TL;DR

  • Les mythes de création liés au serpent dans les Amériques remontent à des dizaines de milliers d’années et pourraient partager une origine paléolithique commune.
  • Des preuves archéologiques comme Tsodilo Hills et le Great Serpent Mound montrent que le culte du serpent compte parmi les plus anciennes pratiques rituelles de l’humanité.
  • Les récits autochtones américains mettent en scène des serpents porteurs de culture tels que le Serpent à Plumes, l’Anaconda Ancestral et le Serpent Cornu.
  • Des mythologues comparatistes soutiennent que ces motifs préservent la mémoire du premier éveil cognitif humain – le soi-disant « culte du serpent de la conscience ».
  • La théorie d’Ève d’Andrew Cutler propose que des femmes utilisant des rituels contrôlés au venin de serpent ont déclenché la conscience de soi chez Homo sapiens.

Anciens mythes du serpent et aube de la conscience

Introduction : échos de l’aube de l’humanité#

Les mythes de création et d’origine que l’on trouve à travers le monde présentent souvent des similitudes troublantes – en particulier la présence de serpents et le thème d’un savoir interdit ou transformateur. Les chercheurs reconnaissent de plus en plus que certains de ces récits peuvent être extrêmement anciens, peut-être vieux de dizaines de milliers d’années. L’idée que de tels mythes puissent conserver des souvenirs remontant à la toute naissance de la conscience humaine suscite un sentiment de stupeur. Se pourrait-il que l’histoire familière d’un serpent tentant une femme avec la connaissance – comme dans le Livre de la Genèse – soit une variante d’un récit primordial transmis par nos tout premiers ancêtres ? Des recherches récentes en archéologie, anthropologie et sciences cognitives suggèrent que cela n’est peut-être pas aussi farfelu qu’il y paraît. Dans cet essai, nous explorons l’extrême antiquité des mythes de création liés au serpent à travers le monde et dans les Amériques, et la manière dont ils pourraient se rattacher à ce que l’on a appelé le « culte du serpent de la conscience », lorsque une « Ève » archétypale enseigna pour la première fois à « Adam » le secret de la conscience de soi.

Les racines profondes des mythes de création et du symbole du serpent#

Les mythologues comparatistes ont depuis longtemps remarqué que des cultures couvrant l’Europe, l’Asie, l’Océanie et les Amériques partagent une trame narrative commune dans leurs cosmologies. Michael Witzel, par exemple, soutient que les mythologies de ces peuples dispersés peuvent être rattachées à une source unique remontant à plus de 20 000 ans, avant la première migration humaine vers les Amériques. Dans ces mythes pan-humains, des serpents ou des créatures de type dragon jouent fréquemment un rôle central – que ce soit comme créateurs, gardiens du savoir ou agents de transformation. Les serpents apparaissent encore et encore comme symboles de sagesse, de création, d’immortalité et de renaissance. Dans de nombreuses traditions, le serpent n’est pas seulement un animal dangereux mais un mystère : une créature qui mue et « renaît », se déplace entre les mondes (se glissant dans les crevasses cachées de la terre ou de l’eau), et délivre un venin qui peut soit tuer, soit, à petites doses, guérir ou altérer l’esprit.

Il n’est guère surprenant que certains des plus anciens sites rituels de l’humanité soient centrés sur l’imagerie du serpent. En Afrique australe, des archéologues ont mis au jour un rocher en forme de python dans une grotte de Tsodilo Hills au Botswana, avec des centaines d’écailles sculptées et des offrandes à proximité, daté d’environ 70 000 ans. Les San locaux racontent encore une histoire de création selon laquelle l’humanité descend d’un grand python, qui aurait creusé les lits de rivières asséchées dans la terre en cherchant de l’eau. La découverte que des hommes du Paléolithique parcouraient des centaines de kilomètres pour atteindre cette grotte et y brûlaient des pointes de lance spéciales – sans aucune trace d’habitation quotidienne – indique qu’il s’agissait d’un site de pèlerinage sacré dès le Paléolithique moyen. En d’autres termes, le culte du serpent pourrait bien être la plus ancienne religion du monde, une tradition rituelle apparue de concert avec la cognition humaine naissante. Comme l’a fait remarquer un chercheur, ces découvertes suggèrent que nos ancêtres possédaient la capacité de pensée symbolique et de rituel organisé bien plus tôt qu’on ne le supposait.

