TL;DR

  • À travers les Amériques, les cultures autochtones racontent des histoires remarquablement similaires de visiteurs étrangers ou anomaux qui arrivent comme des héros civilisateurs, enseignent des préceptes moraux et des arts pratiques, puis repartent en promettant de revenir — formant un archétype persistant du « civilisateur itinérant ».
  • Les principaux exemples incluent Quetzalcoatl (Mésoamérique), Viracocha (Andes), Bochica (Colombie), Deganawida (forêts du Nord-Est), et d’autres, chacun avec des textures culturelles uniques mais des motifs partagés de caractère étranger, d’enseignement bienveillant et de départ énigmatique.
  • Ces légendes ont été consignées par les premiers chroniqueurs coloniaux, qui les ont souvent interprétées à travers des lentilles chrétiennes (apôtres, tribus perdues, « préparation naturelle » à l’Évangile), tandis que les chercheurs modernes tendent à les considérer comme des structures mythiques autochtones devenues ensuite des terrains de rencontre pour le syncrétisme.
  • Les mythes reflètent des thèmes humains universels d’espoir, de rupture et de renouveau, mais ont aussi servi des fonctions politiques locales : expliquer les origines culturelles, légitimer les ordres sociaux et fournir des cadres pour interpréter le choc de l’arrivée des Européens.
  • Plutôt que des « preuves » directes de contacts transocéaniques anciens, ces récits montrent comment des cultures isolées ont développé indépendamment des schémas narratifs similaires pour affronter les questions des origines de la loi, de la technologie et de l’autorité morale des étrangers. Pour un texte compagnon plus court centré sur les sources primaires et les interprétations coloniales, voir The Bearded Stranger From the East.

À travers les Amériques, les cultures autochtones racontent des histoires remarquablement similaires de visiteurs barbus, à la peau claire, qui arrivent comme des héros civilisateurs, enseignent des préceptes moraux et des arts pratiques, puis repartent en promettant de revenir — créant un archétype persistant du « civilisateur itinérant ».


L’archétype : visiteurs barbus et missions civilisatrices#

Si vous aviez demandé à un frère espagnol du XVIᵉ siècle ce qui se passait dans les Amériques, il aurait pu répondre quelque chose comme : « De toute évidence, les Apôtres sont passés par ici, ils ont raté leur mission, et Dieu nous a maintenant envoyés pour la terminer. » Si vous posez la question à un anthropologue du XXIᵉ siècle, vous obtenez quelque chose de plus proche de : « Voilà ce qui arrive lorsque des sociétés de petite échelle essaient d’expliquer pourquoi leurs institutions ont la forme qu’elles ont. »

Sous ces deux récits se trouve un schéma commun.

À travers l’hémisphère, les cultures ont développé des récits sur des visiteurs venus d’ailleurs qui apparaissent en apportant l’agriculture, des calendriers, des codes de lois et un enseignement moral. Ces « civilisateurs itinérants » tendent à partager un faisceau de traits :

  • Apparence étrangère ou anomalie
    Ils sont souvent décrits comme à la peau claire, barbus, inhabituellement grands, ou marqués d’une manière qui les distingue des populations locales. Parfois, l’« étrangeté » est ethnique ; parfois elle est ontologique, comme un serpent à plumes ou un homme dans un canoë de pierre.

  • Mission bienveillante
    Ils arrivent en des temps de chaos, de déclin moral ou de pré‑civilisation. Leur tâche est d’enseigner : comment planter le maïs ou le manioc, comment tisser, comment compter le temps, comment cesser de massacrer ses voisins. Ils sont rarement des conquérants ; plus souvent, ce sont des enseignants déçus.

  • Départ mystérieux et retour promis
    Après avoir remis les choses en ordre (ou tenté de le faire), ils repartent. Fréquemment par la mer, parfois par le ciel, une fois par un arc‑en‑ciel. Souvent, il y a une allusion ou une promesse explicite qu’ils pourraient revenir en une ère de crise.

  • Mémoire fondatrice
    Leurs enseignements deviennent l’ossature de la vie sociale et rituelle. Les souverains, les prêtres et les codes de lois peuvent tous être légitimés comme des prolongements de ce qu’a enseigné l’Étranger.

Dans un monde sans contacts faciles entre continents, ce type de convergence est suspectement intéressant. On peut tenter de l’expliquer par diffusion (marins phéniciens, Vikings, Romains, Tribus perdues, au choix) ou par convergence (les humains partout inventent des explications similaires pour « comment nous en sommes arrivés là »). Les chroniqueurs coloniaux ont majoritairement opté pour la première ; la recherche moderne penche surtout vers la seconde. Les mythes eux‑mêmes restent agnostiques et silencieusement puissants. Pour une analyse détaillée des théories de contact phénicien, voir notre article Phoenicians in the Americas: A Chronological Analysis of a Controversial Theory. Pour une exploration complémentaire de Quetzalcoatl, Viracocha, Bochica et figures apparentées, centrée sur les sources primaires, voir notre article White Gods and Feathered Serpents.

Ce qui suit est une traversée de cet archétype à travers les Amériques, en commençant par le serpent à plumes du Mexique central et en rayonnant vers l’extérieur.


Quetzalcoatl : le serpent à plumes civilisateur#

Quetzalcóatl est à la fois trop célèbre et trop étrange.

D’un côté, c’est une divinité cosmique : le Serpent à Plumes, dieu du vent (Ehécatl), patron des prêtres, du savoir et de l’étoile du matin, participant à la création des humains et du soleil actuel. De l’autre, c’est aussi Topiltzin Ce Acatl Quetzalcóatl, un prêtre‑roi toltèque semi‑historique de Tollan (Tula) dont la carrière se termine par la disgrâce, l’exil et un voyage vers l’est, accompagné de rumeurs selon lesquelles il reviendra.

