les auteurs de Nag Hammadi conçoivent l’Arbre comme un portail vers la gnosis salvifique.

Article compagnon : pour l’angle lexical hébreu sur le « fruit de la connaissance » d’Éden, voir Peri & Daʿat.


1 • Commencements proto‑afroasiatiques#

Les travaux comparatifs sur l’afroasiatique (Ehret 1995, Blažek 2023) reconstruisent une racine triconsonantique ***y/*w‑d‑ʕ « percevoir, savoir ». La semi‑voyelle initiale alterne (w > y) selon les branches, exactement comme dans le changement bien attesté *w‑ → y‑ dans les verbes nord‑ouest sémitiques.

BrancheFormeGloseNotes
Proto-sémitique*y/*w-d-ʕsavoirforme de base
Égyptienrḫ /reḫ/savoir, être sageḫ < *ʕ (fusion laryngale)
Berbère (zenaga)ədʕreconnaîtrerétention sporadique
Couchitique (bedja)d͡ʕa-remarquerEhret 1995

Ajustement phonologique : l’afroasiatique ʕ apparaît souvent comme égyptien , couchitique ʕ/ħ, et devient muet en nord‑ouest sémitique après une voyelle. Le noyau sémantique — cognition expérientielle — reste remarquablement constant.

À retenir : bien avant la Genèse, une racine qui sonnait quelque chose comme ya-DAʿ désignait déjà une conscience vécue, et non une intellection abstraite.


2 • Différenciation sémitique

2.1 Akkadien idû / edûm#

Les tablettes paléo‑babyloniennes glosent idû « savoir, être au courant (sexuellement) ». Le lexème montre un vocalisme thématique en i‑ et un parfait , ce qui prouve que la morphologie triradicale est ancienne.

Une variante archaïque edûm conserve l’initiale w‑ (*wadʕ > edûm).

2.2 Nord‑Ouest sémitique#

  • Hébreu : verbe יָדַע yadaʿ ; nom דַּעַת daʿat. La nuance sexuelle persiste (Gn 4,1).
  • Ougaritique : ✔ ydʕ en logogrammes dans les textes rituels pour « savoir » et pour « magicien », ce qui montre des connotations cultuelles.
  • Araméen/syriaque : ידע / yedaʿ/ « savoir », yadaʿuta « gnose ».

2.3 Échos sud‑sémitiques#

Le mehri sud‑arabique moderne wēda « il sait » conserve le w‑ et confirme un allomorphe proto‑ de remplacement.

L’arabe perd ce champ sémantique — les principaux verbes pour « savoir » deviennent ʿ‑l‑m et ʿ‑r‑f — mais la racine fossile w‑d‑ʕ → وَدِيعَة wadīʿa « dépôt, confiance » porte encore l’idée de savoir confié.


3 • Parallèles égyptiens (sont‑ils cognats ?)#

Le verbe égyptien rḫ /reḫ/ « savoir, être au courant (y compris sexuellement) » a un champ sémantique presque identique — sagesse, compétence pratique, connaissance charnelle — qui reflète l’usage sémitique.

De nombreux comparatistes afroasiatiques (par ex. Lambdin, Takács) dérivent rḫ d’un proto‑*radʕ-, expliquant r pour y/w par une correspondance phonétique régulière et la perte des laryngales en égyptien.


4 • De Daʿat à Gnosis

4.1 La Septante et le tournant grec#

Gn 2‑3 devient ξύλον τοῦ γινώσκειν καλὸν καὶ πονηρόν — « arbre‑du‑savoir le bien et le mal ».
Ce choix de γινώσκειν/γνῶσις fait que tout texte grec ultérieur parlant d’un « savoir » supérieur, salvifique, fait écho à Éden.

4.2 Remix de Nag Hammadi#

Dans Sur l’origine du monde, le serpent exhorte Ève : « mange de l’arbre de la γνῶσις, et vous serez comme les êtres célestes. »
Le mythe gnostique renverse le scénario : le Démiurge interdit la gnosis pour maintenir les humains dans l’ignorance ; la figure christique (ou l’Epinoia) la rétablit. Elaine Pagels appelle fameusement cela « l’évangile de l’évasion de prison ».

4.3 La Daʿat kabbalistique#

Les kabbalistes médiévaux placent Daʿat entre Ḥokhmah (Sagesse) et Binah (Intelligence) comme point d’intégration consciente — présent mais « caché », en parallèle avec le fruit secret à la fois interdit et essentiel.


5 • Tentations indo‑européennes ?#

Paleoglot et d’autres relèvent le chevauchement phonétique alléchant avec le proto‑indo‑européen *weid- « voir/savoir », mais la correspondance phonétique régulière est faible ; la plupart des spécialistes classent cela dans la catégorie de la « paréidolie linguistique ».


FAQ#

Q 1. L’égyptien rḫ est‑il vraiment la même racine ?
R. Probablement : l’identité sémantique, plus le changement régulier de l’afroasiatique ʕ > égyptien ḫ, constitue un argument circonstanciel solide, même si tout le monde n’est pas convaincu.

Q 2. Pourquoi l’arabe n’a‑t‑il pas yadaʿ ?
R. L’arabe classique a remplacé la racine par ʿ‑l‑m/ʿ‑r‑f ; w‑d‑ʕ ne survit que dans le jargon juridique pour « dépôt », ce qui montre un glissement sémantique vers « chose confiée ».

Q 3. Les gnostiques assimilaient‑ils le fruit à une connaissance littérale ?
R. Oui — les textes de Nag Hammadi lisent le récit d’Éden comme une allégorie : le serpent (ou la Sagesse) offre une gnosis libératrice contre l’interdiction du Démiurge.

Q 4. La racine y‑d‑ʕ pourrait‑elle être plus ancienne que l’afroasiatique ?
R. Certaines théories marginales la relient au PIE weid‑, mais la linguistique historique dominante ne voit aucune correspondance systématique, il faut donc y voir une coïncidence aréale.


Notes#


Sources#

  1. Paleoglot. « Hey, what do ya know? » 2008.
  2. AssyrianLanguages.org. Entrée lexicale idû.
  3. Wiktionary. « edûm. »
  4. HebrewWordLessons.com. « Revisiting Daʿat/Yada. »
  5. Thesaurus Linguae Aegyptiae. Lemme rḫ.
  6. Brill Egyptian and Hebrew entry (rḫ-t cognate).
  7. On the Origin of the World (Nag Hammadi, Codex II).
  8. Wikipedia. « Tree of the Knowledge of Good and Evil. » Mise à jour 2025.
  9. Pagels, Elaine. The Gnostic Gospels. 1979 ; portrait dans The New Yorker (1995).
  10. BibleHub. Entrée Strong H3045 yadaʿ.
  11. « The Meaning & Function of yadaʿ in Gen 4:1. » BiblicalHebrew.org.
  12. Paleoglot. « What do I ‘know’? » 2008.
  13. TerminologyEnc.com. Note lexicale arabe وديعة.