Les motifs serpentins abondent également dans les premières œuvres d’art rupestre et les premiers artefacts. Des peintures préhistoriques en grotte d’Europe et d’Afrique présentent des formes en spirale ou en zigzag que l’on pense représenter des serpents ou des visions entoptiques (motifs vus en état de transe). Certains des plus anciens gravages abstraits connus, datant de 70 à 100 000 ans, consistent en des lignes croisées ou serpentines ; fait intrigant, les neuropsychologues notent que le zigzag est un motif hallucinatoire universel souvent interprété comme des serpents par les chamans. Tout cela pointe vers un lien profond entre les serpents, les états modifiés de conscience et la spiritualité humaine primitive. Le serpent semble ramper précisément au seuil où l’esprit humain s’éveille à lui-même.

Serpents et connaissance dans les mythes du monde entier#

Dans de nombreux mythes de création, un serpent ou une figure serpentine est le porteur ou le gardien d’un savoir particulier – parfois un don de sagesse, parfois le secret de l’immortalité, parfois la conscience de la dualité (bien et mal). Le récit biblique du Jardin d’Éden en est l’exemple le plus célèbre : un serpent tente la première femme, Ève, de manger le fruit de l’arbre de la connaissance, ouvrant les yeux des humains à la moralité et à la conscience de soi. Mais ce récit est loin d’être unique. Les anthropologues ont relevé un thème récurrent de « serpent filou » dans lequel les serpents sont responsables de la perte de l’immortalité humaine ou de l’acquisition de la culture. Dans de nombreuses traditions populaires africaines, par exemple, le serpent est celui qui a volé la vie éternelle en muant, laissant les humains subir le vieillissement et la mort – une explication mythique du fait que les serpents se renouvellent alors que les humains ne le peuvent pas. En ancienne Mésopotamie, l’Épopée de Gilgamesh met en scène un serpent qui s’empare en cachette de la plante de vie que Gilgamesh espérait utiliser pour devenir immortel. Et dans la mythologie grecque, l’épouse de Zeus, Héra, plaça deux serpents dans le berceau du bébé Héraclès et, plus tard, un dragon (souvent interchangeable avec les serpents dans le mythe) gardait les pommes d’or de la connaissance divine dans le Jardin des Hespérides. Les triomphes d’Héraclès sur ces serpents et la récupération de la pomme font écho aux thèmes de lutte, de sagesse, de mort et de renaissance que l’on retrouve dans l’Éden – « Serpents, pommes, mort et renaissance sont tous présents » dans ces récits anciens.

Plus directement encore, certaines cultures représentent le créateur lui-même sous la forme d’un serpent ou d’un hybride serpent-humain. Dans la mythologie chinoise, la déesse Nüwa, souvent représentée comme une femme au bas du corps serpentin, est censée avoir façonné les premiers humains à partir d’argile et leur avoir donné la vie. Dans un récit de création chinois, Nüwa modèle des figures humaines à la main et, trouvant cela trop lent, projette des gouttelettes de boue à l’aide d’une corde – chaque éclaboussure devenant une personne. L’image d’une déesse-mère serpentine façonnant l’humanité résonne avec la notion d’une « Mère Terre » associée au serpent que l’on retrouve ailleurs. Les traditions aborigènes australiennes, par exemple, vénèrent le Serpent Arc-en-ciel comme un être créateur : un grand serpent qui, au Temps du Rêve, a modelé le paysage, ouvert les voies d’eau et peuplé le monde de vie. Fait remarquable, des nations tribales de Californie autochtone possèdent des mythes du Serpent Arc-en-ciel étonnamment similaires – dans certains récits, le Serpent Arc-en-ciel ou Serpent de la Terre est la Terre elle-même ou son consort, dont les contorsions ont créé les rivières et dont l’émergence a fait apparaître les animaux et les humains. Qu’un motif identique de serpent créateur du monde apparaisse dans les mythes australiens et californiens suggère une antiquité incroyable – remontant peut-être aux premières migrations d’humains modernes ou à une convergence profonde de l’imagination humaine.