Les sources aztèques pratiquaient déjà la mytho‑histoire bien avant l’arrivée des Espagnols. Les compilations post‑conquête, en particulier le Codex de Florence (Sahagún) et les Annales de Cuauhtitlan, nous donnent des fragments de la manière dont les élites nahuas du XVIᵉ siècle se souvenaient de Quetzalcoatl :

  • Comme un souverain de Tollan qui gouvernait avec justice, interdisait les sacrifices humains excessifs et présidait à une sorte d’âge d’or toltèque de l’artisanat et du rituel.
  • Comme un prêtre assailli par des dieux et des sorciers rivaux (Tezcatlipoca étant le méchant habituel), finalement dupé dans l’ivresse et la honte, après quoi il abandonne Tollan.
  • Comme une figure dont le départ est à la fois spatial et symbolique : parfois il se brûle et son cœur s’élève pour devenir l’étoile du matin ; parfois il navigue vers l’est sur un radeau de serpents ou de feuilles, promettant de revenir à un jour calendaire particulier.

Le Codex de Florence conserve des descriptions autochtones de son idole qui sont délicieusement inquiétantes : on dit que l’image de Quetzalcoatl a un visage « non fait comme celui des hommes », laid comme une pierre battue, avec une grande barbe, et enveloppé de couvertures comme s’il dormait. La barbe mérite qu’on s’y arrête. Les barbes sont rares dans la physionomie mésoaméricaine, ce qui en faisait un marqueur évident d’« altérité ». Que la barbe appartienne au dieu, au prêtre‑roi historique ou simplement à une statue particulière, elle devient un de ces détails que les lecteurs ultérieurs ne peuvent plus ignorer.

À la fin des années 1500, des frères comme Torquemada rapportent un récit pleinement développé dans lequel Quetzalcoatl :

  • règne sur Tollan comme un sage législateur,
  • s’oppose au sacrifice humain et promeut des offrandes de fleurs, de papillons et de cailles à la place,
  • est trompé, humilié et exilé,
  • voyage vers l’est, disparaissant par‑delà la mer,
  • et est rappelé comme « endormi » jusqu’à son retour pour régner de nouveau.

Il n’est pas difficile d’imaginer comment cette histoire apparaissait aux Espagnols arrivant de l’est, avec des barbes, des croix et un intérêt pour mettre fin à certaines pratiques sacrificielles (quoique non, il faut le dire, à tout meurtre).

La célèbre affirmation selon laquelle Moctezuma II aurait pris Cortés pour Quetzalcoatl est probablement une exagération ou une rationalisation post‑conquête : les sources sont tardives, filtrées par des plumes espagnoles et politiquement commodes. Mais quelque chose de réel se joue en dessous : Moctezuma a clairement perçu les Espagnols à travers un cadre prophétique, hésitant et consultant des devins, tandis que les frères espagnols cherchaient frénétiquement toute prophétie indigène qu’ils pourraient aligner sur l’eschatologie chrétienne.

Lorsque les missionnaires mormons arrivent des siècles plus tard, Quetzalcoatl devient encore plus malléable. Il est désormais interprété par certains comme le Christ ressuscité du Livre de Mormon, visitant les Amériques après Pâques pour enseigner aux Néphites. Les mêmes traits de base — lumière, enseignant bienveillant, opposition au sacrifice humain, promesse de retour — sont réinterprétés une fois de plus, cette fois dans un mythe chrétien distinctement américain. Pour un examen critique des affirmations du Livre de Mormon et de ses anachronismes, voir notre article Book of Mormon Anachronisms and Historical Problems.

Si l’on dépouille la surcouche chrétienne, il reste un archétype autochtone : un prêtre‑roi civilisateur, peut‑être fondé sur un véritable souverain toltèque, dont le programme moral est trop doux pour le monde qu’il habite, qui est renversé et s’en va, laissant derrière lui la question non résolue : et s’il revenait ?


Gucumatz et Kukulkan : serpents à plumes en terres mayas#

Quetzalcoatl n’est pas une bizarrerie isolée ; il est un cas particulier d’un plus vaste complexe du serpent à plumes qui s’étend à travers la Mésoamérique.

Gucumatz : le serpent à plumes primordial#

Chez les Mayas k’iche’ des hautes terres du Guatemala, la figure analogue est Q’uq’umatz (souvent orthographié Gucumatz), littéralement « serpent aux plumes de quetzal ». Dans le Popol Vuh, le livre sacré k’iche’ compilé à partir de la tradition orale au milieu du XVIᵉ siècle, Gucumatz apparaît non comme un héros civilisateur errant mais comme un créateur primordial :

  • Aux côtés du dieu Tepeu, Gucumatz contemple la création dans l’obscurité, « dans l’eau, entouré de lumière ».
  • Ensemble, ils font advenir le monde par la parole : montagnes, vallées, animaux.
  • Ils expérimentent plusieurs espèces humaines ratées (des gens de boue qui se désagrègent, des gens de bois dépourvus d’âme) avant de créer finalement de véritables humains à partir du maïs.

Gucumatz est ici moins un visiteur qu’un ingénieur cosmique, l’intelligence derrière la création. Mais la continuité du serpent à plumes à travers le temps et l’espace est frappante : un être simultanément terrestre (serpent) et céleste (plumes), un axe vivant entre les royaumes.

Kukulkan : le serpent barbu du Yucatán#

Dans les basses terres du Yucatán, les Mayas yucatèques vénéraient Kukulkan, un autre Serpent à Plumes, dont la carrière a à la fois des dimensions divines et historiques.

Les chroniques autochtones post‑conquête (comme les Livres de Chilam Balam) et les récits espagnols suggèrent que :

  • Kukulkan était vénéré comme une divinité serpent, représentée à Chichén Itzá sous la forme d’un serpent à plumes ondulant le long des escaliers des temples.
  • Il existait aussi le souvenir d’une figure humaine nommée Kukulkan (ou « Cuculcan »), décrite comme un chef étranger arrivé avec une bande de compagnons, ayant aidé à fonder ou réorganiser Chichén Itzá, institué de nouvelles pratiques politico‑cultuelles, puis finalement reparti.

Certaines sources décrivent ce Kukulkan comme barbu et à la peau claire, bien qu’ici encore il faille se méfier des broderies espagnoles. Néanmoins, la structure narrative est familière : un chef étranger arrive, unit des factions, apporte un nouvel ordre politico‑religieux, puis disparaît vers la mer.

Archéologiquement, Chichén Itzá montre une nette influence toltèque : images du serpent à plumes, atlatls, râteliers de crânes et colonnes de guerriers rappelant Tula. Il est tout à fait plausible qu’un groupe d’élites ou de mercenaires du Mexique central soit arrivé et se soit fondu dans les structures de pouvoir mayas locales. Leur mémoire est ensuite intégrée à un échafaudage mythique préexistant et réinterprétée comme « Kukulkan ».

