TL;DR
- Le modèle de l’initiation chez Eliade décrit une mort et une renaissance rituelles au cours desquelles l’initié rencontre une voix divine, une histoire sacrée et un nouveau mode d’être.
- Le son du rhombe est largement interprété comme cette voix divine ; les mythes répètent qu’il tue et ressuscite les novices dans une nouvelle vie de connaissance et de responsabilité.1
- L’ethnographie et les travaux diffusionnistes montrent une distribution excentrique de complexes à rhombe à travers l’Australie, la Nouvelle-Guinée, l’Afrique, les Amériques et l’Eurasie, souvent avec des structures quasi identiques.[^dundes]
- Des indices archéologiques suggèrent des aérophones de type rhombe dès le Paléolithique supérieur et certainement dans des contextes de chasseurs-cueilleurs holocènes, recoupant la fin du « paradoxe sapientiel ».[^harding]
- Phénoménologiquement, ces rites ressemblent à une technologie culturelle destinée à imposer une auto‑conscience réflexive — transformant des « gens qui peuvent penser » en « gens qui doivent penser ».
- Pris au sérieux, le complexe du rhombe est au minimum une bonne mémoire mythique — et peut‑être une cause institutionnelle — de la transition tardive et inégale de l’humanité vers la pleine sapience.
- Une version plus radicale de cet argument est développée dans la Eve Theory of Consciousness.[^etoc]
Le néophyte n’apprend pas seulement des doctrines et des techniques religieuses ; il apprend qu’il fait partie d’une histoire sacrée.
— Mircea Eliade, Rites and Symbols of Initiation (1958)
1. Le modèle d’Eliade : l’initiation comme changement de régime ontologique#
L’analyse de l’initiation par Mircea Eliade ne porte pas « sur les rituels de puberté » au sens trivial. Pour lui, l’initiation est un changement formel de statut ontologique : le candidat cesse d’être simplement vivant et commence à exister comme être culturel, spirituel, historique.1
Dans Rites and Symbols of Initiation, Eliade insiste sur plusieurs traits récurrents :
- Mort et renaissance initiatiques. Le novice est symboliquement tué — avalé, démembré ou brûlé — puis reconstitué comme un « homme nouveau ».
- Révélation de l’histoire sacrée. L’initié découvre que la vie humaine est enchâssée dans une histoire trans‑humaine : les actes des dieux, des héros civilisateurs et des ancêtres.
- Accès aux « valeurs de l’esprit ». La culture (au sens fort) n’est accessible qu’à ceux qui ont traversé cette épreuve, qui sont désormais « éveillés » et responsables.
- Récapitulation rituelle de la cosmogonie. La nouvelle naissance du novice est parallèle (et parfois littéralement rejouée) à la création du monde.
En résumé, Eliade soutient que la mort et la résurrection initiatiques « modifient fondamentalement le mode d’être du néophyte » et révèlent simultanément le caractère sacré de la vie et du cosmos.1 L’initiation n’est pas un simple ajout d’informations ; c’est l’installation d’un nouveau mode d’existence.
1.1 Le rhombe dans le système d’Eliade#
Dans ce cadre, le rhombe — une lame plate qu’on fait tournoyer au bout d’une corde pour produire un grondement bourdonnant — apparaît comme un instrument central dans certains des meilleurs exemples d’Eliade. Dans les rites australiens, on dit aux femmes et aux enfants que le son est la voix d’esprits puissants qui tuent et mangent les garçons, puis les recrachent plus tard comme hommes.[^eliade-bull]
Eliade note que, dans plusieurs groupes australiens :
- Le bourdonnement du rhombe est traité comme la voix d’un être divin qui dévore et ressuscite les novices.
- Le même son est aussi identifié au tonnerre et à un dieu du ciel ou à son émissaire.
- Le tournoiement des rhombes marque la présence d’opérateurs divins lors de la circoncision ou d’autres épreuves.
En une phrase condensée, il écrit que ce son est « le symbole d’une divinité qui confère non seulement la mort mais aussi la vie, la sexualité et la fertilité ».[^eliade-bull] Autrement dit : la voix du rhombe marque précisément la transformation qui intéresse Eliade — le passage de la vie ordinaire à une existence supérieure, reproductive, porteuse de culture.