Les serpents sont aussi fréquemment dépeints comme des gardiens sages dans la mythologie, associés au savoir interdit ou à la révélation divine. En Inde, les Naga sont des serpents mystiques semi-divins qui gardent souvent des trésors ou des enseignements ésotériques. En Grèce, l’Oracle de Delphes était à l’origine censé être protégé par un grand serpent (le Python, tué par Apollon). Le symbole de l’ouroboros – un serpent se mordant la queue en cercle – est apparu dans l’Égypte antique et s’est diffusé dans tout le bassin méditerranéen, incarnant le cycle éternel de création et de destruction. On retrouve des versions de ce serpent de l’éternité dans le mythe nordique (Jörmungandr encerclant le monde) et dans des cosmologies ouest-africaines (le serpent Ouroboros ou Dan qui entoure le monde pour le maintenir uni). Tous ces exemples renforcent l’idée que le serpent comme archétype est profondément ancré dans la tradition narrative humaine, souvent lié à l’ordre cosmique, au renouveau et à la frontière entre la vie et la mort – précisément les questions profondes auxquelles les premiers humains ont dû se confronter à l’aube de la conscience.

Mythes de création serpentins à travers les Amériques#

En nous tournant vers les Amériques, nous trouvons une riche tapisserie de mythes serpentins parmi les peuples autochtones de l’Arctique aux Andes. Bien que les Amériques aient été isolées de l’Ancien Monde pendant au moins 15 000 ans, le motif du serpent s’y est épanoui tout aussi puissamment dans les mythologies du Nouveau Monde – peut-être apporté par les premiers Américains, ou réinventé de nouveau en réponse à des besoins et expériences humains similaires. La prévalence de l’imagerie du serpent dans des contextes sacrés à travers l’Amérique du Nord, centrale et du Sud laisse entendre qu’il s’agit là aussi de récits très anciens sur la façon dont les humains sont apparus.

En Mésoamérique, le serpent à plumes se distingue comme dieu créateur et porteur de culture. Le Popol Vuh maya (mis par écrit au XVIᵉ siècle, mais fondé sur des traditions orales bien plus anciennes) décrit comment les Créateurs – Cœur du Ciel et six autres divinités, dont le Serpent à Plumes – cherchèrent à façonner des êtres humains dotés de cœurs et d’esprits capables de comprendre le temps et de vénérer les dieux. Après plusieurs tentatives infructueuses, ils finirent par former des humains à partir du maïs, leur conférant avec succès intelligence et parole. L’inclusion d’une divinité serpentine (le Serpent à Plumes, appelé Gukumatz ou Kukulkan par les Mayas) comme créateur primordial est frappante. Ce dieu était imaginé comme un serpent aux plumes d’oiseau quetzal, unissant la terre et le ciel – symbolisant un pont entre le matériel et le spirituel. De même, dans la tradition aztèque, Quetzalcoatl (nom nahuatl du Serpent à Plumes) était vénéré comme le donateur de la connaissance, le héros qui contribua à créer les humains en se rendant aux enfers pour récupérer les os des races humaines précédentes. Il apporta aussi à l’humanité des dons tels que le maïs, les livres et le calendrier. Il est saisissant de penser que lorsque les conquistadors espagnols rencontrèrent les Aztèques, les prêtres aztèques vénéraient un dieu-serpent associé à la sagesse et à la création – des thèmes qui auraient été familiers à tout lecteur de la Genèse. Bien que séparées par la moitié du globe, les deux cultures voyaient un serpent comme pivot de l’origine et de la destinée humaines.

Les peuples autochtones d’Amérique du Sud racontent eux aussi des récits d’origine centrés sur un grand serpent. Le long du bassin amazonien, d’innombrables tribus partagent des variantes du mythe de l’Anaconda Ancestral. Dans la région du Vaupés, en Colombie, on raconte par exemple qu’un ancien anaconda géant remonta le fleuve Amazone depuis la « Porte de l’Eau » à l’embouchure du fleuve, transportant les premiers humains dans son ventre ou sur son dos. Au fil du voyage de ce canoë-anaconda, il émergeait en des lieux sacrés et laissait derrière lui des communautés humaines à chaque halte, « distribuant les communautés le long du fleuve » et enseignant à chaque groupe ses langues, danses et rituels distincts. De cette façon, le serpent donna littéralement naissance aux peuples diversifiés de l’Amazonie et leur transmit la culture. Le voyage de l’anaconda est parfois censé avoir créé le cours même du fleuve Amazone et de ses affluents. Dans certaines versions, le serpent est à la fois un animal et un bateau – une belle image de la manière dont le mythe abolit les frontières entre créature vivante et véhicule de création.