Ajoutez à cela l’effet de lumière et d’ombre aux équinoxes sur El Castillo — où un serpent d’ombre semble ramper le long de l’escalier de la pyramide — et vous obtenez un environnement bâti qui ritualise le retour du serpent deux fois par an, une prophétie gravée dans la pierre.

Les Mayas, en d’autres termes, ne se contentent pas de copier Quetzalcoatl ; ils transposent le thème du serpent à plumes dans leur propre tonalité, l’inscrivant dans le mythe de création (Gucumatz), la légitimation politique (Kukulkan) et le théâtre astronomique.


Viracocha : le créateur andin qui marcha parmi les hommes#

Si Quetzalcoatl est un dieu qui joue parfois à être un homme, Viracocha est un dieu qui insiste pour marcher.

Dans le mythe andin, Viracocha (Huiracocha, Wiraqocha) est une divinité créatrice associée à la région des hauts lacs autour du Titicaca. Différentes versions, recueillies auprès des Incas et des peuples pré‑incas, racontent à peu près ceci :

  • Viracocha émerge des eaux du Titicaca ou d’un rocher, en une ère de ténèbres.
  • Il crée une race de géants ou de premiers humains à partir de pierre, puis les détruit par un déluge lorsqu’ils le mécontentent.
  • Il crée une seconde humanité, cette fois plus satisfaisante, et les envoie hors de grottes souterraines pour peupler diverses régions, donnant à chaque groupe sa propre langue, ses coutumes et ses vêtements.
  • Puis il voyage : parcourant les Andes sous l’apparence d’un vieil homme, il enseigne l’agriculture, les arts, les normes sociales et les rites religieux, accomplissant des miracles en chemin (faisant jaillir des sources, calmant des tempêtes, pétrifiant parfois les irrespectueux).
  • Enfin, il atteint la côte pacifique en un lieu souvent appelé Tacapa/Tacicta, et là il s’avance sur la mer vers l’ouest, promettant de revenir en temps de besoin.

Les chroniqueurs espagnols, entendant cela, ont fait ce qu’ils faisaient toujours : sortir leur pochoir théologique et le poser sur les récits.

Cieza de León, Sarmiento de Gamboa, Betanzos et d’autres rapportent tous que les Andins décrivaient Viracocha comme :

  • un homme de taille moyenne à grande,
  • blanc ou à la peau claire,
  • avec une barbe fournie,
  • vêtu d’une simple tunique jusqu’aux chevilles (souvent comparée à un aube),
  • portant un bâton et parfois un livre.

Le nom « Viracocha » lui‑même devient un terme inca générique pour désigner les Espagnols, de la même manière que « Quetzalcoatl » devient une case conceptuelle dans laquelle Cortés peut être temporairement rangé. Lorsque Atahualpa aurait murmuré « Viracocha » en voyant les conquistadors, cela ne signifie pas nécessairement qu’il pense que Pizarro est le Créateur — mais la catégorie mythique pour « hommes étranges, puissants, barbus, venus d’ailleurs » est là, prête à l’emploi.

Dans l’iconographie pré‑inca (notamment à Tiwanaku), on trouve le soi‑disant dieu au bâton : une figure centrale à tête rayonnante tenant deux bâtons verticaux, flanquée d’êtres ailés. Beaucoup de chercheurs y voient une figure ancestrale de Viracocha. Si c’est le cas, Viracocha est déjà une synthèse : une divinité pan‑andine profonde, réaménagée par les Incas avec un périple historique.

Viracocha est aussi prolifique en noms : Kon‑Tiki, Tunupa, Taguapaca et d’autres peuvent être des variantes régionales ou des figures compagnes. Certains mythes font de Tunupa un vagabond barbu puni et jeté à la dérive sur le lac Titicaca. À l’époque coloniale, certains Andins identifient explicitement des saints chrétiens ou le Christ lui‑même à Viracocha ; certains jésuites, en retour, spéculent que Viracocha était un apôtre déguisé. Une fois encore, le schéma du civilisateur itinérant est bidirectionnel : il permet aux Autochtones d’interpréter les figures chrétiennes selon leurs propres termes, et permet aux missionnaires d’interpréter Viracocha comme une sorte de prologue vétérotestamentaire à leur propre histoire.

Même si l’on rase les couches manifestement christianisées, il reste un créateur qui marche, enseigne, pleure devant la cruauté humaine et promet de revenir. Ce n’est pas seulement un dieu du ciel ; c’est un dieu piéton, qui use ses sandales à travers la cordillère.


Bochica : le maître barbu des Muiscas (Colombie)#

Si Viracocha est le marcheur andin, Bochica est son cousin sur la cordillère orientale.

Les Muiscas, qui occupaient le haut plateau autour de l’actuelle Bogotá, formaient une chefferie complexe avec un riche travail de l’or, un calendrier sophistiqué et un fort culte solaire. Ils gardaient aussi le souvenir d’un homme qui leur avait donné la plupart de ces choses.

Au moment du contact espagnol, des informateurs muiscas racontèrent à plusieurs chroniqueurs essentiellement la même histoire :

  • En une ère antérieure, lorsque les Muiscas vivaient « comme des animaux » — errants, sans agriculture ni loi — un étranger apparut par l’est, la direction du soleil levant.
  • C’était un vieil homme, très maigre, avec une longue barbe blanche lui tombant jusqu’à la taille, parfois dit avoir des yeux clairs ou bleus.
  • Il portait un simple manteau, marchait pieds nus ou en sandales, et tenait un bâton.
  • Il voyagea de village en village, enseignant aux gens comment tisser, filer, faire de la poterie, planter des cultures, et comment adorer le soleil et vivre selon des préceptes moraux.
  • Il institua un calendrier à cycles compliqués (les Muiscas avaient à la fois un cycle de 20 mois et un cycle cérémoniel plus long) et leur enseigna offrandes et jeûnes.
  • En raison de ces dons, il fut vénéré comme un bienfaiteur et messager de Chí, le grand créateur.

Puis vient le déluge.

