TL;DR

  • Le Livre de Mormon contient des centaines de syntagmes et de longs passages plurimots qui correspondent étroitement au Nouveau Testament de la King James, y compris des passages contestés comme la finale longue de Marc.
  • Plusieurs sermons centraux (Éther 12 sur la foi, Alma 7 & 13 sur Melchisédek, Moroni 7 & 10 sur les dons et la charité) semblent structurés directement sur l’épître aux Hébreux et les lettres de Paul.
  • Le texte reflète aussi la prédication anti‑universaliste de la « burned‑over district » des années 1820–1830, précisément là et alors où Joseph Smith vivait.
  • Son exposé d’une « expiation infinie » qui réconcilie justice et miséricorde ressemble fortement à la théorie médiévale de la satisfaction d’Anselme et à ses développements protestants ultérieurs.
  • Pris ensemble, ces anachronismes s’insèrent sans effort dans un milieu américain des années 1820 et sont difficiles à concilier avec un document précolombien, indépendant, d’un christianisme ancien américain.

« Tout texte se construit comme une mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d’un autre. »
— Julia Kristeva, Le mot, le dialogue et le roman (1966)


1. Qu’est‑ce qui compte comme anachronisme ici ?#

Le Livre de Mormon se présente comme un récit de migrants israélites vers les Amériques ca. 600 av. J.‑C.–400 apr. J.‑C., écrit en « égyptien réformé » et traduit par Joseph Smith en 1829. Ses auteurs sont géographiquement isolés de l’Ancien Monde (à part la visite post‑résurrection de Jésus) et disparaissent des siècles avant la rédaction du corpus néotestamentaire.

Cette prétention nous donne un test de datation net :

  • Langage néotestamentaire : tout ce qui dépend spécifiquement de la formulation grecque du Nouveau Testament—en particulier dans l’anglais de la King James (1611)—ne devrait pas apparaître dans un document américain précolombien.
  • Systèmes doctrinaux post‑bibliques : des théories occidentales médiévales ou moderne‑ancienne (controverses universalistes, expiation de satisfaction anselmienne) ne devraient pas structurer le discours de prophètes américains de l’Âge du Fer ou de l’époque romaine.

Bien sûr, un certain chevauchement conceptuel est bon marché : « foi », « repentance », « résurrection » sont de la monnaie chrétienne générique. La question intéressante est de savoir si l’on voit des empreintes digitales groupées et distinctives liées à des textes ou controverses tardifs spécifiques.

Sur ce plan, trois familles d’indices se détachent :

  1. Des citations et paraphrases du Nouveau Testament façonnées par la King James.
  2. Des sermons attaquant l’Universalism, une controverse brûlante dans la région et la décennie de Joseph Smith.
  3. Un exposé élaboré de l’expiation qui ressemble beaucoup à la théorie de la satisfaction d’Anselme plutôt qu’au judaïsme du Second Temple.

Examinons chacune, puis demandons‑nous quel modèle d’auteur elles soutiennent le mieux.


2. Empreintes néotestamentaires dans le Livre de Mormon

2.1 Compter les recoupements#

Plusieurs travaux indépendants ont catalogué la phraséologie néotestamentaire dans le Livre de Mormon. Jerald et Sandra Tanner ont célèbrement recensé plus de 3 000 échos possibles du Nouveau Testament. Plus récemment, l’ingénieur Terrence L. Chambers a tenté d’être plus strict : il n’a compté que les syntagmes de sept mots ou plus qui correspondent mot pour mot au Nouveau Testament de la King James.

Il aboutit à :

  • 441 syntagmes distincts de ≥7 mots consécutifs partagés entre le Nouveau Testament KJV et le Livre de Mormon.
  • Beaucoup appartiennent à des chaînes plus longues tirées de chapitres spécifiques des Actes, des Corinthiens, de Marc et de Jean.

Nicholas J. Frederick, un spécialiste mormon des études d’intertextualité, soutient lui aussi que le Livre de Mormon contient « un très grand nombre » d’allusions et de citations néotestamentaires clairement intentionnelles, et pas seulement un vocabulaire partagé aléatoire.