Les preuves archéologiques suggèrent que ce mythe amazonien du serpent est extrêmement ancien. À la Serranía de Chiribiquete (un massif isolé dans l’Amazonie colombienne), on a découvert d’anciennes peintures rupestres qui semblent représenter précisément cette histoire. Les anthropologues décrivent des peintures de serpents gigantesques avec des figures humaines chevauchant leur dos ou en émergeant, les bras levés dans ce qui ressemble à des postures rituelles. Le chercheur principal, Carlos Castaño-Uribe, interprète ces images comme des représentations du canoë-anaconda transportant les ancêtres, indiquant un contexte rituel chamanique. Certaines de ces pictographies seraient vieilles de plusieurs milliers d’années, ce qui suggère que le mythe de l’anaconda ancestral est raconté en Amazonie depuis des millénaires. Chez les Desana du Brésil, une version appelle explicitement le serpent le « grand-père du monde » et le décrit s’arrêtant dans des maisons rituelles le long du fleuve, où les gens descendaient pour accomplir les premières cérémonies sacrées. L’idée même d’utiliser un serpent pour voyager entre les royaumes cosmiques et établir la société humaine renvoie à une vision du monde chamanique ancienne – qui fait étroitement écho à la notion d’un serpent reliant ciel, terre et monde souterrain dans d’autres cultures.

D’autres traditions sud-américaines vénèrent également les serpents. Au Pérou et en Bolivie, le serpent géant Yakumama (« Mère des Eaux » en quechua) est censé habiter les confluents de rivières et de lacs, gardant l’eau porteuse de vie. Un récit raconte comment Yakumama, dérangée par l’intrusion d’un pêcheur, se dressa et faillit l’engloutir dans un tourbillon – un désastre de justesse évité qui souligne la nécessité pour les humains de respecter le puissant esprit-serpent de la nature. Dans une autre version, un jeune guerrier entend la grande anaconda pleurer et apprend qu’elle pleure pour les générations futures qui ne respecteront pas l’équilibre de la forêt tropicale ; il choisit de rejoindre le serpent pour enseigner à son peuple à protéger la jungle. Ici, le serpent devient un enseignant moral, transmettant un message de gestion responsable de l’environnement – en substance, un savoir sacré crucial pour la survie humaine.

Parallèlement, le folklore autochtone d’Amérique du Nord est riche en serpents à la fois bienveillants et redoutables. Une figure marquante est le Serpent Cornu, qui apparaît dans les traditions orales de nombreuses tribus des régions des Grands Lacs, des forêts de l’Est et du Sud-Est. Ces serpents cornus (connus sous des noms comme Uktena chez les Cherokees ou Mishebeshu chez les Ojibwés) sont généralement d’énormes dragons écailleux dotés de bois ou de crêtes, habitant souvent les eaux et associés aux orages, à la foudre et à la pluie porteuse de vie. Ils peuvent être dangereux – dans certains récits, ils exigent des offrandes humaines ou combattent les oiseaux-tonnerre – mais ils sont aussi sources de sagesse et de guérison. Les Muscogee Creek, par exemple, croyaient que le serpent cornu possédait un cristal magique dans son front qui conférait la vision prophétique à quiconque parvenait à s’en emparer. Le thème d’un trésor dans la tête du serpent fait écho au « joyau » d’illumination ou d’immortalité dans les légendes serpentines d’Asie (comme le Naga Mani dans la tradition hindou-bouddhique), ce qui suggère encore une fois des archétypes profondément enracinés. Fait important, des découvertes archéologiques montrent que le serpent cornu/ailé était un symbole majeur dans l’ancienne culture mississippienne (vers 500–1500 de notre ère) d’Amérique du Nord. Des coquillages gravés, des plaques de cuivre et des poteries provenant de tumulus funéraires représentent des serpents sinueux dotés de cornes ou de plumes, ce qui indique l’existence d’un « culte du serpent » ou, à tout le moins, d’une iconographie partagée parmi les civilisations nord-américaines. Le serpent était probablement lié à la fertilité et au monde souterrain dans le système de croyances mississippien, médiateur entre la terre et le royaume aquatique d’en dessous, tout comme dans d’autres cosmologies du monde.