Un versant du mythe raconte qu’après une période de décadence, soit la divinité des eaux Chibchacum, soit une déesse rebelle déchaîne un déluge qui transforme le plateau de Bogotá en lac. Les gens fuient vers les sommets et appellent Bochica à l’aide. Il apparaît monté sur un arc‑en‑ciel, frappe les rochers de Tequendama avec son bâton et ouvre une gorge par laquelle les eaux se déversent, formant les spectaculaires chutes de Tequendama. Chibchacum est puni en étant forcé de porter la terre sur ses épaules, provoquant des tremblements de terre lorsqu’il se déplace — une explication délicieusement mythologique à la fois des cascades et des secousses.

Après avoir rétabli l’ordre, l’histoire de Bochica se termine comme ces histoires se terminent toujours : par un départ. Il s’élève dans le ciel, devenant associé au soleil, ou bien il s’en va simplement vers le couchant et disparaît, sa dernière apparition connue fixant une géographie sacrée autour d’Iza et de Sogamoso.

Des auteurs coloniaux comme Gonzalo Jiménez de Quesada, Pedro Simón et Lucas Fernández de Piedrahita consignent des variantes de ces légendes, insistant toutes sur le vieil homme barbu et exotique. Il ne faut pas longtemps avant que Bochica ne soit prudemment identifié à saint Barthélemy ou saint Thomas ; plus tard, Alexander von Humboldt s’interroge sur un possible marin européen naufragé comme germe du mythe. Ces spéculations nous en disent plus sur le malaise européen face à une civilisation américaine autonome que sur Bochica lui‑même.

Du point de vue muisca, Bochica est un législateur fondateur. Sa barbe est significative en partie parce qu’elle est rare ; un corps qui semble déplacé devient un vecteur évident de différence. Une statue moderne de Bochica à Cuitiva le représente avec des traits faciaux nettement européens, les bras étendus, un couple indigène agenouillé devant lui. Cette image est un artefact du XXᵉ siècle, mais la mémoire sous‑jacente est plus ancienne : au commencement du temps muisca, quelqu’un est venu, leur a appris à être proprement muiscas, puis est reparti.


Deganawida : le Grand Pacificateur des Haudenosaunee#

Jusqu’ici, nos civilisateurs ont été surtout des dieux ou au moins des demi‑dieux. Dans les forêts du Nord‑Est, le schéma se déplace : le visiteur n’est pas divin, mais l’architecture politique qu’il laisse derrière lui surpasse en durée de vie bien des empires.

La Confédération haudenosaunee (iroquoise) — Mohawks, Oneidas, Onondagas, Cayugas, Sénécas (et plus tard Tuscaroras) — fait remonter son origine à l’œuvre de Deganawida, le Grand Pacificateur, et de son allié Hiawatha. À la différence de nos autres figures, l’histoire de Deganawida est conservée entièrement dans la tradition orale jusqu’à une époque relativement tardive, puis mise par écrit par des ethnographes comme Horatio Hale et Arthur Parker. Les motifs centraux sont remarquablement stables :

  • Deganawida naît parmi les Hurons, souvent d’une mère vierge, dans un village dont les habitants craignent son destin. Sa grand‑mère tente de le tuer à plusieurs reprises (noyade, abandon), mais il survit, signe d’une mission particulière.
  • Il grandit silencieux, avec un trouble de la parole. Les dieux (ou le Créateur) lui donnent une vision : mettre fin aux vendettas et au cannibalisme parmi les peuples iroquoiens en instituant une Grande Paix.
  • Il part dans un canoë de pierre blanche, traversant le lac Ontario vers la terre des Cinq Nations. Ce n’est pas un homme barbu marchant sur l’eau, mais cela fait écho.

En pays iroquois, il rencontre Hiawatha, un homme fou de chagrin dont les filles ont été tuées dans les guerres. Deganawida l’aide à guérir, souvent en inventant la ceinture de wampum comme support mnémotechnique et consolation. Hiawatha devient son porte‑parole éloquent.

Ensemble, ils prêchent les principes du Kaianere’kó:wa, la Grande Loi : condoléance et compensation plutôt que vengeance ; un conseil de mères de clan ; un conseil confédéral de sachems sous le symbole d’un grand pin blanc, dont les branches abritent les nations.

L’adversaire clé est Atotarho, chef de guerre onondaga si tordu par la violence que ses cheveux sont dits noués de serpents vivants. Deganawida et Hiawatha le confrontent, « peignent » les serpents en un rituel, et le transforment en premier Tadodaho, le gardien du feu du conseil confédéral. C’est une représentation mythique de quelque chose de très pratique : transformer le fauteur de troubles le plus dangereux en figure institutionnelle centrale chargée de maintenir l’unité.

Une fois la Confédération établie, Deganawida fait ce que font les civilisateurs itinérants : il part. Une fin courante le montre annonçant que son œuvre est achevée et qu’il va maintenant rejoindre le monde céleste. Il monte dans son canoë de pierre et s’élève vers l’ouest au‑dessus d’un lac, disparaissant à la vue. On ne s’attend pas à son retour de la même manière que pour Quetzalcoatl ou Viracocha, mais son esprit demeure présent chaque fois que la Grande Loi est récitée et que l’Arbre de la Paix est invoqué.

Plus tard, des prophètes iroquois, en particulier Handsome Lake au XVIIIᵉ siècle, affirment recevoir des visions de Deganawida, actualisant la loi pour de nouvelles circonstances. Le héros culturel est ainsi réactivé comme source continue d’autorité morale.

Deganawida n’est pas décrit comme à la peau claire ou barbu. Son « étrangeté » est plutôt ethnique que phénotypique : un Huron parmi les Iroquois, un outsider dont le détachement lui permet d’imaginer un ordre politique au‑delà des cycles locaux de vengeance. Sur le plan structurel, toutefois, il s’inscrit dans le schéma : un étranger apparaît, propose une nouvelle loi, surmonte une incarnation monstrueuse de l’ancien ordre, laisse derrière lui un cadre constitutionnel, puis s’en va vers le ciel.

On imagine presque Montesquieu et Madison plissant les yeux devant cette histoire à travers le temps en se disant : « Tiens. »


Autres légendes de visiteurs civilisateurs#

Au‑delà de ces figures phares, il existe un archipel épars de récits qui riment avec le thème du civilisateur itinérant, certains clairement autochtones, d’autres métis, hybrides de mythe et d’enthousiasme missionnaire.