Eliade souligne aussi à quel point le schéma de base est répandu : des êtres divins, identifiés au rhombe ou se manifestant à travers lui, tuent, avalent, brûlent ou autrement « détruisent » le novice, puis le restaurent comme homme nouveau.[^eliade-bull] Avec quelques variations régionales, le même squelette mythique se retrouve de l’Australie à l’Afrique et aux Amériques.
Du point de vue d’Eliade, le rhombe n’est donc pas un gadget rituel trivial. C’est la bande‑son du changement ontologique.
2. Le complexe du rhombe comme paquet global#
Les anthropologues ont rapidement remarqué que le rhombe est à la fois géographiquement excentrique et rituellement conservateur. Alan Dundes ouvre son article classique en notant sa « large distribution (en Australie, Nouvelle‑Guinée, Amérique du Nord et du Sud, Afrique et Europe) » et son usage répété dans les rites d’initiation masculine.[^dundes] Plus tôt, A. C. Haddon et d’autres l’avaient déjà qualifié de « peut‑être le symbole religieux le plus ancien, le plus largement répandu et le plus sacré au monde ».[^harding]
À travers les régions, l’instrument est enchâssé dans ce qui ressemble fortement à un paquet :
- Il est tenu secret pour les femmes et les enfants, parfois sous peine de mort ou de sévères châtiments.
- Son son est identifié à la voix d’un esprit, d’un ancêtre, d’un monstre ou d’un dieu du ciel.
- Il apparaît dans les rituels d’initiation masculine ou de sociétés secrètes, souvent lié à des mutilations corporelles (circoncision, scarification, avulsion dentaire).
- Les mythes expliquent que les femmes possédaient autrefois le rhombe et en furent dépossédées, ou qu’un être primordial l’utilisa d’abord pour tuer et ressusciter les gens.
- Il est parfois associé au tonnerre, à l’éclair et au contrôle de la pluie.
Jean Servier, dans Man and the Invisible, résume l’impression cumulative de ce matériau après que Zerries, Loeb, Lowie et d’autres ont retracé l’aire ethnographique de l’instrument. Il écrit que, de l’Australie aux Amériques et à travers l’Ancien Monde, nous sommes confrontés à « l’unité d’une tradition initiatique et d’un enseignement primordial ».[^servier] Ce n’est pas le genre de phrase qu’on écrit si l’on pense qu’il ne s’agit que d’un jouet d’enfant qui aurait mal tourné.
2.1 Structuration ethnographique#
Quelques exemples rendent le « paquet » plus concret :
- Australie. Chez les Wiradjuri, Yuin, Kurnai et bien d’autres, le bruit du rhombe est explicitement « la voix » d’un dieu du ciel ou de son fils. Les femmes et les enfants entendent le son et on leur dit que des esprits avalent les garçons ; les novices sont mis à l’écart, mutilés, peints, instruits des mythes, puis rendus comme hommes.[^eliade-bull]
- Nouvelle‑Guinée et Amazonie. Dans les cultes de flûtes Yuruparí et apparentés, apparaît un instrument et un complexe presque interchangeables : les hommes gardent des producteurs de sons sacrés, excluent les femmes et racontent des mythes sur une femelle primordiale ou un esprit‑mère dont la voix est désormais incarnée par les instruments.[^dundes]
- Hopi et groupes pueblo. Des instruments de type rhombe apparaissent dans les danses du serpent et les rituels kachina, parfois explicitement identifiés à la voix de kachinas spécifiques, notamment ceux liés à la pluie et à la fertilité.[^grok-bull]
- Grèce antique. Le rhombos, utilisé dans les mystères dionysiaques et autres, est un cognat évident : un dispositif tournoyant dont le son est associé au tonnerre d’un dieu (Zagreus) et à des rites secrets de mort et de renaissance.[^eliade-bull][^harding]
- Europe, Afrique, Pays basque. Servier rassemble des traditions éparses dans lesquelles bergers, vachers ou Compagnons font tournoyer des rhombes pour protéger les troupeaux, écarter les orages ou participer à des fraternités semi‑ésotériques.[^servier]