Un échantillon représentatif ressemble à ceci :

Passage du NT (KJV)Passage du Livre de MormonNotes sur la relation
Marc 16 :16–18Éther 4 :18 ; Mormon 9 :22–24Réutilisation quasi verbatim de la finale longue.
1 Corinthiens 13 :3–8, 13 ; 1 Jean 3 :1–3Moroni 7 :44–48Hymne à la charité + filiation johannique.
1 Corinthiens 12 :4–11Moroni 10 :8–17Liste et structure des dons spirituels.
Actes 3 :22–263 Néphi 20 :23–27Citation du prophète comme Moïse sous forme KJV.
Hébreux 11 ; 6Éther 12Foi comme « choses espérées » plus exempla.
Hébreux 7Alma 13Exposé sur la prêtrise de Melchisédek.

L’« intertextualité » en soi n’a rien de suspect—les textes anciens se citent constamment. Le problème est la direction et le médium : un document censément ancien américain, écrit des siècles plus tôt dans une autre langue, semble citer une traduction anglaise moderne de textes grecs qu’il n’aurait jamais dû voir.

La littérature apologétique mormone tente de reformuler cela comme Dieu révélant délibérément le Livre de Mormon dans un registre King James, ou l’esprit de Joseph projetant naturellement des concepts révélés dans un anglais biblique. Nous y reviendrons. D’abord, regardons les cas les plus saillants.


2.2 Éther 12 et Hébreux 11 : la foi à travers la King James#

Éther 12 contient le célèbre discours de Moroni sur la foi :

« La foi, ce sont des choses qu’on espère et qu’on ne voit pas ; c’est pourquoi, ne disputez pas parce que vous ne voyez pas ; car vous ne recevez aucun témoignage avant l’épreuve de votre foi. » (Éther 12 :6, texte de style KJV)

Cela fait évidemment écho à Hébreux 11 :1 dans la King James :

« Or la foi est la substance des choses qu’on espère, la preuve des choses qu’on ne voit pas. » (Hébreux 11 :1, KJV)

Grant Hardy, un mormon croyant et l’un des lecteurs littéraires les plus attentifs du Livre de Mormon, écrit qu’il y a une « dépendance claire et approfondie à l’égard d’Hébreux 6 et 11 » dans Éther 12. Il relève non seulement la définition de la foi, mais toute la structure :

  • Une définition de la foi comme orientée vers des « choses qu’on ne voit pas ».
  • Un catalogue d’exemples : des prophètes qui ont « obtenu un bon témoignage par la foi » et accompli des miracles ou subi le martyre.
  • Une progression rhétorique allant des exempla individuels à l’exhortation de l’auditoire.

Autrement dit, Éther 12 ne partage pas simplement une jolie formule sur la foi. Il ressemble à une miniature travaillée du chapitre de la foi d’Hébreux, reconstruite dans la voix narrative du Livre de Mormon.

Les critiques non mormons vont plus loin et soutiennent que la formulation s’explique le mieux comme Joseph Smith improvisant de manière créative à partir du texte KJV déjà mémorisé. Même des commentateurs mormons qui défendent l’historicité concèdent souvent le lien étroit ; le travail apologétique ne consiste pas à nier la dépendance, mais à l’interpréter comme une « intertextualité » inspirée.

Du point de vue de l’anachronisme, le point clé est la chronologie :

  • Hébreux est écrit en grec à la fin du Ier siècle apr. J.‑C.
  • La formulation de la King James est produite dans l’Angleterre du début du XVIIᵉ siècle.
  • Le récit jaredite que Moroni abrège dans Éther est censé se terminer vers 400 av. J.‑C. ; Moroni lui‑même écrit vers 400 apr. J.‑C. dans les Amériques.

Pour qu’Éther 12 reflète Hébreux dans la King James dans quelque chose comme sa forme actuelle, il faut soit :

  1. Que les plaques encodent d’une manière ou d’une autre des équivalents, phrase par phrase, de formulations anglaises futures, ou
  2. Que le processus de traduction importe librement la KJV comme modèle.

L’option (2) est la plus simple.


2.3 Alma 7 & 13 et Hébreux 7 : Melchisédek à la manière scolastique#

Le Livre de Mormon propose un enseignement relativement élaboré sur un « ordre saint » de prêtres selon l’ordre du Fils de Dieu, appelé « ordre de Melchisédek » (Alma 13). Une grande partie de cela dépend d’une lecture très particulière de la petite figure étrange de Melchisédek en Genèse 14.

Il en va de même pour Hébreux 7.

John W. Welch—un juriste mormon—consacre un article détaillé au « matériel sur Melchisédek dans Alma 13 », notant que le sermon d’Alma partage plusieurs motifs et démarches interprétatives avec Hébreux 7 :

  • Une prêtrise « sans commencement de jours ni fin d’années » (Hébreux 7 :3 ; Alma 13 :7).
  • L’accent sur Melchisédek comme « roi de Salem » et « roi de paix », avec le titre de « prince de paix » dérivé de son rôle.
  • L’usage de Melchisédek pour expliquer une prêtrise supérieure, non lévitique, et pour motiver la repentance.