Pay Sumé (Zumé) au Brésil#

Chez les groupes tupi–guaranis du Brésil, les missionnaires du XVIᵉ siècle ont rencontré des récits d’une figure appelée Sumé ou Pay Sumé (« Père Sumé ») :

  • Il est décrit comme un vieil homme blanc et barbu en longue robe, portant un bâton, parfois un livre.
  • Il arrive de la mer, voyage vers l’intérieur, enseigne comment planter le manioc, comment vivre en concorde et comment accomplir certains rites.
  • On lui attribue l’ouverture ou le tracé du sentier du Peabiru — un véritable réseau de chemins reliant l’Atlantique à l’intérieur.
  • Lorsque certains groupes le rejettent, il repart vers l’est, parfois en marchant sur l’eau.

Les jésuites ont jeté un coup d’œil à cela et ont dit : « Tomé. » Le nom portugais de saint Thomas est Tomé ; en phonologie tupi, /t/ et /s/ jouent des tours intéressants. Des lettres précoces de Manuel da Nóbrega et José de Anchieta identifient avec empressement Sumé à l’apôtre Thomas et recadrent les récits autochtones comme un christianisme à demi oublié. Des formations rocheuses aux dépressions étranges deviennent les « empreintes de Sumé », reliques laissées par l’apôtre itinérant.

La recherche moderne tend à inverser la perspective : il y avait probablement un héros culturel autochtone — peut‑être plusieurs, confondus — dont l’histoire a été remodelée par des interlocuteurs catholiques. Il n’en reste pas moins que Sumé appartient au même club : enseignant étranger barbu, dons agricoles et moraux, traversée de la mer, promesse de possible retour.

Le Pahana des Hopis#

Dans la tradition hopi du Sud‑Ouest américain, le thème se déplace vers le futur.

Après la création et les migrations qui ont organisé le monde, les récits hopis disent que leur frère aîné, le Pahana ou « Frère Blanc Perdu », est parti vers l’est, emportant avec lui la moitié d’une tablette de pierre sacrée et laissant l’autre moitié aux Hopis. À la fin de l’ère mondiale actuelle, en un temps de bouleversements, le véritable Pahana est censé revenir de l’est avec la pièce manquante, rétablissant l’équilibre et inaugurant un monde renouvelé.

Ici, l’accent porte moins sur un civilisateur passé que sur un arbitre à venir : quelqu’un qui distinguera le vrai du faux, les fidèles des infidèles. Les Espagnols ont brièvement tenté d’occuper la case Pahana ; leur comportement les en a rapidement disqualifiés. Plus tard, certains penseurs hopis ont discrètement superposé d’autres fondateurs religieux mondiaux à l’attente du Pahana.

Ce qui importe structurellement, c’est que les Hopis, eux aussi, imaginent que la sagesse reviendra de l’extérieur, marquée par la continuité avec une alliance primordiale (la tablette assortie). Pour une exploration plus approfondie de la cosmologie hopi, des mythes d’émergence et de leur lien avec les théories de la conscience, voir notre article Spider Grandmother at the Sipapu: Hopi Creation through the Eve Theory of Consciousness.

Les Nordiques, les Celtes et le problème du « peut‑être que les Vikings l’ont fait »#

Nous avons, bien sûr, la confirmation d’un contact nordique avec les Amériques : les établissements du Vinland autour de L’Anse aux Meadows à Terre-Neuve vers 1000 apr. J.-C., ainsi que des excursions probables plus au sud. Les sagas décrivent des rencontres avec les Skraelings autochtones – tentatives de commerce, malentendus et affrontements violents. Elles ne rapportent pas qu’un seul Norrois ait réussi à se réinventer en législateur local.

Pourtant, les auteurs du XIXᵉ et du début du XXᵉ siècle furent irrésistiblement attirés par l’idée que les récits autochtones de géants à la peau pâle et aux cheveux roux ou d’étrangers errants puissent être des souvenirs déformés de visiteurs nordiques ou autres Européens. Cette démangeaison imaginative a produit des objets comme la pierre runique de Kensington, « trouvée » dans le Minnesota en 1898, portant une inscription runique déclarant que « 8 Götalandais et 22 Norrois » explorèrent l’intérieur des terres en 1362, perdirent dix hommes « rouges de sang et de mort » et se replièrent vers leur navire. La pierre est presque certainement moderne, mais sa popularité révèle le désir sous-jacent : insérer les étrangers mythiques autochtones dans un récit de voyage nordique. Pour un catalogue exhaustif des artefacts supposément issus de l’Ancien Monde en Amérique, y compris la pierre de Kensington, voir notre article A Catalog of Claimed Old‑World Artifacts in the Americas.

Il existe des récits autochtones épars de guerriers étrangers étranges, mais rien qui se cristallise clairement en un « Viking civilisateur », et certainement rien du calibre de Quetzalcoatl ou Viracocha. S’il y eut des maîtres nordiques à l’intérieur du continent, ils n’ont pas laissé le type d’empreinte mythique que ces autres figures ont laissé.

Tribus perdues et pierres scripturaires : Newark et Tucson#

Au XIXᵉ siècle, les antiquaires nord-américains avaient découvert un outil puissant : si vous ne trouvez pas le texte que vous voulez, vous pouvez l’enterrer puis le découvrir.

Les pierres sacrées de Newark (Ohio, 1860) se composent de :

  • Une petite « clé de voûte » gravée de phrases hébraïques comme « Saint des Saints ».
  • Une pierre sculptée plus grande montrant une figure en robe (baptisée « Moïse ») entourée d’une inscription des Dix Commandements en écriture paléo-hébraïque.

Celles-ci furent trouvées dans des tertres attribués aux mystérieux « constructeurs de tertres » (Mound Builders). À l’époque, de nombreux Américains blancs ne pouvaient se résoudre à attribuer aux peuples autochtones les complexes ouvrages de terre qu’ils avaient manifestement construits, si bien que l’idée qu’une colonie israélite perdue les ait érigés à la place était commode. Les pierres s’inséraient parfaitement dans le récit « Les Tribus perdues ont bâti l’Amérique » : des Israélites viennent, construisent des tertres, laissent des commandements, disparaissent.