La répétition est troublante. Comme l’ont soutenu des diffusionnistes tels qu’Otto Zerries, il est difficile de croire que l’Afrique, la Nouvelle‑Guinée et l’Amérique du Sud aient toutes inventé indépendamment un paquet presque identique : sociétés secrètes masculines, esprit dévorant dont la « voix » est le rhombe, épreuves initiatiques, mythes de propriété féminine antérieure, liens avec le tonnerre et la pluie.[^zerries]
2.2 Profondeur archéologique et traîne paléolithique#
La distribution ethnographique est une chose ; la traîne archéologique en est une autre. Elle est fragile mais suggestive :
- J. R. Harding, passant en revue les données européennes, note qu’en Europe le rhombe « remonte peut‑être au Magdalénien, ca. 15 000–10 000 av. J.‑C., voire au Gravettien », sur la base de pendentifs en os, ivoire et pierre qui imitent la lame de l’instrument.[^harding]
- En Afrique du Sud, Joshua Kumbani et ses collègues ont confirmé expérimentalement que certains pendentifs de l’âge de la Pierre récent des sites de Klasies River et Matjes River (couche C, environ 9 500–5 400 BP) pouvaient fonctionner comme aérophones de type rhombe lorsqu’on les faisait tournoyer, produisant le bourdonnement caractéristique.[^kumbani]
- Les travaux d’Iain Morley sur la préhistoire de la musique traitent également les rhombes comme des producteurs de sons paléolithiques plausibles, même si les preuves directes sont naturellement ténues.[^morley]
Pris ensemble, cela suggère :
- Minimum : des instruments de type rhombe sont attestés de manière sûre dans des contextes de chasseurs‑cueilleurs holocènes sur plusieurs continents.
- Hypothèse raisonnable : certains « pendentifs » du Paléolithique supérieur ont pu être tournoyés, faisant remonter la lignée du rhombe à l’époque des célèbres peintures rupestres.
Dans un cas comme dans l’autre, le complexe est suffisamment ancien et répandu pour appartenir à la même large fenêtre temporelle que le « paradoxe sapientiel ».
3. Le paradoxe sapientiel et le basculement néolithique#
Colin Renfrew a forgé l’expression de « paradoxe sapientiel » pour désigner le long délai entre la modernité anatomique et le comportement culturel pleinement « moderne ».[^renfrew] Dans sa formulation :
- Les humains anatomiquement modernes — dotés du même « hardware » neurologique de base et de la même capacité de parole — sont en place vers ~60 000 ans avant notre ère.
- Pourtant, la « Véritable Révolution humaine » en son sens — sédentarité, agriculture, culture matérielle symbolique à haute densité, urbanisme — n’apparaît qu’avec le Néolithique et après.
Renfrew appelle les transformations néolithiques et ultérieures la « phase tectonique », en utilisant le grec tekton (bâtisseur/charpentier) pour souligner la construction d’édifices culturels durables : villages, États, systèmes d’écriture.[^renfrew] Le paradoxe, pour lui, est brutal :
Pourquoi tout cela a‑t‑il pris autant de temps ? … Pourquoi a‑t‑il fallu 50 000 ans supplémentaires pour que ces humains sapients se ressaisissent et transforment le monde ? Voilà le paradoxe sapientiel.[^renfrew]
L’archéologie cognitive ultérieure a atténué l’idée d’une « révolution » unique, montrant que le comportement symbolique apparaît plus tôt et par épisodes régionaux ponctuels.[^beh-mod] Le grand décalage demeure toutefois : une longue période durant laquelle des humains anatomiquement modernes pouvaient vivre comme nous mais, pour l’essentiel, ne le faisaient pas.
La question, formulée crûment, est :
Pourquoi les humains ne sont‑ils devenus pleinement humains que si tard ?
Une façon de répondre est de dire : parce qu’il nous manquait les institutions adéquates pour stabiliser et universaliser des formes supérieures de réflexion, de coordination et de contrôle symbolique. Avoir un cerveau qui peut penser n’est pas la même chose qu’être pris dans un régime social où l’on doit penser de certaines manières structurées.
C’est ici que le culte du rhombe entre dans l’histoire comme un étrange deus ex machina bourdonnant.