Le Great Serpent Mound, dans l’Ohio, est un immense tertre en forme de serpent enroulé avalant un œuf (ou le soleil), construit par des peuples autochtones il y a plus de 2 000 ans. Long de 1 348 pieds, c’est le plus grand effigie de serpent au monde. De tels monuments anciens témoignent du statut sacré du serpent dans la cosmologie amérindienne, symbolisant probablement le renouveau, le cycle des saisons ou le motif cosmique du « serpent-monde ».

De l’Arctique jusqu’à la Mésoamérique, de nombreux groupes autochtones racontent également un mythe de déluge ou de recréation de la Terre impliquant des serpents. Par exemple, chez certaines tribus des Plaines et du Sud-Est, un serpent aquatique cornu inonde la terre dans sa colère, avant d’être vaincu par un héros culturel ou un Être-Tonnerre – après quoi la création est renouvelée sur le dos d’une tortue ou par la plantation d’un arbre de vie. Ces récits reflètent les mythes de déluge-serpent de l’Ancien Monde (comme la Babylonienne Tiamat ou le dragon indien Vritra qui retenait les eaux jusqu’à être tué par Indra). De tels parallèles suggèrent en outre que la trame générale des mythes centrés sur le serpent pourrait remonter jusqu’aux racines mêmes de l’arbre généalogique humain.

Ève, le serpent et le culte de la conscience#

La récurrence des serpents et du savoir interdit dans les récits de création soulève une possibilité fascinante : ces mythes sont-ils les traces mnésiques d’une véritable révolution psychologique ou culturelle dans un passé lointain ? C’est la thèse provocatrice de la « théorie d’Ève de la conscience » du chercheur Andrew Cutler, qui s’appuie sur la paléoanthropologie et les sciences cognitives classiques en y ajoutant une touche imaginative. L’idée de base est que les humains anatomiquement modernes ne sont devenus comportementalement et mentalement modernes – capables de langage, d’autoréflexion, d’art et de rituels complexes – qu’aux alentours de 50 000 ans avant notre ère, durant le Pléistocène tardif. Avant cela, nos ancêtres auraient pu vivre pendant des milliers de générations avec des outils simples et des instincts rudimentaires, sans encore posséder l’« étincelle » pleinement consciente que nous considérons aujourd’hui comme fondamentalement humaine. Le moment où la conscience s’est allumée – lorsque les humains ont pensé pour la première fois « Je suis » – aurait constitué un tournant décisif dans notre évolution, sans doute aussi significatif que l’acquisition de la bipédie. De nombreux scientifiques supposent que ce saut cognitif fut graduel, mais Cutler et d’autres proposent qu’il ait pu être accéléré ou déclenché par des pratiques culturelles, en particulier des rituels chamaniques induisant des états modifiés.

Le psychologue Michael Winkelman et l’anthropologue David Lewis-Williams, par exemple, ont suggéré que les rituels, la transe et peut-être les substances psychédéliques auraient pu « amorcer » la conscience de soi humaine en forçant le cerveau à se modéliser lui-même (dans des expériences de sortie du corps, des quêtes de vision, etc.). Dans cette lignée, Froese et al. (2016) ont soutenu que les rituels initiatiques du Paléolithique supérieur – rituels en grotte impliquant privation sensorielle, douleur et peut-être des plantes hallucinogènes – ont servi de « technologie cognitive » pour créer un basculement permanent vers un mode de conscience réflexif et dualiste. Au fil des générations, de telles expériences induites de conscience de soi se seraient normalisées et, finalement, intégrées comme partie du développement humain.