Aujourd’hui, la plupart des spécialistes considèrent ces pierres comme des productions délibérées du XIXᵉ siècle, probablement créées par quelqu’un imprégné à la fois d’antiquarisme biblique et de politique locale. Aucune preuve corroborante indépendante de colonies hébraïques dans l’Ohio n’a fait surface. Pourtant, pendant des décennies, les pierres ont circulé dans les musées, les sermons et les légendes locales comme des indices alléchants que les civilisateurs barbus étaient littéralement bibliques.

Les artefacts de Tucson (Arizona, 1924) poussent cet instinct encore plus loin :

  • Environ trente croix, épées et plaques en plomb furent mises au jour dans une couche de caliche.
  • Les artefacts portent des inscriptions latines et hébraïques, incluant des dates des VIIIᵉ–IXᵉ siècles et des références à un royaume appelé Calalus, « la terre inconnue ».
  • Les textes narrent la saga d’une colonie romano-juive dirigée par des rois aux noms comme Jacob et Israel, qui combattirent des groupes locaux identifiés comme « Toltezus » (Toltèques), forgèrent des alliances, sombrèrent dans des conflits internes et furent finalement détruits.

Pendant un temps, cela a semblé à certains être un pistolet fumant : un avant-poste romain ou wisigoth dans le désert de Sonora, avec croix latines et noms juifs, qui aurait pu, concevablement, ensemencer des récits de « dieu blanc » parmi les peuples locaux. Avec le temps, l’absence de toute archéologie d’appui – aucun établissement, aucune céramique, aucun os – et les bizarreries internes des inscriptions ont conduit la plupart des chercheurs à conclure que les artefacts de Tucson sont des compositions modernes. Ils s’inscrivent désormais plus confortablement dans le genre de la « fanfiction historique pieuse enterrée dans le sol » que dans celui de preuve de frontaliers méditerranéens du IXᵉ siècle. Pour une analyse détaillée de la supercherie des artefacts de Tucson et de son contexte archéologique, voir notre article The Tucson Lead Artifacts: A 20th-Century Forgery.

Du point de vue de notre archétype, toutefois, l’élément intéressant n’est pas de savoir si ces objets sont « réels », mais ce qu’ils tentent de faire. Ils insèrent rétrospectivement des civilisateurs scripturaires ou romains dans des paysages autochtones, inscrivant le mythe du maître barbu itinérant dans le sol lui-même.


Instantané comparatif : les civilisateurs itinérants en un coup d’œil#

Ci-dessous se trouve un résumé comparatif de certaines des principales figures de « visiteurs civilisateurs » évoquées plus haut :

NomRégion & cultureAttributs clésApparenceMessage/ObjectifSources principales
Quetzalcóatl (Topiltzin)Mexique central (Aztèque/Toltèque)Divinité liée au créateur ; patron du vent, du savoir, du sacerdoce ; roi légendaire de Tollan qui est exilé et associé à l’étoile du matin et à un retour promis.Souvent humanisé comme un homme à la peau claire, barbu, enveloppé dans des vêtements sacerdotaux ; aussi comme un serpent à plumes ou un dieu du vent masqué.Enseigne les lois civiles, le calendrier et les arts ; dans certaines versions, s’oppose aux sacrifices humains excessifs ; part vers l’est par la mer, promettant un retour ultérieur.Annales nahuas (par ex. Annales de Cuauhtitlan), Codex florentin de Sahagún, histoires de Durán, Monarquía Indiana de Torquemada.
Gucumatz (Q’uq’umatz)Maya (K’iche’, Guatemala)Serpent à plumes primordial créateur ; aspect du principe aqueux et créateur avec Tepeu.Serpentin, emplumé, parfois anthropomorphique ; aucune image cohérente de « homme barbu » dans la tradition du Popol Vuh.Co-crée la terre, les animaux et les humains ; participe à des expériences successives de création humaine, culminant avec les gens de maïs.Popol Vuh (texte k’iche’ du XVIᵉ s.), préservé via le manuscrit de Fray Ximénez et des traductions ultérieures.
KukulkanMaya du Yucatán (Itza)Divinité et possible héros culturel historique ; associé à la diffusion du culte de Quetzalcoatl au Yucatán.En tant que dieu : serpent à plumes sur les temples de Chichén Itzá. En tant qu’humain : parfois décrit dans les sources coloniales comme un chef étranger, possiblement barbu.Conduit des migrations ou des réorganisations à Chichén Itzá ; introduit le culte du serpent à plumes et un nouvel ordre socio-religieux ; finit par partir par la mer.Chroniques mayas (Livres de Chilam Balam), Relación de Diego de Landa, études archéologiques sur l’influence toltèque à Chichén Itzá.
ViracochaAndes (pré-inca et inca, Pérou/Bolivie)Divinité suprême créatrice ; associée au déluge, à une nouvelle création et à un ordre civilisationnel pan-andin.Décrite par les chroniqueurs comme un homme grand, vêtu d’une robe, avec barbe et peau claire ; dans l’art, comme une figure rayonnante avec des bâtons (Dieu-Bâton).Crée le soleil, la lune, les étoiles et les humains ; parcourt les Andes en enseignant l’agriculture et la loi ; accomplit des miracles ; part sur le Pacifique, parfois avec une promesse de retour.Traditions orales inca et régionales consignées par Betanzos, Cieza de León, Sarmiento de Gamboa, Molina et d’autres.
BochicaAndes du Nord (Muisca, Colombie)Héros civilisateur et « Messager du Créateur » ; fait passer les Muisca d’une vie semi-nomade à une agriculture et un rituel organisés.Vieil homme maigre à la barbe blanche jusqu’à la taille et parfois aux yeux clairs ; manteau simple ; bâton.Enseigne le tissage, l’agriculture, les devoirs religieux et le calendrier ; met fin à un déluge catastrophique en ouvrant les chutes de Tequendama ; punit la divinité fautive ; part vers l’est ou s’élève au ciel.Chroniques coloniales : El Carnero de Rodríguez Freyle, Noticias Historiales de Pedro Simón, Piedrahita ; analyses ultérieures (par ex. Benson, Ocampo López).
Deganawida (Le Grand Pacificateur)Forêts du Nord-Est (Haudenosaunee/Iroquois)Prophète et législateur humain ; fondateur de la Grande Loi de la Paix de la Confédération iroquoise.Homme huron d’apparence autochtone ordinaire, marqué par une survie miraculeuse et une aura spirituelle ; lié symboliquement au Grand Pin Blanc et au canoë de pierre.Prêche la fin des vendettas sanglantes ; fonde la Confédération ; transforme Atotarho de seigneur de guerre monstrueux en gardien neutre du feu ; part dans un canoë de pierre vers le ciel.Tradition orale haudenosaunee ; premières allusions dans les sources françaises ; enregistrements ethnographiques des XIXᵉ–XXᵉ s. (Hale, Parker, Wallace).
Sumé (Pay Sumé)Brésil (Tupi-Guaraní)Maître errant mystérieux ; parfois demi-dieu ; plus tard identifié par les missionnaires à saint Thomas.Vieil homme blanc et barbu en robe, avec bâton et parfois livre ; empreintes dans la roche qui lui sont attribuées.Enseigne la culture du manioc, des normes de conduite, des chants ; ouvre ou emprunte le sentier de Peabiru ; part par la mer, parfois en marchant sur l’eau ; aurait dit qu’il pourrait revenir.Lettres jésuites du XVIᵉ s. (Nóbrega, Anchieta) ; collectes de folklore et ethnographies brésiliennes.
Pahana (Frère Blanc Perdu)Sud-Ouest des États-Unis (Hopi)Sauveur futur prophétisé, frère aîné des Hopi qui partit après la création.« Blanc » au sens de différent ou à la peau claire ; reviendra avec la moitié manquante de la tablette de pierre sacrée.À la fin de l’âge du monde actuel, viendra de l’est avec le fragment de pierre, aidera à purifier le monde et à restaurer l’équilibre ; non pas un civilisateur passé mais un rectificateur futur.Prophétie orale hopi ; enregistrements du milieu du XXᵉ s. (par ex. Book of the Hopi de Frank Waters via Oswald White Bear Fredericks).