Welch tente de soutenir que le traitement d’Alma est indépendant, puisant dans des traditions plus larges sur Melchisédek (y compris Qumrân). Mais la combinaison des motifs et le rôle discursif qu’ils jouent ressemblent bien davantage à une théologie chrétienne façonnée par Hébreux qu’à un judaïsme américain de l’Âge du Fer perdu.

Des critiques comme David P. Wright ont soutenu qu’Alma 13 est essentiellement une expansion homilétique d’Hébreux 7, recadrée dans un décor néphite. Même des recenseurs mormons sympathiques concèdent au moins une forte « relation » littéraire entre les textes.

Là encore, la direction temporelle est difficile à manquer : un texte qui devrait ignorer l’épître aux Hébreux semble manifestement s’y appuyer.


2.4 La finale longue de Marc (rejetée par la plupart des spécialistes) dans Mormon 9 et Éther 4#

C’est l’anachronisme néotestamentaire le plus tranchant de l’ensemble.

L’Évangile de Marc se termine abruptement en 16 :8 dans nos plus anciens manuscrits (Codex Sinaiticus et Codex Vaticanus). Les versets familiers 9–20—les apparitions du ressuscité et la « grande commission » avec la manipulation des serpents et le breuvage mortel—sont presque universellement considérés comme un ajout ultérieur par les critiques textuels modernes. Un résumé typique : « Il est pratiquement certain que 16 :9–20 est un ajout tardif et non la finale originale de l’Évangile de Marc. »

Pourtant Mormon 9 :22–24 nous donne ceci, dans la bouche du Christ :

« Et celui qui croira et sera baptisé sera sauvé, mais celui qui ne croira pas sera damné.
Et ces signes accompagneront ceux qui croiront—en mon nom ils chasseront les démons ; ils parleront de nouvelles langues ;
Ils saisiront des serpents ; et s’ils boivent quelque chose de mortel, cela ne leur fera point de mal ; ils imposeront les mains aux malades et ceux‑ci seront guéris. » (Mormon 9 :23–24)

Comparer :

« Celui qui croira et sera baptisé sera sauvé ; mais celui qui ne croira pas sera damné.
Et ces signes accompagneront ceux qui auront cru ; en mon nom ils chasseront les démons ; ils parleront de nouvelles langues ;
Ils saisiront des serpents ; s’ils boivent quelque breuvage mortel, il ne leur fera point de mal ; ils imposeront les mains aux malades, et les malades seront guéris. » (Marc 16 :16–18, KJV)

Éther 4 :18 reproduit de même la formulation « celui qui croira et sera baptisé sera sauvé ; mais celui qui ne croira pas sera damné ; et des signes accompagneront ceux qui croiront ».

Quoi qu’il en soit par ailleurs, c’est Marc 16 :9–20 dans la KJV qui se retrouve dans un document censé dater du IVᵉ siècle américain, presque mot pour mot.

Les apologistes mormons ont proposé plusieurs réponses :

  • Peut‑être que la finale longue de Marc est originale et que les critiques textuels se trompent.
  • Même si elle ne l’est pas, Jésus aurait très bien pu dire la même chose à plusieurs occasions distinctes (Ancien Monde et Nouveau Monde), de sorte que la « coïncidence verbatim » ne pose aucun problème.

Ces hypothèses sont logiquement possibles, mais remarquez ce qu’elles doivent accomplir :

  • Jésus doit pré‑citer une interpolation scribale ultérieure avant même que cette interpolation n’existe, d’une manière qui se trouve correspondre à la formulation anglaise du XVIIᵉ siècle adoptée par les traducteurs de la KJV.
  • La traduction doit s’aligner sélectivement sur la KJV—y compris ses choix textuels distinctifs (et aujourd’hui largement rejetés)—tout en étant néanmoins le produit d’un processus miraculeux « serré ».

D’un point de vue critique, une explication bien moins coûteuse est que l’imagination révélatrice de Joseph Smith était saturée de la KJV, y compris Marc 16 :9–20, et que ces phrases ont coulé naturellement dans la dictée.


2.5 Vue d’ensemble : une mosaïque du Nouveau Testament KJV#

La question de la finale longue n’est que le cas le plus spectaculaire. Des études de correspondances phrastiques en tableau montrent un schéma plus large.