4. Les mythes du rhombe comme souvenirs estompés d’une transition au niveau de l’espèce#
Supposons que nous prenions au pied de la lettre, pour un moment, Eliade, Servier et les diffusionnistes. Plusieurs éléments de leur tableau s’alignent de façon étrangement précise avec ce à quoi pourrait ressembler une solution culturelle au paradoxe sapientiel.
4.1 Ce que disent réellement les mythes#
À travers l’Australie, l’Afrique, la Mélanésie et l’Amazonie, les mythes d’initiation disent (en paraphrase) :
- Il y eut jadis un esprit, un dieu ou un monstre primordial associé à un son terrifiant.
- Cet être avalait, démembrerait ou brûlait les gens, puis les restaurait comme des êtres différents — des adultes, des initiés, des porteurs de culture.
- Le son provient d’un objet caché particulier, le rhombe ou son cousin, dont la vue est interdite aux femmes et aux enfants.
- Parfois, les femmes possédaient à l’origine l’instrument et ses mystères ; les hommes le volèrent et fondèrent l’ordre actuel.
- Le rite marque non seulement la maturité biologique mais l’entrée dans une histoire secrète et un langage sacré disponibles uniquement dans la maison des hommes, la cabane initiatique ou l’équivalent.[^dundes][^zerries]
Eliade relie ces schémas à un symbolisme plus général de la cabane initiatique comme ventre et ventre‑monstre, où le novice meurt à son ancien statut et est à nouveau gesté avant d’émerger dans un nouvel ordre cosmique.[^eliade-cabin]
Jean Servier, observant à travers les régions et les profondeurs temporelles, soutient que de l’Europe magdalénienne aux fraternités artisanales modernes, la même configuration de base se répète : un son sacré, une confrérie secrète, un enseignement cosmologique sur la mort et la renaissance, un lien vertical entre ciel et terre.[^servier]
Réduit à l’essentiel, les mythes disent :
- Il y eut un temps avant l’initiation, où les gens existaient mais ne vivaient pas encore comme pleinement humains.
- Puis apparut une technologie divine dangereuse, faite de son et de secret.
- Cette technologie introduisit un nouveau mode d’être : les gens commencèrent à vivre de manière historique, rituelle, réflexive.
Qu’on le prenne littéralement ou non, les récits nous parlent d’un événement dans le temps profond où « les humains sont devenus autre chose ».
4.2 Phénoménologie : qu’est‑ce que cela ferait ressentir ?#
Imaginons, phénoménologiquement, ce que ces rites font à un esprit qui n’a pas encore été forcé à l’auto‑conscience réflexive :
- Séclusion et rupture. Le novice est arraché à son insertion quotidienne — famille, en particulier la mère — et placé dans un environnement liminaire contrôlé où rien ne peut être tenu pour acquis.
- Terreur et crainte sacrée. Le grondement vient de « nulle part », attribué à des êtres surhumains ; le corps du novice est manipulé, blessé, décoré. La continuité corporelle ordinaire est brisée.
- Privation de sommeil et discipline. Chez les Wiradjuri et d’autres, les novices sont forcés de rester éveillés tard dans la nuit ; Eliade note que « rester éveillé, c’est être conscient, présent au monde, responsable ».[^eliade-wake]
- Instruction en mythes et langage spécial. Les initiés reçoivent des récits expliquant le cosmos, l’origine de la tribu et leur nouveau statut, souvent dans un vocabulaire restreint inintelligible aux non‑initiés.[^eliade-language]
- Un avant/après décisif. Au retour, les mères traitent les garçons comme des étrangers, les battant parfois et les expulsant ; ils appartiennent désormais à la société des hommes et sont soumis à de nouveaux tabous.[^eliade-bull]
En termes modernes, il s’agit d’une installation forcée d’un soi méta‑niveau : une perspective qui peut voir sa vie antérieure comme un « avant » et son présent comme un « après ». Le garçon est amené à faire l’expérience de lui‑même comme quelqu’un qui est mort, a été transformé par une force divine et se tient désormais sous une loi différente.
On ne s’approche guère plus d’une production ritualisée de la conscience réflexive. Le son du rhombe est le marqueur acoustique de cette transformation.