Tableau : Résumé comparatif des mythes de dieux/prophètes « visiteurs » dans les Amériques. Chaque figure vient d’ailleurs (ou porte les marques d’une altérité radicale), transmet un savoir ou une paix cruciaux, puis repart, souvent avec une promesse ou une attente liée à son possible retour. Les motifs de surface se répètent, mais les fonctions sociales sous-jacentes varient selon les cultures.


Conclusion#

De la vallée mexica à l’altiplano andin, des forêts amazoniennes aux Grands Lacs, les sociétés racontent des histoires qui commencent par une variante de :

« Nous n’avons pas toujours été comme ça. Autrefois, nous étions différents. Puis quelqu’un est venu. »

Dans le sillage de ce « quelqu’un » viennent l’agriculture, la loi, le rituel, l’architecture, l’écriture, les confédérations. En un sens, ces mythes sont des récits d’origine de la seconde nature : comment les humains acquièrent l’environnement artificiel de la culture qui paraît si naturel que nous oublions qu’il a dû être inventé.

Pour les Espagnols, ces légendes sont arrivées comme une sorte de test de Rorschach. Quetzalcoatl et Viracocha ressemblaient beaucoup à des apôtres ; Sumé sonnait furieusement comme Tomé ; Bochica et Deganawida ressemblaient de façon suspecte à des Jean-Baptiste non baptisés, préparant la voie. Il était trop tentant de ne pas voir la main de la Providence partout. Il en résulte que nombre de nos premières versions écrites de ces mythes sont déjà enchevêtrées dans une typologie chrétienne : barbes mises en avant, blancheur soulignée, symboles en forme de croix surinterprétés, masques de serpent gênants ou visages monstrueux discrètement atténués.

Pour les chercheurs modernes, la tentation va dans l’autre sens : se dépouiller jusqu’à un hypothétique noyau autochtone « pur », policer tout indice de peau blanche comme projection coloniale, traiter la diffusion transocéanique comme intrinsèquement farfelue. Cela produit ses propres distorsions. Les traditions orales sont des systèmes vivants ; elles absorbent et métabolisent le contact. Une fois que les Espagnols, les jésuites, les mormons et les anthropologues entrent dans l’histoire, ils ne restent pas simplement assis poliment dans les notes de bas de page.

Quelques conclusions prudentes semblent toutefois sûres :

  • Le motif du « dieu barbu » a des racines profondes dans certaines régions (Andes, Muisca) et plus superficielles dans d’autres (certaines représentations du Yucatán probablement colorées par des regards coloniaux). Mais l’archétype plus large du visiteur civilisateur n’est pas un import ; c’est une solution indigène au problème « comment sommes-nous passés du chaos à l’ordre ? ».
  • Les légendes accomplissent souvent un travail politique. L’histoire de Deganawida légitime une confédération et une répartition particulière du pouvoir ; le mythe du déluge de Bochica justifie certaines normes morales et une hiérarchie de temple solaire ; l’exil de Quetzalcoatl reflète des angoisses sur le pouvoir sacerdotal et le sacrifice.
  • Quand les Européens arrivent, les mythes deviennent un champ de bataille interprétatif conjoint. Les Autochtones peuvent traiter temporairement les Espagnols comme des accomplissements possibles, puis révoquer l’identification lorsque le comportement échoue au test ; les missionnaires peuvent traiter Viracocha et Sumé comme des « chrétiens anonymes » avant la lettre.

Quant à la question de la diffusion – certaines de ces histoires ont-elles encodé de lointains souvenirs de visiteurs de l’Ancien Monde ? La réponse la plus honnête est : peut-être à petite échelle, localement, mais rien qui ressemble aux vastes récits de Tribus perdues de l’imagination du XIXᵉ siècle. Nous savons que les Vikings ont atteint Terre-Neuve ; nous n’avons pas de preuves fiables qu’ils aient atteint Tula, le lac Titicaca ou Bogotá, ni qu’ils se soient réinventés en législateurs. Pour une synthèse complète de toutes les théories crédibles et controversées de contacts précolombiens, voir notre article Pre-Columbian Contacts: A Comprehensive Survey.

La question la plus intéressante est peut-être de savoir pourquoi les humains réinventent sans cesse la même forme d’histoire.

Une réponse est psychologique : les cultures connaissent des équilibres ponctués. De longues périodes de « nous avons toujours fait comme ça » sont parfois interrompues par des réformateurs charismatiques, des prophètes, des conquérants ou des inventeurs. Rétrospectivement, il est narrativement commode de compresser de nombreux épisodes de ce type en un seul archétype : Celui Qui Nous a Tout Appris d’Important.