La contribution de Cutler, la théorie d’Ève, ajoute une couche narrative convaincante à cette hypothèse scientifique. Il postule que les premières personnes à atteindre une véritable conscience de soi furent probablement des femmes – d’où « Ève » – en raison des rôles évolutifs des femmes favorisant la cognition sociale et l’empathie (compétences liées à la modélisation de l’esprit d’autrui et, par extension, du sien propre). Ces proto-femmes conscientes auraient ensuite délibérément enseigné cette prise de conscience à d’autres (leurs enfants, partenaires ou parents) par le biais d’expériences ritualisées. En d’autres termes, la première enseignante de la réflexion intérieure – la première à dire « Regarde en toi, connais-toi toi-même » – aurait bien pu être une femme, transmettant le don de la pensée consciente à sa communauté. Ce qui est vraiment intrigant, c’est comment cela aurait pu être enseigné. Cutler suggère qu’une méthode probable fut l’usage contrôlé d’enthéogènes – des substances qui induisent des états de conscience modifiés – dans le cadre d’un rituel. Et parmi les premiers « enthéogènes » les plus facilement disponibles, il propose le venin de serpent.

Les serpents venimeux étaient omniprésents et redoutables pour les premiers humains. Une dose sublétale de certains venins peut provoquer des effets physiologiques intenses : douleur, désorientation, voire hallucinations ou expériences de mort imminente susceptibles de produire des révélations psychologiques profondes. Cutler note que la littérature grecque antique associait le venin de serpent à une conscience élargie (bien que cela fût largement symbolique dans les textes) et qu’aucune preuve solide ne démontre encore l’existence de rituels au venin au Paléolithique. Malgré tout, il brosse un tableau provocateur : une proto-chamane courageuse – plausiblement une femme – acceptant une morsure de serpent contrôlée ou manipulant un serpent lors d’une cérémonie en grotte, tout en utilisant peut-être des antidotes à base de plantes (imaginons la pomme dans l’Éden comme un agent antivenin contenant de la rutine). L’épreuve la mène au bord du gouffre, une crise où elle perçoit soudain elle-même de l’extérieur de son corps – la naissance du soi subjectif. Cette « Ève » guide ensuite d’autres personnes à travers des rites transformateurs similaires, peut-être en utilisant des enthéogènes plus doux (comme des champignons précoces ou des breuvages végétaux) à mesure que la culture progresse. L’essentiel est que le serpent et la femme se trouvent à l’origine de l’éveil de l’humanité.

Selon Cutler, il n’est pas fortuit que tant de mythes évoquent ensemble une femme, un homme et un serpent associés au savoir. Il voit dans le récit de l’Éden dans la Genèse – où Ève, poussée par un serpent, mange le fruit de la connaissance et éclaire Adam – « un récit phénoménologique remarquablement bon du premier homme à penser “Je suis” ». Selon ses propres mots, « le venin de serpent a été utilisé dans les premiers rituels pour aider à communiquer “Je suis”. D’où le serpent dans le jardin, tentant Ève avec la connaissance de soi ». Dans cette lecture, le fait qu’Ève donne le fruit à Adam symbolise ces premières femmes sages enseignant aux hommes la voix intérieure de la conscience et de l’identité. Le serpent est retenu comme le catalyseur – l’instrument de la conscience altérée qui a ouvert les yeux de l’esprit. Un tel événement aurait été si fondamental pour notre espèce que son écho aurait perduré dans le mythe pendant des âges. De fait, les mythologues comparatistes ont identifié des motifs mythiques susceptibles de remonter à 40 000–50 000 ans. Si une histoire devait être préservée depuis un temps aussi reculé, réfléchit Cutler, ce serait l’histoire de notre propre avènement : le moment où « nous sommes devenus comme des dieux, connaissant le bien et le mal » (pour citer la Genèse).