4.3 Faire correspondre cela au paradoxe sapientiel#
Projetons maintenant cette expérience dans la préhistoire :
- Les premiers Homo sapiens ont la capacité de pensée récursive, de narration et de représentation symbolique, mais vivent en petites bandes avec des ontologies sociales relativement « plates ».
- À un moment donné, des systèmes de sodalités masculines secrètes, de huttes d’initiation et de symboles sonores sacrés (dont le rhombe) émergent et se diffusent.
- Ces institutions créent systématiquement une ontologie à deux niveaux : non‑initiés et initiés ; profane et sacré ; simplement vivants et véritablement humains.
Sous cet angle, le culte du rhombe n’est pas un ornement bizarre sur l’arbre de la culture ; c’est une innovation structurelle qui produit exactement le type de subjectivité réflexive, saturée d’histoire, que les archéologues associent à la « modernité comportementale ».
La suggestion de Servier d’une « unité d’une tradition initiatique et d’un enseignement primordial » devient moins mystique et plus sociologique : il a pu exister une famille de rituels et de mythes, se diffusant avec les migrations et les contacts humains, qui accomplissaient un véritable travail cognitif.
5. Diffusion, convergence, ou les deux ?#
C’est ici que nous devons être honnêtes et légèrement ennuyeux un instant.
5.1 À quel point la coïncidence est‑elle improbable ?#
Les diffusionnistes comme Zerries, Servier et certains représentants de l’école historico‑culturelle ancienne ont plaidé pour un centre d’origine commun du complexe du rhombe.[^zerries][^servier] Leur argument n’est pas seulement « même objet, lieux différents », ce qui pourrait relever d’une invention convergente. Il est :
- Même type d’objet (lame plate sur corde produisant un grondement d’aérophone).
- Même insertion rituelle (initiation masculine, secret, crainte du regard féminin).
- Mêmes motifs mythiques (esprit dévorant, mort‑et‑renaissance, propriété féminine antérieure, tonnerre/pluie).
- Même association avec des cultures de chasseurs distinctement archaïques.
On peut certainement construire un scénario de convergence — les humains ont partout du vent, du bois et l’impulsion de faire peur aux enfants — mais il faut alors expliquer pourquoi tant d’autres possibilités rituelles ont été ignorées au profit de ce paquet étroitement structuré.
Au minimum, le schéma global fait du rhombe un marqueur utile de quelque chose : une sorte de « mème complexe » de l’âge de Pierre impliquant des sodalités masculines fondées sur le secret, la terreur rituelle et un contrôle serré de l’interface symbolique avec le divin.[^dundes][^zerries]
5.2 Une reconstitution prudente#
Une reconstitution prudente, non mystique, pourrait ressembler à ceci :
| Couche | Période (très approximative) | Type de preuve | Ce que l’on peut dire |
|---|---|---|---|
| Indices paléolithiques | 25 000–10 000 av. J.‑C. | Pendentifs possibles de type rhombe dans le Paléolithique supérieur européen et autres sites ; arguments analogiques à partir de l’ethnographie.[^harding][^morley] | Certains artefacts ont la forme et l’usure adéquates pour être des aérophones tournoyés, mais la fonction reste inférentielle. |
| Pléistocène tardif / Holocène ancien | 12 000–5 000 av. J.‑C. | Artefacts de type rhombe attestés dans des contextes de l’âge de la Pierre récent (par ex. Cap méridional), avec confirmation expérimentale comme aérophones.[^kumbani] | Des instruments sonores de type rhombe sont certainement utilisés par des chasseurs‑cueilleurs complexes. |
| Horizon ethnographique holocène | Derniers millénaires | Descriptions denses de complexes à rhombe complets en Australie, Nouvelle‑Guinée, Amazonie, Afrique, Amérique du Nord, Europe.[^eliade-bull][^dundes][^servier] | Le « paquet classique » voix divine/initiation masculine/secret/mythe de mort‑et‑renaissance est en place. |
| Adaptations agricoles / artisanales | Âge du Bronze → époque moderne | Rhombe et dispositifs apparentés dans les cultes à mystères (Grèce), rituels de guildes (Compagnons), magie populaire des orages, jouets d’enfants interdits.[^servier][^harding] | Le complexe est partiellement domestiqué et superposé à de nouvelles formes institutionnelles, mais conserve un parfum de son noyau archaïque. |
Cette séquence s’accorde de manière intrigante avec la distinction de Renfrew : la phase « tectonique », où des édifices culturels sont construits, pourrait reposer sur des technologies rituelles bien plus anciennes qui ont préparé les esprits humains à ce mode de vie.