Une analyse évangélique catalogue de nombreux parallèles étroits, souvent sur plusieurs versets, notamment :

  • 1 Néphi 3 :20 / Actes 3 :21 (« toutes choses… dont Dieu a parlé par la bouche de tous ses saints prophètes depuis le commencement du monde »),
  • Moroni 7 :44–48 / 1 Corinthiens 13 et 1 Jean 3,
  • Moroni 10 :8–17 / 1 Corinthiens 12 :4–11.

La liste de 441 syntagmes longs de Chambers confirme que ces parallèles ne sont pas seulement un langage vaguement « biblique », mais qu’ils enchaînent souvent de longues séquences de mots identiques, de l’ordre de propositions entières de la KJV.

Même des linguistes favorables au mormonisme comme Royal Skousen et Stanford Carmack reconnaissent que le Livre de Mormon est truffé de vieil anglais moderne et de tournures de style KJV—ils y voient simplement la preuve d’une traduction divinement contrôlée dans un registre archaïque, et non un plagiat.

Du point de vue de l’anachronisme, la conclusion est simple :

  • Quoi que soit le Livre de Mormon par ailleurs, sa surface anglaise dépend fortement du Nouveau Testament de la KJV.
  • Cela s’explique le plus aisément si le texte lui‑même a pris naissance dans le monde anglophone du début du XIXᵉ siècle, la KJV étant son principal réservoir linguistique et théologique.

3. Anachronismes doctrinaux I : rhétorique anti‑universaliste

3.1 L’Universalism dans la « burned‑over district »#

L’Universalism—la doctrine selon laquelle Dieu sauvera finalement tout le monde—était l’une des controverses théologiques les plus brûlantes dans les premiers États‑Unis. Des prédicateurs universalistes comme Hosea Ballou parcouraient la Nouvelle‑Angleterre et l’ouest de l’État de New York, soutenant que la damnation éternelle était incompatible avec l’amour divin.

Quelques faits de contexte clés :

  • L’Universalism a été introduit en Amérique du Nord au XVIIIᵉ siècle et s’est répandu rapidement ; dans les années 1830, c’était l’une des plus grandes dénominations.
  • Les débats sur l’Universalism faisaient rage en particulier en Nouvelle‑Angleterre et dans la « burned‑over district » de l’ouest de l’État de New York—la région exacte où vivait la famille Smith.
  • Le père de Joseph Smith, Joseph Smith Sr., a contribué à fonder une Universalist Society à Topsfield, Massachusetts ; la famille connaissait des tensions internes entre son universalism et le calvinisme orthodoxe de Lucy Mack Smith.

Un article spécialisé sur « l’Universalism et le mouvement des Saints des Derniers Jours » note que le Livre de Mormon est largement perçu (même par certains chercheurs mormons) comme contenant une rhétorique anti‑universaliste des années 1820, dirigée précisément contre l’idée que « toute l’humanité sera sauvée ».

L’historienne Ann Lee Bressler, dans The Universalist Movement in America, 1770–1880, documente comment des ministres orthodoxes comme Lyman Beecher publiaient des sermons « contre la doctrine du salut universel » en 1830—l’année même où le Livre de Mormon paraît.

Le débat est donc historiquement local et très bruyant.

3.2 L’argument de Vogel : le Livre de Mormon comme tract anti‑universaliste#

Le chapitre de Dan Vogel, « Anti‑Universalist Rhetoric in the Book of Mormon », dans New Approaches to the Book of Mormon, soutient qu’une série de passages du Livre de Mormon suivent point par point les critiques orthodoxes de l’Universalism. Parmi ceux‑ci :

  • 2 Néphi 28 : ceux qui disent « mangeons, buvons et réjouissons‑nous, car demain nous mourrons ; et tout ira bien pour nous », et « Dieu nous frappera de quelques coups, et finalement nous serons sauvés dans le royaume de Dieu » (vv. 7–8).
  • Alma 1 ; 11 ; 34 ; 40–42 : disputes sur la question de savoir si Dieu « sauvera tous les hommes » indépendamment de la repentance, s’il existe un véritable enfer et un châtiment éternel, et si la justice peut être mise de côté.

Vogel soutient que ces débats reflètent les affirmations spécifiques des prédicateurs restaurationnistes et ultra‑universalistes du début du XIXᵉ siècle :

  • Les restaurationnistes soutenaient souvent que les méchants seraient punis pour un temps fini avant une restauration universelle finale.
  • Leurs adversaires orthodoxes caricaturaient cela comme « quelques coups » avant le salut universel—formule qui réapparaît en 2 Néphi 28.