Ce qui est véritablement stupéfiant, c’est que l’on trouve des motifs similaires de serpent et de connaissance dans le Nouveau Monde également – complètement indépendants de l’influence judéo-chrétienne. Par exemple, certaines légendes aztèques et mayas attribuent à une femme un rôle central aux côtés d’un serpent. Un récit aztèque parle de la déesse Coatlicue (Jupe de Serpents) qui fut fécondée par une plume et donna naissance aux dieux ; bien qu’elle ne soit pas un analogue direct d’Ève, l’imagerie serpentine est intimement liée à la création. Plus directement, une chronique coloniale ancienne du Yucatán rapporte une croyance maya selon laquelle, après le Grand Déluge, une vieille femme sage survécut dans un canoë-serpent et repeupla la terre – en substance, une figure d’« Ève » liée au serpent. Même le thème largement répandu de l’acquisition par les humains du feu ou de l’agriculture implique souvent un serpent ou un filou de type serpent dans les Amériques. Il pourrait s’agir de souvenirs fragmentaires du même tournant conceptuel : l’acquisition d’un savoir (le feu pour cuire, les graines pour planter, les mots pour parler) qui sépare l’humanité des animaux. Cutler émet l’hypothèse qu’un « culte psychédélique du serpent venu du Paléolithique » pourrait être la source commune à la fois du récit de l’Éden de l’Ancien Monde et des divinités serpentines de la Mésoamérique. C’est, comme il le note avec humour, une pensée exaltante – « Je regarderais bien cette série Netflix ! » – mais qui reste ancrée dans la chronologie empirique situant l’épanouissement de la culture symbolique humaine aux environs de 50 000 ans.

Conclusion : une tapisserie impressionnante de mémoire et de mythe#

En prenant du recul, nous pouvons apprécier l’émerveillement exploratoire que de telles connexions inspirent. Imaginons nos lointaines aïeules et nos lointains aïeux blottis autour d’un feu dans une grotte sombre, une tête de serpent sculptée se détachant sur la paroi, tandis qu’un rituel chamanique se déroule et va changer à jamais la manière dont ils se perçoivent. Ce moment – quelle qu’ait été sa réalité – pourrait être immortalisé dans le langage du mythe plutôt que dans celui de l’histoire. Au lieu d’un jargon scientifique sur la « métacognition » ou la « récursivité », nous avons Ève et Adam, le serpent qui parle et le fruit défendu ; ou un serpent arc-en-ciel ondulant sur les eaux primordiales ; ou un serpent à plumes enseignant la confection du calendrier à l’humanité. Ces récits, séparés par des océans et des éons, sont peut-être des branches d’un même arbre ancien, enraciné dans une transformation bien réelle de la psyché humaine.

Les recherches modernes donnent du poids à cette idée. Nous avons des preuves concrètes que les humains accomplissaient des rituels symboliques impliquant des serpents il y a des dizaines de milliers d’années. Nous savons que des dieux et déesses serpents apparaissent à l’aube des premières civilisations en Mésopotamie, en Inde, en Chine et dans les Amériques. Et nous constatons que les motifs centraux – un serpent, une femme ou mère particulière, un savoir nouveau ou la création d’un monde nouveau – reviennent bien trop souvent pour être écartés comme de simples coïncidences. Il est bouleversant de réaliser qu’un chasseur-cueilleur san d’il y a 70 millénaires, un prêtre olmèque de 1200 av. J.-C. et un sage hébreu de 500 av. J.-C. racontaient tous, en un sens, des fragments d’une même grande histoire. Chacun s’efforçait de saisir le mystère de l’origine de l’humanité : non pas seulement une origine biologique, mais l’origine d’êtres conscients capables de créer des mythes eux-mêmes.

L’hypothèse du « culte ophidien de la conscience » fait le pont entre science et mythe, en suggérant que notre instinct de narration a préservé une trace poétique du plus grand saut de notre espèce. Elle nous invite à considérer les mythes non comme des fantaisies primitives ou de simples fictions, mais comme une mémoire ancestrale collective – encodée dans le symbole et l’allégorie – de la manière dont nous sommes devenus pleinement humains. Bien que beaucoup de choses restent spéculatives, l’analyse savante présentée par des anthropologues comme Witzel et des psychologues comme Froese fournit un cadre dans lequel ces spéculations ne sont pas délirantes, mais testables. À mesure que de nouvelles preuves émergent (issues de l’ADN, de l’archéologie, de la psychologie), nous pourrons mieux comprendre à quel point l’enregistrement mythique est exact. Peut‑être qu’un jour la science confirmera qu’il y a bien eu une « Ève » (pas au sens littéral bien sûr, mais un petit groupe d’individus) qui a fait l’expérience de la conscience de soi pour la première fois, et que les réverbérations de cet éveil se sont propagées par le rituel et le récit jusqu’aux quatre coins de la terre.