Dans cette perspective, le complexe du rhombe pourrait être à la fois :
- Un fossile : conservant sous forme mythique un événement ancien où les humains ont commencé à ritualiser la transition vers l’être culturel réflexif ; et
- Un mécanisme actif : une institution qui, partout où elle apparaît, continue de fabriquer ce type d’être.
L’un ou l’autre est intéressant. Les deux ensemble sont déstabilisants.
6. Phénoménologie encore : de la participation au soi#
Un dernier passage par la phénoménologie, cette fois avec le paradoxe sapientiel explicitement à l’esprit.
Avant l’initiation, le novice vit dans ce que Lucien Lévy‑Bruhl et plus tard Jung ont appelé participation mystique : une immersion relativement indifférenciée dans la parenté, la terre et les esprits. Il existe des distinctions, mais elles ne sont pas encore vécues comme une séparation tranchée sujet/objet.
L’initiation, telle que la décrit Eliade, impose une série de fractures :
- Fracture corporelle. Le corps du novice est coupé, scarifié ou modifié. Il porte désormais des signes visibles d’un nouveau statut. Son corps devient une image de l’histoire.
- Fracture de parenté. Les mères rejettent leurs fils ; le garçon est symboliquement orphelin et adopté par la société des hommes. Le « nous » primaire se déplace de la famille à la fraternité.[^eliade-bull]
- Fracture temporelle. Le rituel construit un « avant » et un « après » rituellement absolus. On dit au novice que cela reflète un avant/après encore plus profond : le temps d’avant l’établissement des rites par les dieux et le temps d’après.1
- Fracture linguistique. Les initiés accèdent à un langage restreint, des chants et des noms de choses que les autres ne peuvent connaître ; le langage lui‑même devient stratifié.[^eliade-language]
Pour le dire crûment : le rituel apprend à l’initié à se voir de l’extérieur. Il acquiert une perspective de second ordre dans laquelle le « je » est un objet qui a subi des transformations et se tient sous des obligations.
Si l’on demande : « Qu’est‑ce que cela ferait ressentir, de l’intérieur, de devenir réflexivement conscient de soi pour la première fois ? » — ce n’est pas un mauvais candidat. Terrifiant, chargé de signification cosmique, accompagné d’une nouvelle voix dans la tête qui représente la loi, le récit et la mort.
Dans le complexe du rhombe, cette voix est concrétisée comme un son externe grondant identifié à un dieu. Avec le temps, à mesure que le monologue intérieur et la conscience morale se stabilisent, le lien entre marqueurs acoustiques externes et voix internes peut se relâcher — mais la mémoire rituelle d’avoir été « parlé dans » un nouveau soi demeure.
7. De la mémoire mythique à l’Eve Theory#
Nous pouvons maintenant reformuler clairement la thèse spéculative :
La réponse au paradoxe sapientiel n’est pas (seulement) génétique ou neurologique. Les humains n’étaient pas universellement sapients au sens réflexif, saturé d’histoire, avant une période relativement tardive, lorsque des complexes rituels — exemplifiés par les initiations au rhombe — ont installé un nouveau mode d’être dans suffisamment de populations pour faire basculer l’équilibre au niveau de l’espèce.
Dans cette optique, la transition du Paléolithique tardif au Néolithique est le moment où :
- Des capacités linguistiques et symboliques récursives, présentes depuis longtemps en principe, sont mises au service d’une auto‑narration obligatoire.
- L’initiation cesse d’être une simple cérémonie de puberté et devient une technologie à l’échelle de l’espèce pour fabriquer des « soi » pleinement « modernes ».
- Le culte du rhombe, ou quelque chose de structurellement similaire, se répand comme vecteur de ce paquet mort‑renaissance‑histoire‑voix.
C’est presque exactement ce que disent les mythes — moins les dieux. C’est aussi ce que décrit le modèle structurel d’Eliade, bien qu’il ait été plus prudent quant à son application aux énigmes évolutionnaires.