La réponse du Livre de Mormon met l’accent sur :

  • Un enfer très réel et éternel pour les impénitents.
  • L’impossibilité pour la miséricorde de « dérober » la justice.
  • L’erreur de ceux qui disent que Dieu « sauvera tous les hommes » indépendamment de leur réponse.

Brodie et d’autres avant Vogel avaient déjà relevé que cela ressemble à un cycle de sermons anti‑universalistes des années 1820 transplanté dans un cadre américain ancien.

Même des recenseurs mormons favorables au travail de Vogel concèdent qu’il a identifié de véritables parallèles entre la rhétorique du Livre de Mormon et les débats du XIXᵉ siècle ; ils objectent surtout que des idées anti‑universalistes similaires existaient aussi dans l’Antiquité.

Ce dernier point est vrai au sens faible—de nombreux auteurs chrétiens ont rejeté le salut universel. La question est celle de la densité :

  • Les slogans et contre‑slogans précis du Livre de Mormon sont ancrés dans la prédication américaine du début du XIXᵉ siècle.
  • La vie familiale des Smith plaçait Joseph directement au cœur de ces débats.

Là encore, le schéma s’insère naturellement dans l’ouest de l’État de New York des années 1820.


4. Anachronismes doctrinaux II : théorie de la satisfaction et « expiation infinie »

4.1 Bref rappel de la théorie de la satisfaction d’Anselme#

Au XIᵉ siècle, Anselme de Cantorbéry écrit Cur Deus Homo (Pourquoi Dieu s’est‑il fait homme), inaugurant une nouvelle manière de comprendre la croix. Au lieu de l’ancien modèle de « rançon à Satan », il soutient que :

  • L’humanité doit à Dieu une dette d’honneur et d’obéissance.
  • Le péché retient cette dette, créant un déséquilibre que la justice divine ne peut simplement ignorer.
  • Seul un Dieu‑homme peut rendre la satisfaction infinie requise pour réparer l’offense.

Cette « théorie de la satisfaction de l’expiation » a façonné la théologie médiévale latine et influencé les conceptions protestantes ultérieures de la substitution pénale. Elle se préoccupe profondément de satisfaire les exigences de la justice dans un sens quasi juridique ou quasi féodal.

On ne trouve pas cette structure précise dans le Nouveau Testament ou la pensée juive apocalyptique ancienne, qui s’appuient davantage sur des images sacrificielles, d’alliance et de victoire sur le mal. Le langage serré de « grand livre » opposant justice et miséricorde est une chose occidentale médiévale.

4.2 Alma 34 et l’expiation infinie qui satisfait la justice#

Lisez maintenant Alma 34 :

« Il ne peut y avoir rien de moindre qu’une expiation infinie qui suffise pour les péchés du monde. » (Alma 34 :12)

Amulek poursuit en soutenant que :

  • La loi « réclame la vie » du transgresseur.
  • Aucun sacrifice animal ne peut en fin de compte satisfaire ; il doit y avoir un « grand et dernier sacrifice » d’un être divin, infini.
  • Ce sacrifice permet à la miséricorde de satisfaire les exigences de la justice sans les violer.

Le Religious Studies Center de la BYU résume l’enseignement d’Alma comme un « équilibre parfait entre justice et miséricorde » dans lequel l’expiation infinie du Christ satisfait pleinement les exigences de la justice divine. Un autre essai mormon établit explicitement un lien entre les idées d’Alma et la théorie de la satisfaction d’Anselme, notant qu’Anselme réconciliait lui aussi justice et miséricorde en postulant le sacrifice d’un être infini.

Autrement dit, les exégètes mormons eux‑mêmes lisent Alma comme enseignant quelque chose de proche d’un modèle de satisfaction.

Du point de vue de l’anachronisme, c’est là le problème :

  • Alma est un prophète néphite pré‑chrétien vers 74 av. J.‑C. dans les Amériques.
  • Il offre une explication théologique élaborée de l’expiation qui semble avoir digéré les débats médiévaux latins et réformés.

On peut soutenir que la révélation a permis à des prophètes anciens de voir l’expiation plus clairement que leurs contemporains historiques, mais, encore une fois, la charge explicative augmente : pourquoi cette révélation prend‑elle la forme d’un raisonnement de grand livre scolastique inventé un millénaire plus tard, plutôt que les formes disponibles dans le judaïsme du Second Temple ?