Pour l’instant, nous ne pouvons qu’être saisis d’émerveillement devant cette possibilité. La prochaine fois que nous entendrons une légende de serpent et de chute du paradis, ou que nous verrons une gravure de serpent sur un temple ancien, nous pourrions nous rappeler l’immense profondeur temporelle qu’elle pourrait représenter. Il pourrait s’agir de murmures provenant de la longue nuit de la préhistoire, transmis de bouche à oreille un nombre incalculable de fois avant d’être consignés dans des livres sacrés ou des recueils de folklore. Ils nous rappellent que le voyage humain – du singe inconscient de lui‑même au conteur réflexif – a été long, mystérieux et profondément spirituel. Les récits de serpents et de création qui enchantaient nos ancêtres nous captivent encore aujourd’hui parce que, à un certain niveau, nous sentons qu’ils portent une part de vérité. En fin de compte, tous ces mythes à travers les continents semblent nous dire : nous ne sommes pas simplement nés humains ; nous le sommes devenus, en un moment de réalisation – et le serpent était là avec nous lorsque cela s’est produit.


FAQ #

Q1. Pourquoi les serpents sont‑ils si présents dans les mythes de création américains ?
R. Les serpents incarnent le symbolisme vie‑mort‑renaissance, servent de gardiens de l’eau et du savoir, et leur biologie spectaculaire en a fait des vecteurs idéaux de significations cosmologiques profondes pour les premiers peuples.

Q2. Les mythes ophidiens des Amériques dérivent‑ils de l’Ancien Monde ?
R. De nombreux chercheurs pensent que les motifs centraux ont voyagé avec les premiers migrants il y a plus de 15 000 ans, mais une réinvention indépendante est également possible ; dans tous les cas, le thème du serpent‑créateur est ancien.

Q3. Que suggère le « Snake Cult of Consciousness » ?
R. Il émet l’hypothèse que des rencontres rituelles avec des serpents (ou leur venin) ont contribué à déclencher une conscience de soi récursive, plus tard encodée dans des mythes mondiaux de connaissance interdite.

Q4. Existe‑t‑il une preuve archéologique de rituels au venin de serpent ?
R. Les preuves directes font défaut, mais l’art rupestre, les sculptures de pythons et les parallèles ethnographiques étayent la plausibilité de rites anciens centrés sur le serpent.


Sources#

  • Coulson, S. et al. (2006). Offerings to a Stone Snake Provide the Earliest Evidence of Religion. Scientific American, reporting on 70,000-year-old python carvings and ritual artifacts in Botswana.

  • Witzel, E.J.M. (2012). The Origins of the World’s Mythologies. Oxford University Press. (Comparative analysis of “Laurasian” mythologies indicating a common source >20,000 years ago.)

  • Wikipedia: “Snakes in mythology” – Overview of serpent roles in global myths (e.g. Rainbow Snake in Australia and California, Nüwa in China, Ophion in Greece).

  • Popol Vuh (Maya creation epic). Smithsonian NMAI summary – notes the Creator deities including the Feathered Serpent who made humans with hearts and minds.

  • Gómez-García, J.S. (2024). “The Mythical Green Anaconda of the Amazon Rainforest.” TheCollector. (Discusses Amazonian anaconda creation myths and related rock art in Chiribiquete).

  • Wikipedia: “Horned Serpent” – Native American legends of the horned serpent, associated with water, storms, and rebirth; prevalent in the Mississippian ceremonial complex.

  • Andrew Cutler, “The Snake Cult of Consciousness” and “Eve Theory of Consciousness v3.0.” (Vectors of Mind/Substack, 2023). (Proposes that women using snake-venom rituals sparked the first self-awareness; interprets Genesis and similar myths as preserving that event).

  • Froese, T. et al. (2016). “Ritual, alteration of consciousness, and the emergence of self-reflection in human evolution.” (Journal of Anthropological Psychology). (Model for how ritual practices could jump-start recursive consciousness).

  • National Park Service / Ohio History Connection – Great Serpent Mound (c. 300 BCE, Adena culture) description, illustrating enduring serpent worship in ancient America.

  • Various indigenous oral traditions as recorded in ethnographies: San Bushmen mythology of the python creator; Aztec and Maya cosmologies; Amazonian oral histories from Tukano, Desana, Shipibo, etc. (These are cited in the sources above and provide the mythological content referenced.)