Une version plus développée et partisane de cet argument, mettant l’accent sur les origines genrées et le rôle des femmes dans la découverte de l’auto‑conscience, apparaît dans la Eve Theory of Consciousness.[^etoc] Là, le complexe du rhombe est un fil dans une tapisserie plus vaste impliquant rituels menstruels, serpents et domestication de la violence masculine.
Qu’on adhère ou non à l’ensemble du paquet, la conjonction mérite au moins d’être prise au sérieux :
- Un décalage déroutant entre cerveau et culture.
- Un culte archaïque global d’initiation masculine dont les propres mythes décrivent une transition de modes d’être pré‑humains à pleinement humains.
- Des traces archéologiques de la technologie sonore pertinente dans la bonne fenêtre temporelle.
- Une phénoménologie qui ressemble exactement à l’imposition d’un soi réflexif.
Si le mythe est un registre fossile déformé des transformations culturelles, le complexe du rhombe pourrait être l’un des fossiles les plus clairs que nous ayons du moment où les humains ont commencé à s’éveiller à eux‑mêmes.
FAQ#
Q1. Le complexe du rhombe prouve‑t‑il l’existence d’un culte global unique d’initiation ?
R. Non. Il suggère fortement une ancienne famille d’institutions apparentées ou un puissant cas d’évolution convergente sous des pressions sociales similaires, mais l’archive archéologique est trop mince pour un « pistolet fumant » à centre unique.
Q2. À quelle époque remonte le rhombe sur le plan archéologique ?
R. Des identifications fonctionnelles sûres apparaissent dans des contextes de l’âge de la Pierre récent (ca. 10 000–5 000 BP), avec des candidats suggestifs mais ambigus dans le Paléolithique supérieur européen ; l’instrument est certainement assez ancien pour appartenir à la traîne du paradoxe sapientiel.
Q3. Pourquoi relier cela au paradoxe sapientiel plutôt qu’à, par exemple, l’évolution du langage ?
R. Parce que le paradoxe porte sur le retard entre capacité et usage. L’évolution du langage explique la capacité ; les cultes d’initiation ressemblent à des mécanismes qui ont imposé certains usages — en particulier l’auto‑narration et l’inscription historique — à des populations entières.
Q4. N’est‑ce pas simplement du pérennialisme à la Eliade déguisé en théorie évolutionnaire ?
R. Le risque est réel. La lecture la plus sûre consiste à traiter Eliade et Servier comme des détecteurs de motifs aigus dont les intuitions qualitatives peuvent être réinterprétées dans un cadre évolutionnaire et institutionnel plus explicite, sans importer en bloc leurs engagements métaphysiques.
Q5. Comment l’Eve Theory of Consciousness prolonge‑t‑elle cet argument ?
R. Elle propose que les femmes, via les rituels menstruels et de fertilité, ont d’abord stabilisé l’auto‑conscience récursive, et que les cultes masculins centrés sur le rhombe représentent une appropriation et une standardisation ultérieures de cette découverte à travers des segments plus larges de l’espèce.
Notes#
[^eliade-bull] : Les exemples australiens détaillés d’Eliade — Wiradjuri, Unmatjera, Kaitish, Binbinga, etc. — se trouvent dans Rites and Symbols of Initiation, où il traite le rhombe comme la manifestation vocale d’êtres divins qui tuent et ressuscitent les novices.
[^eliade-wake] : Eliade note que le fait de maintenir les novices éveillés la nuit fonctionne à la fois comme épreuve physique et comme entraînement symbolique de la conscience : rester éveillé, c’est être « présent » et responsable.
[^eliade-language] : Sur les vocabulaires initiatiques et les langues restreintes, voir ses remarques sur le développement des sociétés secrètes et du langage rituel spécialisé dans le même ouvrage.
[^eliade-cabin] : L’analyse par Eliade de la cabane initiatique comme à la fois matrice et ventre de monstre apparaît dans sa discussion plus large du symbolisme de l’initiation, où la renaissance est homologuée à la cosmogonie.
[^dundes] : Alan Dundes, « A Psychoanalytic Study of the Bullroarer », Man 11(2) (1976) : 220–238, mettant l’accent sur la diffusion mondiale du rhombe et son insertion dans des complexes d’initiation masculine.