5. Comment les apologistes gèrent‑ils cela ?#

Il vaut la peine de présenter de manière robuste les réponses croyantes avant de tirer des conclusions.

5.1 « Langue de traduction » : Dieu parle KJV parce que Joseph le fait#

Un modèle mormon populaire considère le Livre de Mormon anglais comme une traduction libre coulée dans la langue de l’esprit de Joseph. Selon cette vue :

  • Dieu révèle des concepts ou parfois des formulations.
  • Joseph les exprime naturellement dans un anglais saturé de KJV, citant et adaptant des phrases bibliques qu’il connaît déjà.

Les travaux de Royal Skousen et Stanford Carmack sur l’anglais moderne ancien dans le Livre de Mormon compliquent l’idée simple que « Joseph imitait simplement la King James », mais ils acceptent toujours une forte dépendance à la phraséologie KJV et parfois des emprunts directs (par exemple dans les citations d’Ésaïe). FAIR et d’autres organisations mormones classent explicitement les parallèles néotestamentaires par type—réutilisation simple, expansion, condensation—dans le cadre d’une stratégie de traduction intertextuelle.

Dans ce modèle :

  • Éther 12 ressemble à Hébreux 11 parce que c’est la manière naturelle dont un Américain du XIXᵉ siècle parlerait de la foi, même si le récit jaredite sous‑jacent discutait indépendamment du même concept.
  • Mormon 9 reproduit Marc 16 :16–18 parce que le Christ a réellement enseigné quelque chose de ce genre, et la KJV offrait une formulation prête à l’emploi que Joseph pouvait utiliser.

Cela résout le problème de la surface anglaise, au prix de reporter tout le travail sur un texte sous‑jacent invisible que nous n’avons pas. Cela n’aide pas beaucoup non plus face aux anachronismes doctrinaux : pourquoi la théologie révélée d’un prophète américain pré‑chrétien suit‑elle d’aussi près les controverses médiévales et américaines modernes plutôt que, par exemple, les modèles paulinien ou johannique ?

5.2 « La réutilisation scripturaire est normale »#

Un autre argument apologétique consiste à noter que les auteurs bibliques réutilisent et recontextualisent constamment les Écritures antérieures ; le Livre de Mormon participe simplement à cette culture scripturaire intertextuelle. Dans cette lecture :

  • La réutilisation du langage KJV par le Livre de Mormon est une caractéristique, pas un défaut.
  • Dieu n’a aucun problème à se citer lui‑même de la même manière dans plusieurs dispensations.

Là encore, en principe, cela se tient. Mais cela brouille deux questions distinctes :

  1. Est‑il théologiquement acceptable que Dieu réutilise des formulations ? Bien sûr.
  2. Est‑il historiquement plausible que des scribes néphites dans les Amériques aient écrit des phrases grecques destinées à devenir de l’anglais jacobéen des siècles avant l’existence du grec ?

Une fois la chronologie fixée, la direction de la dépendance devient asymétrique. Le Nouveau Testament précède démontrablement la KJV anglaise ; le Livre de Mormon lui est démontrablement postérieur. Un seul de ces corpus peut être la cible de la « langue de traduction ».

5.3 « Parallèles anciens à l’anti‑universalism et à la satisfaction »#

Les défenseurs mormons de l’historicité soulignent aussi que :

  • Il y a eu des débats anciens sur le salut universel (par ex. Origène et ses critiques ultérieurs).
  • Des concepts comme la justice, la miséricorde et l’expiation sacrificielle sont présents dans les textes bibliques et du Second Temple.

Tout cela est vrai. Mais le Livre de Mormon ne se contente pas de dire « il y a un enfer » ou « Dieu est juste ». Il adopte une rhétorique très spécifique—« quelques coups, puis le salut » contre le châtiment éternel—qui s’aligne nettement sur les prédications anti‑universalistes de la Nouvelle‑Angleterre et de l’ouest de l’État de New York des années 1820. Il déploie aussi un modèle d’expiation que les exégètes mormons modernes reconnaissent comme remarquablement anselmien.

Ce ne sont pas des thèmes chrétiens génériques ; ce sont des styles d’argument situés.


6. Quelle chronologie correspond le mieux aux données ?#

À la lumière de tout cela, on peut esquisser la manière dont les modèles concurrents traitent les données.