Une autre réponse est structurelle : un outsider – qu’il soit ethnique, divin ou simplement excentrique – est une technologie mythique utile pour le changement social. Il peut introduire de nouvelles normes sans impliquer que l’ancienne communauté s’est trahie elle-même ; la perturbation est importée, presque comme un correctif venu d’un autre code source.

Dans un registre à la Scott Alexander, on pourrait dire : le civilisateur itinérant est une histoire sur les injections mémétiques. Les idées arrivent souvent réellement d’« ailleurs » – une autre tribu, un autre continent, le livre d’une autre époque historique traduit et introduit clandestinement. Quand toute votre vie est bornée par l’horizon de votre vallée ou de votre forêt, cet « ailleurs » est naturellement mythologisé comme une personne qui surgit de derrière les montagnes, fait du support technique sur votre ordre social, puis disparaît.

Aujourd’hui, Quetzalcoatl, Viracocha, Bochica, Deganawida, Sumé et Pahana se sont tous reconvertis : ils apparaissent dans des romans, des jeux vidéo, des apologétiques mormones, des prophéties New Age, des récits de voyages psychédéliques. Parfois, ils sont instrumentalisés au service de théories marginales ; parfois, ils sont réappropriés par des auteurs autochtones comme emblèmes de résilience culturelle. Les dieux et les prophètes continuent de voyager, simplement dans d’autres médias.

Les mythes restent ouverts. Quetzalcoatl pourrait, en principe, revenir. Viracocha pourrait encore sortir du Pacifique. Pahana est explicitement en route. La voix de Deganawida est invoquée à chaque récitation de la Grande Loi. Que quelque étranger physique apparaisse ou non à l’horizon, la possibilité d’un maître revenant est en soi une forme de technologie morale : une invitation à imaginer que la prochaine vague de changement, la prochaine infusion de sagesse, pourrait à nouveau réorganiser le monde.

Et si rien d’autre, ces histoires nous rappellent que pendant très longtemps, sur un continent immense, des gens ont regardé leurs villes, leurs terrasses, leurs ceintures de wampum, leurs cascades, et ont dit :

Quelqu’un nous a appris cela un jour.
Il venait de très loin.
Nous pourrions le revoir.


FAQ#

Q1. Ces légendes de « dieux barbus » sont-elles la preuve d’un contact ancien entre l’Ancien et le Nouveau Monde ?
R. Elles sont compatibles avec un contact occasionnel mais ne l’exigent pas ; les parallèles s’expliquent bien par des solutions narratives partagées à des problèmes sociaux communs. Là où l’archéologie montre un contact (par ex. les Nordiques à Terre-Neuve), l’empreinte mythique est très différente.

Q2. Pourquoi tant de ces figures ont-elles une apparence « européenne » ?
R. Les barbes et la peau claire sont devenues des marqueurs saillants de différence après le contact, et les chroniqueurs coloniaux ont eu tendance à souligner ces traits. Certaines descriptions peuvent être réellement anciennes ; d’autres sont probablement des réajustements qui ont fait correspondre des héros culturels autochtones à des archétypes chrétiens ou européens.

Q3. Ces mythes prouvent-ils que les Amérindiens « attendaient » les Européens ?
R. Non. Ils montrent que de nombreux groupes avaient des attentes de bienfaiteurs revenants ou de rectificateurs futurs, mais ces attentes étaient des tests moraux, non des chèques en blanc. En pratique, de nombreuses sociétés autochtones ont résisté aux incursions européennes même lorsque des espoirs initiaux se sont brièvement alignés.

Q4. Pourquoi ces légendes partagent-elles tant de motifs à travers différentes cultures ?
R. Parce que les questions sous-jacentes sont les mêmes : Comment avons-nous obtenu nos lois ? Qui a mis fin au chaos ? Pourquoi devons-nous obéissance à cet ordre ? « Un sage étranger est venu et nous a tout appris » est une forme d’histoire qui répond efficacement aux trois.

Q5. Y a-t-il des implications modernes à ces histoires anciennes ?
R. Oui. Elles mettent en lumière la façon dont mythe et histoire coproduisent la légitimité et comment les idées externes sont blanchies dans l’identité locale. Elles nous avertissent aussi d’être des interprètes prudents : nous ne lisons jamais simplement un « mythe pur », mais des sédiments stratifiés de pensée autochtone, de cadrage colonial et de projection moderne.


Notes#


Sources#

  1. Bernardino de Sahagún, Historia General de las Cosas de Nueva España (Codex florentin), Livre 1, Chapitre 5.
  2. Gary G., « The Christianization of Quetzalcoatl », Sunstone Magazine, vol. 10 nᵒ 2 (1985).
  3. Contributeurs de Wikipedia, « Quetzalcoatl » (consulté en 2025).
  4. Contributeurs de Wikipedia, « Viracocha » (consulté en 2025).
  5. Contributeurs de la Wikipedia espagnole, « Huiracocha (dios) » (consulté en 2023).
  6. Elizabeth P. Benson, « Bochica », dans Encyclopedia of Religion (1987).
  7. Javier Ocampo López, Mitos y Leyendas Colombianas (1983).
  8. Matthew Brown, « Interpreting Bochica, Part I: The Bearded, Light-Eyed God of the Muisca », Medium.com (2024).
  9. Robert Constas, « Legend of the Great Peace of the Iroquois Confederation », TSG Foundation.
  10. Paul A. W. Wallace, The White Roots of Peace (1946).
  11. « The Peabiru Trail », site brésilien Pro-Vida (2020).
  12. Capistrano de Abreu, O descobrimento do Brasil (1883).
  13. Contributeurs de Wikipedia, « Newark Holy Stones » (consulté en 2025).
  14. Contributeurs de Wikipedia, « Tucson artifacts » (consulté en 2025).
  15. Eugene Linden, « The Vikings: A Memorable Visit to America », Smithsonian Magazine (décembre 2004).
  16. Contributeurs de Wikipedia, « Kensington Runestone » (consulté en 2025).
  17. Alexander von Humboldt, Vues des Cordillères et Monuments des Peuples Indigènes de l’Amérique (1814).
  18. Blas Valera, écrits (1586, cités dans des études modernes).
  19. Diego de Landa, Relación de las Cosas de Yucatán (1566).
  20. Arthur C. Parker, The Constitution of the Five Nations (1916).