[^servier] : Jean Servier, L’Homme et l’invisible (traduit en anglais sous le titre Man and the Invisible, 1970), en particulier son chapitre sur le rhombe et l’idée d’une tradition initiatique unifiée et d’un enseignement primordial.
[^zerries] : Otto Zerries, Das Schwirrholz (1942) et travaux ultérieurs, soutenant que la diffusion mondiale des rhombes reflète une culture commune ancienne structurée autour de la séparation des sexes et de l’initiation.
[^harding] : J. R. Harding, « The Bull-Roarer in History and in Antiquity », African Music 5(3) (1973) : 40–42, résumant les preuves archéologiques européennes et citant des diffusionnistes plus anciens comme Haddon.
[^kumbani] : Joshua Kumbani et al., « A functional investigation of southern Cape Later Stone Age artefacts resembling aerophones », Journal of Archaeological Science: Reports 23 (2019) : 213–225.
[^morley] : Iain Morley, The Prehistory of Music: Human Evolution, Archaeology and the Origins of Musicality (Oxford University Press, 2013), discutant des possibles indices paléolithiques de rhombes.
[^renfrew] : La formulation par Colin Renfrew du paradoxe sapientiel est résumée dans ses réflexions ultérieures, par ex. « Prehistory and the Identity of Europe, or, Don’t Let’s Be Beastly to the Hungarians », Proceedings of the British Academy 121 (2003), et dans des discussions examinées par Martin Porr, « Post-colonialism, human origins and the paradox of modernity », Antiquity 88(339) (2014).
[^beh-mod] : Pour une synthèse sur la modernité comportementale et l’abandon des modèles de « révolution unique », voir par ex. Heather Nowell, « Defining behavioral modernity in the context of Neandertal and anatomically modern human populations », Annual Review of Anthropology 39 (2010) : 437–452.
[^grok-bull] : Sur les usages des rhombes chez les Hopis et d’autres peuples amérindiens, et leur association avec les esprits et les danses du serpent, voir les ethnographies classiques telles que J. G. Bourke, The Snake-Dance of the Moquis of Arizona (1884), et les synthèses ultérieures dans les travaux postérieurs sur le rhombe.
[^etoc] : Vue d’ensemble dans « Eve Theory of Consciousness », How Humans Evolved (snakecult.net), qui situe le complexe du rhombe dans un argument plus large portant sur le genre, la menstruation et l’émergence de la conscience de soi.
Sources#
- Bourke, John Gregory. The Snake-Dance of the Moquis of Arizona. New York : Charles Scribner’s Sons, 1884.
- Dundes, Alan. « A Psychoanalytic Study of the Bullroarer. » Man 11, no. 2 (1976) : 220–238.
- Eliade, Mircea. Rites and Symbols of Initiation: The Mysteries of Birth and Rebirth. New York : Harper & Row, 1958.
- Harding, J. R. « The Bull-Roarer in History and in Antiquity. » African Music 5, no. 3 (1973) : 40–42.
- Kumbani, Joshua, Justin Bradfield, Neil Rusch, and Sarah Wurz. « A Functional Investigation of Southern Cape Later Stone Age Artefacts Resembling Aerophones. » Journal of Archaeological Science: Reports 23 (2019) : 213–225.
- Morley, Iain. The Prehistory of Music: Human Evolution, Archaeology and the Origins of Musicality. Oxford : Oxford University Press, 2013.
- Porr, Martin, and others. « Post-colonialism, Human Origins and the Paradox of Modernity. » Antiquity 88, no. 339 (2014) : 1137–1150.
- Renfrew, Colin. Divers travaux sur le paradoxe sapientiel et la phase « tectonique » de l’évolution culturelle humaine, y compris des essais dans Proceedings of the British Academy et Philosophical Transactions of the Royal Society B.
- Servier, Jean. L’Homme et l’invisible. Paris : Robert Laffont, 1964 ; trad. en anglais sous le titre Man and the Invisible, 1970.
- Zerries, Otto. Das Schwirrholz: Untersuchungen über die Verbreitung und Bedeutung des Schwirrholzes in den Kulturen. Jena : Fischer, 1942.