CaractéristiqueModèle des plaques anciennesModèle de composition du XIXᵉ siècle
Groupes de syntagmes KJV NT (441 ≥7 mots)La traduction « emprunte » des formulations bibliques connues pour des idées révéléesJoseph réemploie de manière créative le langage de la KJV.
Éther 12 ↔ Hébreux 11Moroni a enseigné indépendamment le même discours sur la foi ; la KJV sert à le rendreHébreux est le modèle de Joseph ; Éther 12 est un midrash sur Hébreux.
Alma 13 ↔ Hébreux 7 sur MelchisédekTraditions anciennes partagées sur Melchisédek via des sources perduesAlma 13 est une homélie sur Hébreux 7 dans la KJV.
Marc 16 :9–20 dans Mormon 9 & Éther 4La finale longue est originale, ou Jésus a réutilisé la même formulation, rendue par la KJVJoseph cite Marc 16 dans la KJV, y compris l’addition tardive.
Rhétorique anti‑universalisteDes prophètes anciens ont aussi combattu un proto‑universalismLe texte canalise les guerres de sermons des années 1820 à New York.
Expiation de type satisfaction dans Alma 34Dieu a révélé une théorie avancée de l’expiation aux NéphitesAlma reflète les débats anselmiens et protestants sur l’expiation.

On peut toujours rafistoler le modèle des plaques anciennes avec des miracles ad hoc supplémentaires : Dieu pré‑cite des ajouts scribaux tardifs, donne à des prophètes néphites une théorie de l’expiation de style latin médiéval, puis veille à ce que la traduction de 1829 adopte précisément l’idiome de la KJV et des débats contemporains de la Nouvelle‑Angleterre.

Mais, par souci de parcimonie, les données ressemblent à ce qu’elles sont : le produit d’un esprit du XIXᵉ siècle imprégné de la Bible de la King James et des controverses théologiques locales.


FAQ#

Q1. Le Livre de Mormon cite‑il vraiment la finale longue de Marc ?
R. Mormon 9 :23–24 et Éther 4 :18 reproduisent de très près Marc 16 :16–18 dans la formulation KJV, y compris les promesses de manipulation des serpents et de breuvage mortel, que les critiques textuels considèrent généralement comme un ajout tardif à Marc (16 :9–20).

Q2. Les similitudes entre Éther 12 et Hébreux 11 ne sont‑elles que du discours générique sur la foi ?
R. Non. Éther 12 reflète Hébreux 6 et 11 dans sa structure (définition de la foi, catalogue d’exemples, progression rhétorique) ainsi que dans des formulations clés sur les « choses espérées » et « non vues », ce qui conduit Grant Hardy à parler d’une « dépendance claire et approfondie » à l’égard d’Hébreux.

Q3. Des chrétiens anciens n’avaient‑ils pas déjà rejeté l’Universalism ?
R. Certains l’ont fait, mais la rhétorique anti‑universaliste du Livre de Mormon—« quelques coups, puis le salut », déni que Dieu « sauvera tous les hommes » inconditionnellement—reflète les débats spécifiques entre universalistes et orthodoxes de la Nouvelle‑Angleterre et de l’ouest de l’État de New York dans les années 1820, là où vivait Joseph Smith.

Q4. Le concept d’« expiation infinie » est-il propre au Livre de Mormon ?
R. Pas vraiment. Le langage est distinct, mais la logique — seule une offrande infinie et divine peut satisfaire la justice divine tout en permettant la miséricorde — est très proche de la théorie de la satisfaction d’Anselme et de ses raffinements protestants ultérieurs, un développement médiéval occidental.

Q5. Un croyant ne peut-il pas simplement dire que Dieu a choisi de parler dans l’idiome de la KJV ?
R. Un croyant le peut, et certains le font ; mais ce geste concède que le texte anglais est historiquement du XIXᵉ siècle dans sa forme de surface. Plus cette surface s’aligne étroitement sur des controverses post-bibliques spécifiques, plus il faut supposer que Dieu a enveloppé un document ancien dans une coquille très moderne.


Sources#

  1. Terrence L. Chambers, « New Testament Words and Quotations in the Book of Mormon », IOSR Journal of Humanities and Social Science 22(2) (2017) : 120–147. PDF.
  2. Grant Hardy, Understanding the Book of Mormon: A Reader’s Guide (Oxford University Press, 2010). En particulier sa discussion de la dépendance d’Ether 12 à l’égard d’Hébreux.
  3. Nicholas J. Frederick, « Evaluating the Interaction between the New Testament and the Book of Mormon », Journal of Book of Mormon Studies 24 (2015). ScholarsArchive.
  4. « Satisfaction Theory of Atonement », dans Wikipedia: The Free Encyclopedia (résumé du modèle d’Anselme et de son développement ultérieur). Article.
  5. Jerald and Sandra Tanner, Joseph Smith’s Plagiarism of the Bible in the Book of Mormon (Utah Lighthouse Ministry, diverses éd.), et discussions résumées dans l’article de Chambers.
  6. « The ‘Fiery Darts’ in Ephesians 6:16 and in the Book of Mormon », Institute for Religious Research (2016), avec un tableau annexé des principaux parallèles Nouveau Testament/Livre de Mormon. Article.
  7. « Anachronisms in the Book of Mormon », Wikipedia: The Free Encyclopedia, en particulier les sections sur les anachronismes néotestamentaires et les anachronismes doctrinaux. Article.
  8. John W. Welch, « The Melchizedek Material in Alma 13:13–19 », Journal of Book of Mormon Studies (BYU Maxwell Institute). PDF.
  9. « Mormon 9 », Book of Mormon (édition officielle SDJ). Online text.
  10. « Mark 16 », Wikipedia: The Free Encyclopedia, en particulier la discussion sur la finale longue et le consensus des spécialistes. Article. Voir aussi James R. Edwards, The Gospel according to Mark (Pillar New Testament Commentary, 2002), résumé dans The Gospel Coalition column.
  11. « Why Does Part of the Long Ending of Mark Show Up in the Book of Mormon? » Scripture Central (apologétique SDJ proche de FAIR), KnoWhy n° 613 (2021). Article.
  12. David P. Wright, divers essais sur Alma 13 et Hébreux 7, résumés et critiqués dans des publications SDJ ; voir, par exemple, la réponse de John Tvedtnes archivée à la BH Roberts Foundation.
  13. « Universalism and the Latter Day Saint Movement », Wikipedia: The Free Encyclopedia, résumant les débats universalistes et leur reflet dans le Livre de Mormon.
  14. Ann Lee Bressler, The Universalist Movement in America, 1770–1880 (Oxford University Press, 2001). Voir aussi Lyman Beecher, Sermon against the Doctrine of Universal Salvation (Boston, 1830).
  15. Dan Vogel, « Anti-Universalist Rhetoric in the Book of Mormon », dans Brent Lee Metcalfe, éd., New Approaches to the Book of Mormon: Explorations in Critical Methodology (Signature Books, 1993), 21–52. Archive.
  16. « Universalism and the Latter Day Saint movement », Wikipedia: The Free Encyclopedia (en particulier la discussion sur l’universalisme de la famille Smith et la rhétorique du Livre de Mormon). Article.
  17. Royal Skousen, « The Language of the Original Text of the Book of Mormon », BYU Studies Quarterly 57:3 (2018). PDF.
  18. Stanford Carmack, « Book of Mormon Grammar and Translation », BYU Studies Quarterly (2024). ScholarsArchive.
  19. « Christian Universalism » et « History of Christian Universalism », Wikipedia: The Free Encyclopedia ; voir aussi Ken R. Vincent, « Where Have All the Universalists Gone? » The Universalist Herald (2006).
  20. « Universalism and the Latter Day Saint Movement », en particulier les statistiques sur les congrégations universalistes dans la région des Finger Lakes vers 1823.
  21. « Religious Revivals and Revivalism in 1830s New England », Teach US History, résumant le Second Grand Réveil et les réveils de la “burned-over district”. Article.
  22. « Why Must There Be an Infinite and Eternal Sacrifice? » Scripture Central KnoWhy n° 142 (2020), sur l’expiation infinie d’Alma 34.
  23. « Justice, Mercy and the Atonement in the Teachings of Alma to Corianton », Religious Studies Center, Brigham Young University. Article.
  24. Jeff Lindsay, « Mercy, Justice, and the Atonement in the Book of Mormon », LDSFAQ (2016), reliant explicitement le récit d’Alma à la théorie de la satisfaction d’Anselme. Article.
  25. Fawn M. Brodie, No Man Knows My History: The Life of Joseph Smith (2ᵉ éd., Alfred A. Knopf, 1971), en particulier sa discussion du milieu théologique du Livre de Mormon. (Pour le contexte et une réévaluation SDJ, voir Louis Midgley, « Brodie Revisited », Dialogue.)
  26. FAIR Latter-day Saints, « The New Testament and the Book of Mormon », présentant les approches SDJ des parallèles avec le NT. Article.